« Peuples des Esprits et des Hommes, si vous pouvez sortir des limites des cieux et de la terre, alors faites-le… » (Coran)
Depuis que le terme « progressisme » a pris une signification politique, il est entendu et compris comme la position révolutionnaire qui prône l’idée d’un changement nécessaire de la société et de l’ordre établi (on s’accommode de cette définition qui, bien que sommaire, suffit pour préciser dans nos esprits le sens de cette notion).
Mais on remarque dans les courants intellectuels de nos jours que ce concept n’est pas propre à désigner toute idée de changement révolutionnaire mais une seule, celle du marxisme-léninisme.
En effet, il ressort de toute discussion avec les partisans de cette doctrine ou de toute lecture d’ouvrages d’auteurs communistes que le progressisme est l’apanage de cette philosophie qui s’en est accaparé pour s’en teinter à titre exclusif. Il est dénié à toute autre idéologie, et seul l’adepte du matérialisme dialectique peut s’en réclamer. A ses yeux matérialisme et progressisme sont intimement liés. Déduction, on ne peut être progressiste sans être matérialiste.
Nous sommes en droit de nous demander pourquoi est-ce que seul le communisme peut prétendre au caractère progressiste lorsque la définition même de ce concept laisse à toute volonté de transformation (philosophique ou religieuse) la même possibilité de prétention. Doit-on croire que la transformation d’un monde assujetti au paupérisme, à l’exploitation et à l’injustice n’est qu’à sens unique et ne peut être opéré que par l’idéal communiste ? Admettre cela serait du dogmatisme puéril et du fanatisme aveugle.
Pour Lénine « Le problème se pose uniquement ainsi : idéologie bourgeoise et idéologie socialiste ; il n’y a point de juste milieu car l’humanité n’a pas élaboré une troisième idéologie » ( voir son livre « Que faire » ?)
Que penser d’une assertion aussi tranchante et aussi catégorique ? Lénine dit la réalité qu’a saisie son esprit. Communisme ou libéralisme, deux alternatives pour l’option, deux voies pour la conduite politique, mais l’une aussi matérialiste que l’autre. Est-ce dans ces termes que se pose pour nous le problème ? Nous ne le pensons pas.
A priori, pour prononcer un tel jugement, il faut avoir connu et étudié toutes les idéologies élaborées pour les classer et décider à quel bord elles adhèrent. Or Lénine s’est hâté d’affirmer (en ignorance ou en connaissance de cause ?) l’inexistence d’une troisième idéologie du « juste milieu ». Cette affirmation prête à contestation car pour nous, Musulmans, l’islam représente justement cette idéologie dont l’existence semble improbable à Lénine.
Garaudy, l’un des représentants les plus notoires du marxisme, a émis la même idée dans une conférence donnée à Alger en mars 1965 sur « La culture musulmane et l’humanisme contemporain ».Voici ce qu’il a dit en parlant de « l’accord de ses idées philosophiques (marxistes) avec le progressisme inhérent à la religion musulmane » et leur « contradiction avec l’idée-maîtresse de Marx (« La religion est l’opium du peuple ») : « Marx, à l’époque, n’avait que vingt-cinq ans ; il n’était donc pas assez mûr pour pouvoir parler sérieusement du problème. Si d’autres marxistes se sont réclamés de la même idée, celle-ci ne peut résister au jugement de l’Histoire. Du moins pour ce qui est de l’islam. »
Si Garaudy s’est exprimé ainsi, c’est parce qu’il ne pouvait ignorer le fait capital que l’islam ne saurait être assimilé à la religion que se sont évertué à réfuter les matérialistes les plus hostiles au phénomène religieux. Evidemment, il fallait s’attendre à ce que cet éminent philosophe ajoutât : « Il n’y a pas de contradiction entre l’islam et le marxisme », chose qui relève de sa façon de voir et de penser (note postérieure : quelques années plus tard Garaudy s’est converti à l’islam).
Nous savons que l’école marxiste est le couronnement d’un processus matérialiste. Marx a écrit et pensé dans le contexte européen. C’est sur la critique des systèmes sociaux, économiques et idéologiques de l’Europe que s’est édifiée sa doctrine.
S’il a rencontré de si grands échos de succès, c’est parce que le terrain s’apprêtait idéalement : une Europe déchirée par la misère et l’exploitation, une idéologie pour qui « Dieu a introduit l’esclavage dans le monde comme une peine de pêché, et que ce serait s’élever contre sa volonté que de vouloir le supprimer » (Saint-Augustin, « La cité de Dieu »). Une société qui a longtemps sanctifié le despotisme au nom du « droit divin », une Eglise et une hiérarchie ecclésiastique qui prêchaient le renoncement total aux biens de ce monde dans l’espoir d’un bonheur meilleur : « Ne vous amassez point de trésors sur la terre, ne soyez point en souci pour votre vie, de ce que vous mangez ou de ce que vous boirez » (Saint Mathieu, « Le sermon sur la montagne »).
Bref, la situation rêvée. C’était d’ailleurs une suite fatale. Le matérialisme du XVIIIe siècle avait surtout un rôle politique. C’était la philosophie de la liberté, de la lutte contre la tyrannie, l’absolutisme et les empiètements continus de l’Eglise catholique. Celui du XIXe reprochait à l’Eglise son dogmatisme et sa haine pour le progrès scientifique. Il lui demande des comptes : Bruno, Copernic, Galilée sont les héros et les martyrs d’une cause, celle de la science contre l’obscurantisme.
