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LA VIE DE MALEK BENNABI (25)‎

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Où est Bennabi en novembre 1954, alors que s’ouvrent une des plus importantes phases de ‎l’histoire de l’Algérie et une des luttes de libération les plus marquantes du XX° siècle ? On sait ‎qu’en juin 1954 il est en possession d’un billet de bateau et qu’il se prépare à partir pour ‎l’Egypte où il arrive effectivement fin juin. ‎

‎« Vocation de l’islam » comporte une note en bas de page où l’auteur évoque un « tout récent ‎voyage en Orient ». Dans « L’Afro-Asiatisme », il rapporte qu’il a assisté au défilé militaire du ‎‎02 juillet 1954 au Caire. ‎

Enfin, il existe une photo datant du même mois le montrant aux côtés de Néguib, Nasser et ‎Sadate. Ce sont les seules indications émanant directement de lui, les Carnets sur lesquels il a ‎noté ses faits et gestes pour la période juin 1954 -décembre 1957 ayant disparu de son vivant ‎même (4).‎

Grâce à des recoupements, il m’a été possible de reconstituer la trame de sa vie durant cet ‎intervalle. C’est ainsi que j’ai retrouvé dans ses archives des lettres échangées avec Salah Ben ‎Saï, Larbi Tébessi, Abderrahmane Chibane et Cheikh Kheireddine, établissant qu’en novembre ‎‎1954 Bennabi est au Luat-Clairet. ‎

Dans la version française inédite de « La lutte idéologique dans les pays colonisés », on apprend ‎qu’avant de partir pour l’Egypte il avait pris contact avec l’ambassade de l’Inde à Paris pour ‎demander le droit d’asile dans ce pays afin d’y poursuivre son travail intellectuel. ‎

Le 11 février 1955 est publié dans « La République algérienne » son dernier article de l’ère ‎coloniale, « Lettre ouverte à Borgeaud », une semaine après la chute du gouvernement ‎Mendès-France. Bennabi y fustige ce pilier du colonialisme en Algérie opposé à la politique ‎d’ouverture de Mendès-France dont il fomenta la chute. Entre 1954 et 1955, il a également ‎collaboré à l’hebdomadaire tunisien « L’Action ».‎

L’exploitation des archives nous révèle que Bennabi a envoyé fin 1956, juste après la parution ‎de « L’Afro-Asiatisme », une lettre à Nasser dans laquelle il fait état de sa présence au Caire en ‎avril 1955 « pour préparer les matériaux de ce livre ». Ce qui indique un deuxième voyage en ‎Egypte, début 1955. ‎

Rentré à Paris, il est invité par l’Université de Londres à collaborer à un ouvrage encyclopédique ‎sur le monde musulman, proposition qu’il décline, y ayant vu un alibi pour le détourner de son ‎travail sur l’« afro-asiatisme ». Un haut fonctionnaire de la Ligue arabe (dont il donne le nom) ‎lui propose de réaliser un livre sur la civilisation arabe, offre qu’il rejette pour les mêmes ‎raisons (5).‎

Il reste que les informations relatives à l’établissement de Bennabi en Egypte sont entourées ‎d’un certain flou. En février 1956, Khaldi et Bennabi rencontrent Claude Bourdet au siège du ‎magazine « France Observateur » qui leur laisse entendre que le chef du gouvernement ‎français veut négocier, mais pas avec les « rebelles ». ‎

Dans ses Mémoires inédits, Bennabi a évoqué, ainsi qu’on l’a vu, la possibilité d’une nomination ‎à un poste élevé au Gouvernement général qu’on lui faisait miroiter déjà à la fin des années ‎quarante pour l’amener à composition. Veut-on maintenant l’attirer dans le piège de la ‎‎« troisième force » ? ‎

En tout cas, il n’existe dans les archives de Bennabi aucune référence à cette proposition. Par ‎contre, il dénoncera sans ambiguïté la politique des « interlocuteurs valables », comme il ‎critiquera avec fermeté les négociations précoces entre des représentants du FLN et les ‎autorités françaises.‎

La lecture de la « Note sur la vie de Malek Bennabi » de Salah Ben Sai nous apprend que ‎Bennabi entretenait une correspondance avec le Pandit Nehru qui l’aurait invité en 1955 à venir ‎présenter en Inde « L’Afro-Asiatisme ». Salah Ben Saï écrit : « En avril 1956, Bennabi décide de ‎se rendre à l’invitation de l’Inde et me demande de l’accompagner. Nous partons pour Le Caire, ‎première étape de notre voyage… A la suite d’un concours de circonstances, le voyage en Inde ‎est annulé et Bennabi décide de s’installer provisoirement au Caire ». ‎

