Rentrées dans la conscience des peuples avec fracas, les grandes idées politiques (libéralisme, marxisme, tiers-mondisme…) qui ont façonné le monde du XXéme siècle sont en train de la quitter sur la pointe des pieds, maquillées pour ne pas être reconnue à la sortie comme le failli qui se dérobe à la condamnation de ceux qui ont tout investi en lui. Le cadre social, les mécanismes économiques et politiques, l’armature doctrinale, tout cela est apparemment intact, à l’air de tenir encore, mais les craquements de la masure sont de plus en plus audibles, l’impression que ça ne colle plus se précise, les belles certitudes du départ s’effritent… C’est que le travail de corrosion, de sape, s’effectue d’abord dans les profondeurs, dans le monde obscur des idées dont le premier siège est le subconscient collectif. Les idées cheminent là comme la lave sous terre ; quand elles affleurent, quand elles jaillissent à la surface du conscient, c’est l’éruption, l’explosion de mai 68 en Europe, de Varsovie il y a quelque temps, de Santiago ou de San Salvador actuellement. L’amertume et le sentiment d’avoir été leurré éclatent en rejet du discours mensonger et des institutions anachroniques. C’est l’ébranlement des bases de l’Etat, la révolte aveugle, le saut dans l’inconnu, comme cela s’est vu tant de fois dans l’Histoire.
Dans le monde occidental, il reste bien peu de chose de l’idéal pur et sûr de l’après guerre. L’effondrement du système édifié à Bretton Woods sur la convertibilité du dollar et le régime des taux de change fixes, les violations officielles du GATT(accord multifibres avec les pays du Tiers-Monde, accord d’autolimitations des exportations avec le Japon, article 201 du Trade Act américain pour limiter le jeu de la libre concurrence sur son territoire…) l’incapacité des Keynésiens aussi bien que des monétaristes à stimuler la croissance et le plein-emploi et à stabiliser les prix et les monnaies, tout cela est en vérité une réfutation sans équivoque d’un ordre capitaliste pourtant plusieurs fois remis à jour. Une cruelle ironie du sort veut même que ce soit précisément dans ces postes avancés de la démocratie comme on dit que la plupart des dirigeant sont portés au pouvoir par une fraction si étroite des suffrages qu’on a peine à l’appeler « majorité ». L’exemple de la France en est une illustration en quelque sens : moins de 30% seulement de l’opinion publique approuvent actuellement la politique du régime en place. Celui de la réélection de Reagan en est une seconde : 53 millions d’américains sur un effectif électoral de 175 millions ont voté pour lui, 86 millions ont préféré ne pas se prononcer entre lui et son challenger et 36 millions ont voté contre lui. Etrange démocratie en effet que ces pays où le chef de l’Etat ne représente en fait qu’un peu plus du quart de la population électorale.
Dans le monde communiste l’attente de transition vers la société sans classe, du dépérissement de l’Etat, de l’avènement du paradis terrestre promis par Marx a fini par faire place dans les esprits à une totale résignation à vivre dans des sociétés bloquées, sans autres perspectives que celles du maintient en l’état malgré de très appréciables acquis en faveur des peuples de ces régions. Il est significatif que tant à Moscou qu’à Pékin les plus hautes autorités cherchent à favoriser un retour à la vérité objective et au réalisme des faits, se distanciant ainsi des dogmes putréfiés. La découverte du Goulag puis de la Nomenklatura, les évènements de Hongrie, de Prague, de Pologne, d’Afghanistan, etc, ont jeté le trouble et refroidi l’enthousiasme des peuples qui attendaient leur promotion et leur épanouissement de l’idéal marxiste-léniniste. L’irréductible antagoniste sino-soviétique, l’inattendu conflit armé entre la Chine et le Vietnam, l’inexplicable guerre entre le Vietnam et le Cambodge, ajoutés à la montée de nationalismes ombrageux et à la dictature, non pas du prolétariat, mais d’oligarchies bureaucratiques, ont aggravé la désaffection à l’égard d’une idée qui avait soulevé l’espérance.