Puis c’est le marxisme qui vient dénoncer systématiquement la propriété aliénante de la pensée chrétienne. Le christianisme qui a régi et façonné la vie de l’Europe pendant de siècles ne pouvait plus résister à ces assauts. Les griefs sont innombrables et la résistance très fragile.« Pour Engels et Marx, la religion universelle se circonscrit au christianisme, seule véritable religion de l’homme universel, ou du moins l’Homme comme universel abstrait » (H. Desroches, « Marxisme et religion »).
De là vient la grande erreur dans laquelle donnent beaucoup de jeunes gens qui assimilent et identifient dans leur esprit toutes les autres religions au christianisme qu’ont combattu les philosophes athées. Cette erreur les entraîne à croire que la « seule véritable religion de l’homme », en s’attirant les foudres des rationalistes, des encyclopédistes, des scientistes et des marxistes, est la représentante de toutes les autres qu’elle contamine et qui deviennent en quelque sorte des « succursales » pour lesquelles elle paye. Fiers de cette « haute victoire », les marxistes croient en avoir terminé » avec l’« idéalisme », qu’il soit du christianisme ou de Berkeley.
Voilà pourquoi nous devons nous garder de l’esprit généralisateur. Quant à savoir pourquoi Marx ou les autres réfutateurs n’ont pas parlé spécifiquement de l’islam, c’est tout simplement parce qu’en tant qu’Occidentaux ils étaient soumis aux mêmes idées préconçues : ils ne connaissaient pas la religion musulmane bien que leur esprit semblait les placer au-dessus de tout préjugé religieux : « Les préjugés héréditaires que nous professons contre l’islamisme et ses disciples ont été accumulés pendant trop de siècles pour ne pas faire partie de notre organisme » (G. Lebon, « La civilisation des Arabes »).
En quoi donc la critique marxiste concernerait-elle la religion musulmane qui n’a rien à voir non plus avec les philosophies libérales ?
La supériorité et l’originalité de l’islam résident dans son rejet des extrêmes et son caractère de juste milieu. S’il permet la propriété privée, il la limite et la conditionne au minimum d’aisance qui doit être garanti à chacun. Tout appartient à Dieu et le propriétaire n’est qu’un usager qui doit utiliser ses biens aux fins ordonnées par Dieu : « Tout ce qui vous a été donné de choses est un usufruit de la vie présente ; son décor aussi ; alors que ce qui est auprès de Dieu est meilleur et plus durable. Ne comprenez-vous donc pas ? » (Coran). L’exploitation de l’homme est interdite, et nul ne doit asservir bestialement son prochain. Aucune différenciation n’est reconnue entre les hommes si ce n’est par la piété :
– « Ô hommes ! En vérité Dieu vous a lavés de la souillure de l’ignorance et de l’orgueil. Il n’y a que deux classes parmi les hommes, ceux qui sont justes, qui craignent Dieu et trouvent grâce à ses yeux, et ceux qui sont mauvais, pêcheurs et ne méritent pas sa grâce » (Coran).
– « Ô homme ! Tu as des devoirs vis-à-vis de toi-même » (le Prophète).
– « L’humanité entière n’est qu’un troupeau dont chaque membre doit être le gardien de chaque autre membre, et il doit répondre du salut de tout le troupeau » (le Prophète).
– « Nous, Musulmans, ne nous agenouillons que devant Dieu et personne d’autre » répondit Jâafar devant l’insistance des courtisans qui lui enjoignaient de s’agenouiller devant leur Négus auprès duquel l’avait délégué le Prophète.
Avant d’être l’homme d’une société, l’être humain est l’homme de la Création de Dieu qui dit : « Nous avons honoré l’Homme sur toutes les autres créatures ». L’homme recèle une valeur intrinsèque et le musulman est tenu d’en considérer l’importance. L’esclavagisme est condamnable en islam : « J’affirme que tous les hommes sont frères » (le Prophète) ; « Vous êtes les fils d’Adam qui lui-même a été créé de terre » ; « Dieu n’aime rien de plus que l’affranchissement d’un esclave » (Coran).
Quant à la science, au progrès et au travail, ce sont des obligations au même titre que les autres : « Dis, Seigneur ! Fais-moi grandir en matière de science » ; « Agis comme si tu voyais Dieu te surveillant. En effet, Il te voit bien que tu ne Le voies pas » ; « Dieu ne change rien à l’état d’un peuple avant que celui-ci n’ait au préalable transformé ce qu’il y a en lui » ; « Quiconque parcourt un chemin à la recherche de la science, Dieu lui ouvrira un chemin vers le Paradis » (Coran)…
Et combien d’autres versets et Hadiths il resterait à rappeler pour montrer que l’islam reste au-dessus de toutes les critiques et réfutations qui ont fait des autres religions « l’opium des peuples ».
L’esprit critique qui consentirait à étudier et analyser la notion coranique avec un tant soit peu d’objectivité et d’honnêteté verrait en l’islam la religion de l’Homme de tous les temps et de tous les lieux, la seule religion qui soit en mesure de répondre aux exigences de l’homme du XXe siècle, de l’homme du progrès, de la science et de la liberté.
C’est dans cette mesure que l’islam est la religion du progressisme. Non pas le progressisme que semblent comprendre certaines personnes (politique de la table rase, importation idéologique, mépris de son histoire et de ses origines) mais le progressisme qui appelle au changement des situations insuffisantes et difficiles que nous connaissons et vivons. Pour cela, nous n’avons pas besoin d’aller mendier des doctrines ou philosophies. Celles que contient l’islam sont largement suffisantes pour qui sait en faire l’usage attendu.
« El-Moudjahid » du 26 novembre 1970