LE SOCIALISME DE LA MAMELLE

by admin

« Le peuple veut toujours le bien, mais il ne voit toujours. Les mandataires du peuple voient souvent le bien, mais ils ne le veulent pas toujours ». (Rousseau)

Dans les systèmes politiques où les notions d’opposition légale et de contrepoids au pouvoir sont des non-sens, on devait s’attacher à favoriser l’émergence d’une pensée critique ne serait-ce que parce que l’expérience de régimes monopartistes anciens a démontré que l’absence d’une telle fonction – justifiée par un prétendu unanimisme sans faille – conduisait pour le moins à des formes d’opposition passive apparaissant sous les traits du parasite impénitent, du mécréant politique, du dissident non-déclaré ou du futur transfuge. Ces phénomènes qui ont souvent fourni à la presse occidentale matière à sarcasmes appartiennent à la logique du monopartisme, ils en sont les sous-produits. Il ne s’agit donc pas de les nier par « khéchinisme », de faire semblant de les ignorer ou, pire encore, de se croire plus malin que d’autres, mais d’en prendre utilement acte afin d’en faire l’économie à son pays.

La toute récente mais très édifiante histoire des pays à régime monopartiste a mis en relief l’insuffisance d’un principe comme la « liberté d’expression dans le seul cadre du Parti. » L’évolution des idées dans le monde, y compris le monde socialiste, le développement fantastique des médias, la promotion universelle des droits de l’homme, ont confirmé le caractère presque insolite de ce vieux principe. Le mérite d’un pouvoir est d’accepter de chercher ses motifs de satisfaction et sa certitude d’être sur le bon chemin non dans le silence apparent de son opinion publique, mais dans la confrontation à la pensée critique saine et responsable.

La retransmission télévisée du débat sur l’enrichissement de la Charte nationale a prouvé, comme l’avaient fait par le passé les débats sur la politique culturelle, le Code de la famille ou le code de l’information, que cette confrontation, en Algérie, ne signifiait pas affrontement et que le Parti du FLN, prenant acte justement de l’expérience des autres, fondait sa démarche sur la plus large expression démocratique. Mais cette retransmission a aussi démontré qu’on n’échappait pas à une longue tradition du silence entrecoupée tous les dix ans de séances collectives d’exorcisme l’esprit net et les réflexes saufs. Elle a démontré que si le manque d’organisation est source de pagaille, l’excès d’organisation est cause de rigidité, de monolithisme, d’automatismes. A telle enseigne que le débat évoquait par moments des séances publiques de déclamation de « textes choisis ».

L’opération d’enrichissement de la Charte nationale à laquelle on a convié le peuple aurait été une tâche plus aisée pour les citoyens si elle avait été précédée, plusieurs mois avant, d’une sensibilisation autour de l’évaluation publique et critique du bilan de vingt-trois ans de socialisme en Algérie faite par le Vème Congrès. Un tel bilan aurait aidé les citoyens à comprendre ce qu’on attendait exactement d’eux s’il avait fait l’objet d’études et de commentaires spécialisés, chiffrés, rapportés à des secteurs précis et à des expériences déterminées. Les plus attentifs à l’actualité nationale dans ce qu’elle a de public ont-ils connaissance qu’un tel travail ait été fait ?

En effet, face à la caméra et un aréopage de responsables, pris dans une atmosphère de solennité, beaucoup donnaient l’impression d’être là pour accomplir un devoir, pour passer un examen oral. A côté, parfois, de magistrales interventions, admirables en clarté et en maturité, à côté d’interventions savoureuses et émouvantes de sincérité, il y avait ces professions de foi inutiles, ces lassantes confirmations et répétitions, ces « analyses » défraîchies et démenties par la pratique qui exprimaient moins un souci d’enrichissement qu’une ferme volonté de ne pas renoncer au socialisme de la mamelle, une farouche détermination non pas seulement de continuer à manger au râtelier, mais de manger le râtelier lui-même si le foin devait à manquer.

