PEUPLE EN VRAC

by admin

Jusqu’en Octobre 1988, les Algériens s’ignoraient. Ils avaient  la chance d’être privés de la possibilité de se connaître, de se regarder dans la glace, de se reconnaître dans les yeux de l’autre, de se découvrir par média et partis politiques interposées. Ils ne savaient presque rien de leur endettement, ils ne soupçonnaient pas l’importance de la corruption, ils n’imaginaient pas l’ampleur du désastre éducatif, ils n’étaient pas informés  que le régionalisme avait constitué des bastions imprenables, que l’extrémisme religieux avait préparé ses escadrons de la mort… Bref, ils ne se connaissaient pas, ils n’étaient pas conscients du volcan sur lequel ils étaient assis, ils n’évaluaient pas leur précarité. Au soir du 05 Octobre 1988, le mythe d’une Algérie  heureuse, fidèle à ses constantes, sûre des équilibres sur lesquels elle dormait et fière de son « Khchem » (nez) s’effondra d’un seul coup. Mais le pays n’était pas encore au bout de ses peines.

Entre Octobre 1988 et Décembre 1991 (avant les élections) le pays découvre qu’il est un gigantesque kaléidoscope  de contradictions, de dissonances, d’antagonismes. Jusque-là on avait pu cacher ses spécificités, ses particularités, ses humeurs. Les différences étaient latentes, supposées, masquées. Désormais elles se déclaraient réelles, profondes, irrépressibles. Elles prenaient rang d’antagonismes. On était sommé de décliner son identité, son parti, de choisir son coin, son camp, son projet de société, son bulletin de  vote. Autrefois, on pouvait aller à l’espace public commun tous défauts occultés, tous angles arrondis, toutes griffes rabattues. Maintenant il faut y aller à découvert, tous défauts hérissés, toutes griffes dehors. Auparavant on s’affrontait par allusions dans des écrits, on échangeant des coups à fleurets mouchetés. Désormais, c’est sabre au clair qu’on se toise, prêt à se jeter à la gorge de l’autre, décidé à en découdre. On ne se contente plus d’afficher ses divergences, on les assène à la tête de l’autre ; on lui jette au visage ses convictions, sa région, son costume, son obédience.

Les Algériens viennent de faire une grande découverte : ils ne sont pas façonnés ensemble, ne même temps, selon les même normes et sur un même canevas. L’influence familiale, régionale, religieuse s’est avérée plus forte que celle de l’école. La mosquée et la rue se sont révélées plus puissantes que les programmes scolaires et l’endoctrinement télévisuel. Nous n’avons pas subi d’influence sociale commune ! Au soir du 26 Décembre 1991, un deuxième mythe, celui d’une Algérie unanime dans son rejet et sa haine du pouvoir, dressée comme un seul homme contre la corruption et l’incompétence, poursuivant un même but et se préparant à ouvrir une nouvelle ère s’affaisse brutalement. Les Algériens apprennent par les chiffres qu’ils ne veulent pas la même chose, qu’ils ne souhaitent pas vivre à la même époque, sous les mêmes lois et institutions. La bannière de l’islam claque au vent  et celle da la laïcité pointe au loin. La première fois qu’on leur posa la question les Algériens répondirent,  unanimes : nous ne désirons pas vivre ensemble !

Cela faisait déjà longtemps que la thèse de la crise économique ne convainquait personne. Voilà que celle de la crise essentiellement politique tombait à son tour. La nation à compris que si le but avait semblé être le même – « liquider le système » – les divergences sur la suite étaient absolument inconciliables. L’idéal de vie projeté n’est pas le même, les rêves ne sont pas peuplé de même symboles, les fantasmes ne coïncident pas, les intérêts  ne sont plus communs. Les Algériens s’éveillent à leur multitude, à leur foultitude. Nous sommes un ensemble de lobbies, de groupes de pression, de « arch » et de tribus, de corporations, de centre d’intérêts, de fantasmes, de khéchinisme, de fantaisies, d’exclusivismes…. Et dire qu’on a longtemps pensé que le différend était  entre le haut et le bas, entre le peuple et le pouvoir. Après, bien sûr, qu’il se soit nettement établi que c’était effectivement le cas, il s’avéra tout de suite après qu’il y avait d’importantes brèches à l’intérieur du peuple lui-même, entre femmes et hommes, entre arabophones et francophones, entre islamistes et « modernistes », entre travailleurs et dirigeants, entre langues, entre « madhahib » (rites religieux)….

A la cassure verticale s’était ajoutée une autre, horizontale celle-là. Mais les désaccords horizontaux sont plus graves car touchant à l’essentiel, au fondamental : la religion, la langue, l’identité, l’affiliation civilisationnelle, le cadre étatique, l’enseignement, la femme, l’orientation économique, et tant d’autres points de détail. Devant le spectacle de tant de malentendus, de tant de différences, de tant de dissonances, de tant de risques d’embrasement, on se mit ici là à maudire le multipartisme, à regretter  la stabilité, l’uniformité et les fausses pudeurs d’antan. On reprocha à la démocratie d’avoir rompu les amarres, brisé les équilibres, démoli la chape, soulevé le voile et libéré les démons de la « fitna » (sédition). On en voulut à la liberté d’expression d’avoir déshabillé  les Algériens, d’avoir offert leur nudité à la vue, d’avoir montré leurs parties honteuses. Bien sûr que la démocratie n’y était pour rien ! Bien sûr qu’elle n’a rien créé, rien provoqué, rien gâté, mais seulement montré à tous ce qui n’aurait pas manqué de se révéler  par lui-même un jour au l’autre, ce qui s’était fait et passé le long de trente années de mensonges et de pudibonderies. Pourtant c’est bien d’Algérie qu’est sorti le proverbe qui déconseille de cacher le soleil au moyen d’un tamis.