Dans le Tiers-Monde, l’euphorie des indépendances passée, on s’aperçut que les dadas enfourchés (d’inspiration libérale ou marxiste) ne conduisaient nulle part ailleurs qu’à l’impasse et à la dèche. Le pli de la revendication effrénée, la mentalité d’éternel assisté, les espoirs trop vite placés dans l’avènement d’un nouvel ordre économique mondial qui distribuerait généreusement les richesses, tout cela fondit quand la crise économique et financière vint frapper aux portes sous les traits de partenaires insensibles au langage moral. Ebranlé, démoralisé, le Tiers-Monde non pétrolier découvrait brusquement que sa cause avait cessé de faire recette, que les berceuses révolutionnaires, les flatteries, les crédits bon marché, n’étaient en fait que mirages et illusions. L’Afrique dévoile aujourd’hui, devant un monde insensible à la dégradation des termes de l’échange ou de la sécheresse, sa profonde détresse, son dénuement adamique.
Le monde arabe, moins éprouvé du fait des pétrodollars, fait le décompte des déconvenues du baâthisme, du Nasserisme, de l’Infitah… Les problèmes palestinien et saharaoui s’enfoncent dans son pied comme une épine dont il ne peut se défaire ni s’en accommoder indéfiniment. Les pays d’Amérique Latine, quant à eux, négocient le rééchelonnement de dettes extérieures monstrueuse contractées du temps où ils accrochaient leurs destins au char du libéralisme tout en rêvant secrètement d’un cartel des pays débiteurs qui les tirerait des griffes des banques internationales et du FMI.
A quelque chose malheur est bon, dit le proverbe. La crise a fait justice des mythes du développement sans coup férir et contraint à une réorientation du discours et des politiques. On redécouvre les notions d’économie d’autosuffisance, d’investissement humain, de développement autocentré et auto-entretenu, du compter sur soi. Dans les pays communistes on a abandonné le mythe de la victoire économique sur l’Occident capitaliste. Nécessité faisant loi, on y va acheter son blé et sa technologie, on sollicite ses marchés financiers et lui ouvre discrètement les portes de l’investissement direct. Le bon La Fontaine concluait une de ses fables par ces mots : « Eh mon ami ! Tires-moi du danger, tu feras après ta harangue ! », Et de fait, on ne craint plus d’être taxé de révisionnisme ou de collusion avec l’impérialisme. On est au contraire tout heureux de trouver remède à ses maux.
Dans les pays capitalistes le gouvernement des hommes s’est réduit à l’essentiel : Reagan, Thatcher, Kohl, Mitterrand ou d’autres ne tentent plus de convaincre leurs électeurs en agitant les options chères à leurs cœurs, mais en proposant des programmes orientés vers la recherche de résultats immédiats. Ils sont constamment sous surveillance, on les suit pas à pas, on juge les résultats de leur action au jour le jour à travers les variations de certains indicateurs comme l’indice des prix, le faux d’inflation, la courbe du chômage, les soldes extérieurs…
En Algérie, nous avons commencé à mettre nos idées à l’heure des réalités mondiales. Les deux derniers congrès du Parti du FLN ont été l’occasion de vaincre l’indécrottable « khéchinisme » qui nous portait en toutes circonstances, sauf entre soi, en privé, en aparté, à excuser le gaspillage, les erreurs, à justifier par une prétendue rentabilité sociale les déficits chroniques et cumulatifs des comptes d’exploitation de nos entreprise, à taire la faillite de notre agriculture. On redoutait que l’on nous accuse de nous éloigner de la « ligne » même si celle-ci avait bien l’air de nous mener en droite ligne à la débâcle. Nous commençons heureusement à surmonter cette peur panique d’être soupçonnés à la moindre velléité d’amélioration du crime d’ « infitah », de « virage à droite… »
En optant pour le socialisme, le peuple algérien a opté pour une idée qu’il a toujours portée en lui, celle de la justice sociale. Que cette idée soit réalisable par la technique de la planification et une organisation démocratique et efficace du travail, par une juste distribution du revenu national et des chances sociales, voilà qui correspond tout à fait à sa perception du socialisme. Mais ce qu’il ne concevait pas, c’était qu’on lui présente cette option comme une sorte de pierre philosophale capable de transformer en deux temps trois mouvements le sous-développement en prospérité générale. Et si l’on devait juger des options comme l’on juge d’un arbre, c’est-à-dire à ses fruits, il faut convenir que nous avons beaucoup fait pour stériliser l’arbre.