Pour certains c’est affaire d’automatisme. Ils sont là, rigides, prenant soin à ce qu’aucun mot nouveau ne vienne troubler l’univers serein de la langue de bois, à ce qu’aucune idée neuve ne s’infiltre dans le musée de conservation des idées mortes qui leur tien lieu de cerveau. Mais, pour d’autres, c’est affaire de parti pris ; ils sont les défenseurs des sinécures acquises, ils sont là pour mettre en garde contre tout enrichissement qui entrainerait, redoutent-ils, l’appauvrissement de leur position dans la vie. C’est parmi eux que se retrouvent les candidats à une promotion sociale que ne leur auraient jamais value leurs stricts mérites et leur valeur intrinsèque. L’enrichissement dont il était question n’était pourtant pas celui de la littérature contenue dans un texte, mais celui de la vie nationale à travers ses institutions, son appareil économique, son système politique, l’amélioration de ses chances de faire face à un avenir, non pas radieux comme le serinent les vendeurs de mythes, mais difficile comme le laissent envisager les tendances mondiales.

Ce genre de citoyens et de militants, par ailleurs excellents rhétoriciens, gagneraient à s’intéresser au langage des chiffres comme la lecture de la balance des paiements de leurs pays par exemple. Là, ce pays leur apparaitrait pour ce qu’il est d’une conjoncture internationale à une autre, et non pour ce qu’ils croient qu’il est de manière éternelle. S’ils ont cru malin de situer l’échéance des angoisses de l’après-pétrole dans la fin des années 1990, ils n’auraient pas le temps de revenir de leur surprise si l’aventure l’Arabie Saoudite mettait en exécution ses récentes menaces de ramener le prix du baril à 15 dollars.

C’est que le socialisme de la mamelle, le socialisme gratuit et facile, est un breuvage qui rend la vue, mais surtout la courte vue, peu sûre. Qui eût refusé de lui vouer un culte indéfectible s’il le savait éternel ? Seulement il ne l’est pas ; ce socialisme-là n’a payé qu’autant que l’Algérie était un don du Sahara comme on a dit de l’Egypte qu’elle était un don du Nil. Mais si ce fleuve coule depuis toujours sans appauvrir ni enrichir l’homme et l’esprit égyptiens, notre pétrole tarira un jour, cela est désormais connu, mais en attendant il peut lui arriver de couler sans que cela vaille tripette, ce qui est moins connu.

N’importe quel peuple au monde peut, tout en voulant naturellement son bien, ne pas voir où il réside à une étape donnée : dans l’abandon des illusions et des mythes, dans le dépassement des intérêts individuels immédiats, dans le travail obscur et acharné qui pourvoira aux lendemains, ou dans la vie facile et sans contrainte, dans la tétée et la tchatche. Ne concevant pas de voir leur boniment et leurs petits privilèges remis en cause, certains mandataires du peuple peuvent voir ou entrevoir vaguement le bien de leur peuple et ne pas le vouloir parce qu’il entrainerait leur disparition en tant que parasites ou super-citoyens. Il faut ajouter que si le peuple a mandaté peu de gens, beaucoup se sont mandatés eux-mêmes pour lui lire dans la main et lui susurrer où il peut trouver son plus grand bien.

Le peuple algérien a voulu et accepté le régime du parti unique dans lequel il a tôt vu le meilleur mode d’organisation convenant aussi bien à la période de libération qu’à la situation postcoloniale. Le multipartisme ne l’ayant pas conduit à l’indépendance, il était encore moins indiqué pour la lui faire gérer, c’est-à-dire le mettre rapidement en condition d’édifier un Etat central, de cimenter l’unité nationale, de rassembler toutes les énergies humaines et de hâter la prise en main des ressources économiques nationales. Ce régime s’est donc dès l’origine affirmé comme une nécessité historique et il le demeure même si on a appris, sa propre expérience et celle des autres pays aidant, qu’il pouvait constituer aussi la forme d’organisation politique la plus propice à la formation d’oligarchies se retrouvant dans la confortable position de gouverner sans avoir à en référer ou à rendre des comptes.