En vérité le frottement continu entre plusieurs conceptions du monde, plusieurs cultures, plusieurs écoles, devait produire fatalement le feu. Le mélange des genres n’attendait que l’allumette: ce fut la démocratie. Ce ne sont pas les problèmes qui datent d’aujourd’hui, mais seulement leur découverte. L’édifice élevé à la hâte depuis 1962 s’est avéré bancal, truffé de vices fondamentaux. Pareil édifice ne pouvait d’ailleurs s’élever que sur une rente et des dettes extérieures. Autrement il n’était pas viable car il ne reposait  pas sur le travail réel rentable d’un peuple, sur la vérité des prix, des choses et des idées, mais sur de l’ignorance, des illusions et de la mauvaise foi. Les dirigeants n’avaient pas besoin de leur peuple ni de son travail pour boucler leur budget, financer leurs gadgets et voler ce qui pouvait l’être. Ils ne dépendaient  pas de sa production, mais de la vente des hydrocarbures qui ne nécessitait que quelques milliers de bras. Aussi, quand le pétrole et le recours à la dette ne permirent plus de financer la gabegie nationale, quand la marée devint basse, ce fut le reflux, le dénuement, la crise.

Parce qu’elle a été mal faite, l’Algérie risque de ne plus être. Les morceaux mal collés jadis, assemblés à la va-vite, sont en train de se séparer, de se quitter. Au lieu de gaver « l’unité nationale » de sens, on s’était limité à la farcir de boniments. Nous  pouvons rester hébétés et transis par le froid métallique de ces vérités, mais, ainsi que le dit un proverbe  français, « Comme on fait son lit on se couche ». Le désir de s’en sortir est général, incontestable, mais nul ne sait ce qu’il faut faire. Personne n’a avancé de théorie explicative et encore moins de solutions définitives aux multiples dérives de notre pays. La visibilité est nulle, les protagonistes se déchirent dans une obscurité totale, le désarroi règne.

Dans l’Algérie d’aujourd’hui nul  n’est à son aise dans sa peau, on se demande même s’il nous en reste une sur les os. En tout cas elle n’est plus une, ni la même. Tout le monde se plaint et rechigne : au marché, dans le bus, au guichet, à l’hôpital… Tout le monde tempête contre les incessants dysfonctionnements qui empoisonnent  la vie de chacun, contre la haine et l’intolérance des autres, contre leur supposé égoïsme, mais personne ne réalise qu’il est lui-même  la cause de l’un ou de l’autre de ces désagréments, de cette incompréhension, de ce manquement aux devoirs civiques, de cette violation du code de la route hier, ailleurs, demain, sans le vouloir, sans le savoir… Personne ne se doute que sa propre carence engendre et justifie celle des autres, que tous nous nous valons, que  nous sommes les exactes répliques les uns des autres.

Au milieu de ces tares innombrables il y a le pouvoir, impuissant,  impotent, inconscient, insensible, indifférent, démissionnaire, criminel. Il est encore plus nocif que ceux qu’il est censé régir, diriger, orienter. Il est contre tout le monde, contre l’agent économique, contre la libre initiative, contre le droit au gain et au succès, contre l’instinct de vie, contre le changement, contre l’espoir, contre la jeunesse. Ne devant de comptes à personne, échappant au contrôle de la société, il use et abuse par la force des moyens de la collectivité au service exclusif de ses suppôts. Il arrache ce qu’il peut à chacun puis l’abandonne gisant dans la misère, sur la chaussée, à la portée du crime, de la violence et de l’insécurité. Comme il est terrible de ne plus être en phase avec le haut, le bas et les côtés, de ne plus vouloir la même chose, de ne plus s’entendre… C’est comme l’organisme frappé de Sida dont les défenses immunitaires tombent l’une après l’autre. Pis encore, c’est comme si dans un corps les mains se mettaient à arracher les yeux et ainsi de suite dans un mouvement de folie dressant un organe contre un autre, une fonction contre une autre. Autant de dissemblances, de dissonances, de dissensions à la fois ne peuvent rendre possible une nation.

On peut se poser la question : Que peut –il manquer à un pays qui a le nombre, l’étendue et les ressources variées de la nature pour devenir une grande nation alors que d’autres, beaucoup moins nantis, se sont placés à la tête des peuples ? La réponse peut paraître banale, surprendre, tenir en quelques termes désuets, mais ô combien justes, si l’on sait s’en pénétrer : Il faut de la synergie, de la comptabilité, du fonctionnement simultané, des mouvements d’ensemble et surtout une claire conscience que si, de l’extérieur, une nation c’est des villes, des infrastructures, des arts, une protection  sociale, du travail, etc, c’est, de l’intérieur, un dispositif mental commun, une représentation des choses communes, un ordre social déterminé. Pour l’heure nous ne sommes que des pièces détachées, non assemblées pour produire le mouvement. Nous sommes les musiciens d’un orchestre philharmonique sans chef ni partition.

Quand des mouvements  de chacun, les qualités et les avantages de chacun n’entrent  pas dans un plan général, dans un dessein global, ils deviennent des gestes imprévus, des défauts, des actions de sabotage. Les individus travaillent alors contre l’espèce, le rêve de tous, contrecarré par chacun, devient cauchemar, et le souhait général est démenti par les particuliers. On n’est plus alors qu’un peuple en vrac, une portée d’être humains lâchés au milieu d’une belle nature qui bientôt ne sera que terres arides et désolation. Algériens, nous pouvons mieux. Soyons ! Devenons !

                                                                                 « La Nation » du 30 mars 1993

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