Invité par la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université d’Alger, M.Henri Marrou, professeur à la Sorbonne, membre de l’Institut de France et spécialiste de l’histoire romaine, a donné une conférence vendredi dernier au 4ème étage de la faculté des lettres sur ‘’l’importance de la connaissance historique dans un pays comme l’Algérie’’, thème proposé par les étudiants eux-mêmes. Il a été attentivement écouté une heure durant pendant laquelle il a parlé en termes simples et clairs de la philosophie, de l’intérêt et des méthodes de l’histoire en tant que science.
Les idées maîtresses qui ressortent de l’exposé de M. Marrou peuvent être résumés de cette manière :
-La nécessité d’une connaissance fouillée et démystifiée du passé : L’Algérie est une jeune République mais un très ancien peuple. Elle traîne derrière elle une longue histoire que nous nous devons de connaître dans tous ses détails afin de mieux asseoir le présent et de nous libérer de la hantise de l’avenir. La connaissance scientifique du passé n’est pas quelque chose qui nous accable, et rien n’est plus faux que de croire que le passé est un poids. Mr Marrou a longuement insisté sur ce point et a mis en garde contre ceux qui prêchent la rupture avec le passé : « Il faut assumer et transformer votre histoire » devait-il dire car ‘’pour agir sur le présent, il faut savoir pourquoi et comment il est ce qu’il est’’.
-L’insertion de l’histoire de l’Algérie dans un cadre plus vaste, celui de l’aire de civilisation à laquelle elle appartient : ‘’Votre histoire n’a pas commencé il y a dix ans. L’histoire de l’Algérie est inséparable de l’histoire nord-africaine, et inconcevable sans la référence à l’Islam. Une étape n’a de sens que par rapport aux précédentes, et on ne se définit pas dans un cadre territorial restreint, nationaliste », a expliqué le conférencier en prenant l’exemple de la Belgique née dans la première moitié du 19ème siècle et dont une ‘’histoire Nationale ‘’ n’aurait aucun sens. Les études historiques nationalistes ont longtemps été une erreur de la part des historiens européens car on ne saurait faire d’histoire locale que limiteraient des frontières.
-La récupération des valeurs cultures sans lesquelles il ne saurait y avoir d’identité propre ; le passé est une mine de richesse à laquelle il ne faut pas renoncer. Sa connaissance est libératrice. « C’est un devoir pour vous de rechercher votre histoire, et c’est la meilleure façon d’enrichir la réalité humaine. Les valeurs littéraires, religieuses, culturelles en somme, doivent être comprises et restaurées et le peuple algérien ne posséderait pleinement son identité que s’il rendait sa vitalité à la dimension islamique’’. Toutefois, M. Marrou devait faire une réserve. ‘’Il y a une bonne et mauvaise manière de faire l’Histoire’’ a-t-il déclaré : rechercher le passé avec un désir nostalgique est une illusion, comme il est inconséquent de vouloir imiter ce qui a été fait auparavant. Assumer ses origines, c’est savoir dépasser l’héritage, le recouvrer mais le continuer dans le sens du progrès afin d’assurer au passé une traduction dans l’avenir et une permanence positive et dynamique. Si l’Algérie se réclame de la civilisation arabo-islamique, cela n’altère point son originalité et cela ne signifie pas non plus fondre dans un espace culturel hétérogène.
C’est sur un rappel de l’Afrique du Nord préislamique et quelques généralités sur la science historique, ses progrès, ses aspects ruraux et démographiques, que le conférencier devait terminer son édifiant exposé qui a sans conteste intéressé au plus haut point l’assistance en général et les étudiants d’histoire en particulier. Il est à regretter qu’un débat n’ait pas suivi la conférence car il aurait certainement permis une plus grande compréhension et un échange de points de vue sur ce sujet préoccupant.
« El-Moudjahid » du 19 avril 1972