N’en déplaise aux champions du multipartisme, enlevons-leur cet argument qui a du vrai : le problème est moins de discuter l’unicité du Parti ou de chercher une alternative au Parti du FLN, que de trouver, d’inventer les moyens de neutraliser les inconvénients pouvant résulter de cette unicité sur l’évolution d’une société qui n’est presque plus formée des couches qui ont connu et combattu le colonialisme, et qui par ailleurs se trouve soumise à la puissante attraction d’un monde moderne plus soucieux d’efficacité que de boniment qui ne nourrit pas son homme. Ces inconvénients existent : monolithisme négateur de la valeur individuelle, indigence intellectuelle, électoralisme, Nomenklatura, clivage entre militants et non-militants…

Quant au renouvellement social attesté par des statistiques notoires, on sait avec Tocqueville que « les nations ne vieillissent point de la même manière que les hommes, et que chaque génération qui nait dans leur sein est comme un peuple nouveau qui vient s’offrir à la main du législateur. »

Une pensée politique proprement et typiquement algérienne peut se former et prendre corps à partir d’une réflexion sur ces inconvénients et les remèdes à leur opposer. Admis, reconnus, combattus de l’intérieur, ces inconvénients cesseraient d’alimenter la surenchère démagogique des transfuges qui, de Paris, Rabat, Genève ou Tripoli, travaillent à semer le doute et à casser la cohésion morale et politique du peuple algérien en lui susurrant que l’Algérie ne trouverait le salut qu’entre leurs mains bénies.

Le Parti Unique, et ça été l’une des revendications des intervenants dans le débats, ne peut pas sensément être le fait d’hommes se voulant non moins uniques, le reflet de leur pensée unique, d’équations individuelles particulières. Il doit prouver sa capacité de représenter effectivement l’avant-garde, l’élite morale et politique de la nation. Ses éléments, y compris dans les organisations de masse, doivent cesser d’être dans la perception de gens des militants qui ont le temps, autrement dit des hommes au profil vague et aux compétences très incertaines, rompus aux seuls arts de la langue de bois et des réunions sans objet ni résultat conséquent. Il faut au militantisme une définition acceptable et convaincante, un contenu correspondant à une activité reconnue utile, à un rôle créateur de richesses, et non à de la fumée, à du vent, à du parasitisme. C’est au Parti, à travers sa composante, de s’adapter aux temps nouveaux, et non à ceux-ci de se chercher une place dans un univers qui reste malgré les appréciables métamorphoses de ces dernières années quelque peu marqué par le discours ésotérique.

De la même manière que les objets et les équipements s’usent et s’amortissent, le langage trop usité et les raisonnements tombés en désuétude finissent par ne plus avoir de rendement. Il faut alors les réformer et les remplacer sous peine de rester un jour en panne en rase campagne. Deng Xiao Ping, Gorbatchev, Castro et d’autres ne font rien d’autre que d’essaye,r chacun selon leurs problèmes et  leur style, d’adapter leurs structures aux exigences des nouveaux temps : imagination, ouverture démocratique… Jusqu’à une date récente, pourquoi le cacher, on ne parlait pas à l’étranger de l’ « Algérie du FLN » mais de l’ « Algérie des colonels ». C’était surement une manière de piquer les Algériens, de les assimiler à ces nombreux pays africains prisonniers de la fatalité du coup d’Etat. Mais c’était aussi parce que le Parti du FLN n’apparaissait concrètement que comme un cadre théorique, une ombre fantomatique, une sorte de « ministère de la parole » aux missions irréelles qu’on sollicitait pour orchestrer une campagne de reboisement ou expédier une élection communale.

On doit relever le paradoxe, quoique cela n’importe plus, que ce n’est pas le Parti qui a fait l’Etat de droit, mais l’Etat qui fait au cours des six dernières années le Parti de droit. Mais l’essentiel est que le Parti du FLN a été finalement rétabli dans son rôle originel à la satisfaction de tous les algériens. Sachant les hautes et réelles responsabilités qui sont désormais les siennes, ce Parti doit se garder d’évoluer vers les formes devenues classiques du parti unique telles que les ont connues et haïes les peuples qui nous ont précédés dans cette vois. Eux, au moins, ont l’excuse de n’avoir pas eu de devanciers. Car le plus grand danger qui guette tout parti unique est de suivre la pente facile et tentante de la radicalisation, du dogmatisme, du clientélisme, du clanisme… L’unicité, au lieu d’être un prétexte à l’unicité des personnes, un alibi à la formation de nomenklaturas, doit être l’unité subjective et de toute la nation. Quel meilleur système de prévention, de défense, de prémunition, que l’encouragement d’une pensée critique responsable, positive et constructive ?

« Algérie-Actualité » du 10 octobre 1985

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