Qui, parmi notre peuple, rechignerait devant une révolution agraire qui nous assurerait l’autosuffisance alimentaire, l’extension de la surface agricole utile, la modernisation des techniques, la fixation de la population rurale ? Or le bilan de notre agriculture est là : en 1969, nous couvrions 93% de nos besoins alimentaires ; en 1973, 55% ; en 1977, 41% ; et en 1983, moins de 30%. Qui ne voudrait d’une médecine gratuite qui offrirait au citoyen soins et accueil, un équipement moderne et efficace, un personnel en blanc compétent, dévoué et sincère à la tâche ? Qui trouverait à redire à une « gestion socialiste des entreprises » (GSE) stimulant les énergies et unifiant les efforts pour de véritables résultats bénéficiaires ? Qui se plaindrait de monopoles remplissant leur objet à la grande satisfaction des agents économiques et publics ?
En optant pour tout cela et pour le reste, le peuple optait pour quelque chose qui devait faire son honneur et son bonheur, qui l’exalterait et libérerait son énergie créatrice et non pour quelque chose qui l’emmailloterait et l’immobiliserait, le cœur plein de rancœur. Aucun homme de par le monde ne saurait être réfractaire à un idéal socialiste qui lui garantirait les avantages d’une révolution agraire, d’une médecine gratuite, d’une GSE… Aucun ne voudrait de leurs inconvénients. Si l’idée de socialisme est aujourd’hui bien compromise dans l’esprit de certains peuples, c’est en raison de ce qu’elle a charrié, surtout à travers l’expression qu’en ont donné certains régimes, un système de gouvernement souvent propice à l’arbitraire, aux passe-droits, à la bureaucratie et à la formation de Nomenklaturas. C’est cette pratique du pouvoir, humainement indéfendable, qui a préjudicié à cet idéal qui est certainement capable de mieux. Ce ne sont donc pas les options en tant que telles qui sont en défaut dans notre cas, mais l’usage que nous en avons fait. C’est encore une fois l’homme qui est en question. Le défi que nous avons à relever est celui de notre évolution mentale et intellectuelle en face de faits, d’idées et de situations en perpétuelle évolution.
Le monde est en train de changer, il n’est plus sensible à la plaisanterie ou aux querelles idéologiques de droite ou de gauche. D’ailleurs personne ne sait plus qui est vraiment à droite ou à gauche en ce bas-monde en crise. Il n’y a qu’à prêter attention aux surprenants reclassements politiques qui se sont opérés en France ces dernières années alors même que le septennat n’est qu’à mi-chemin d’un éprouvant parcours pour se rendre compte qu’on ne vit plus de mot, fussent-ils de gauche. C’est au point qu’on ne trouve plus le « peuple de gauche ».
Ce qui compte, aime-t-on à dire chez nous, c’est ce qui reste dans l’oued. A ce propos nous pouvons nous pencher sur cette pensée trouvée au fond d’un oued chinois du temps de la dynastie Tang : « Nos anciens tenaient pour maxime que s’il y avait un homme qui ne labourât pas, une femme qui ne s’occupât point à filer, quelqu’un souffrait le froid ou la faim dans l’empire. » C’est une leçon de pragmatisme pour tous ceux qui, chez nous ou ailleurs, tenaient pour maxime que l’on pouvait décoller sans que personne ne mette la main à la charrue ou au métier à tisser. La différence entre les nôtres qui pensent ainsi et le chinois de la dynastie de Tang est que ce dernier n’avait pas de pétrole sous les pieds ou dans la tête. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils ont failli avoir raison car personne dans la République ne souffrait le froid ou la faim tandis que très peu étaient à la charrue ou au tricot. Quoiqu’il en soit, c’est cette seule et implacable logique qui fera la décision dans la vie des peuples, indépendamment de la justesse ou de la fausseté des options dont ils se seront dotés.
« Algérie-Actualité » du 20 décembre 1984