Un autre écrit de Bennabi nous révèle qu’il envisageait initialement de se rendre au maquis ‎dans la région de Tébessa : « Mais comme si le colonialisme avait pressenti mes intentions et ‎comme s’il avait voulu m’en détourner, j’ai reçu à l’époque une lettre anonyme de la commune ‎mixte de Meskiana…. J’étais donc obligé de choisir un autre itinéraire. C’était une des raisons ‎pour lesquelles je suis venu au Caire. (6) » ‎

Quoiqu’il en soit, les deux amis arrivent dans la capitale égyptienne début mai 1956, quelques ‎semaines après Ferhat Abbas, Ahmed Francis et Tewfik al-Madani. Bachir al-Ibrahimi était déjà ‎installé au Caire où les Oulamas possédaient une représentation. Leur organisation avait ‎proclamé en janvier 1956 son soutien à la Révolution, et le Cheikh Larbi Tebessi qui la dirigeait ‎depuis le départ d’al-Ibrahimi en Orient en mars 1952 avait appelé les militants de l’Association ‎et les élèves des medersas à rejoindre la lutte armée.‎

Au siège de la Délégation extérieure du FLN au Caire Ben Bella et Khider font bon accueil à ‎Bennabi, tandis que le Dr. Lamine Debaghine le boude. Les deux premiers se trouvent au Caire ‎depuis 1952 où ils forment avec Aït Ahmed et Chadli Mekky la Délégation extérieure du PPA-‎MTLD, alors que Debaghine vient d’être désigné par Abane Ramdane à la tête de cette ‎structure. ‎

On lui offre de travailler dans la rédaction de la « Voix des Arabes », ce qu’il accepte, mais la ‎collaboration ne durera que quelques semaines. Ses relations avec les membres de la ‎‎« Délégation » vont évoluer en dents de scie. Elles seront bonnes avec les uns et mauvaises avec ‎ceux qui entendent qu’il agisse sous leur contrôle, tandis que lui se conçoit comme parfaitement ‎libre de s’exprimer en qualité d’intellectuel qui n’a rien à prouver.‎

Il ne tardera pas, dans une lettre à SBS, de se plaindre de « la volonté sourde et tenace qui ‎‎(m)’a systématiquement écarté de tout ce qui touche à la Révolution, comme si cette volonté ‎omniprésente avait voulu mettre une séparation étanche entre les idées pour lesquelles (j)’ai ‎lutté et la conscience algérienne ». ‎

L’examen des archives nous apprend qu’en juin 1956 il accomplit une étrange démarche : il se ‎rend à l’ambassade de l’URSS au Caire pour demander l’asile. N’ayant pas reçu de réponse, il ‎saisira en date du 08 octobre 1957 le Secrétaire général du Parti communiste soviétique, Nikita ‎Khrouchtchev, en justifiant sa demande par son souhait de « mettre ses idées en sécurité ». On ‎y lit cette terrible phrase : « C’est un homme à bout de forces qui fait appel à la justice ‎communiste pour obtenir droit d’asile, même dans une prison en URSS. » ‎

Il renouvellera sa demande à plusieurs reprises et écrira de multiples fois au dirigeant ‎soviétique sans jamais obtenir de réponse ou un visa d’entrée, même pour raison médicale ‎comme il en exprimera le souhait en mai 1962. Au cours du même mois de juin 1956, le ‎magazine « Rose el-youssef » publie un article sur l’œuvre de Bennabi qui va lui ramener les ‎premiers disciples en la personne du marocain al-Harras, du libanais Meskawi et d’autres. Il est ‎content que la nouvelle génération d’intellectuels musulmans s’intéresse à ses idées et les ‎comprenne. ‎

Le 4 juillet 1956, Bennabi rencontre en tête-à-tête Ben Bella et lui réitère son désir de servir ‎concrètement la Révolution. Ne recevant aucun écho à sa demande, il adresse le 14 août à ‎‎« Messieurs de la délégation du FLN » un courrier où il déclare : « J’ai été appelé au Caire il y a ‎plus de trois mois par une double mission. La première concernait un livre dont le titre, ‎‎« L’Afro-asiatisme », vous dira la nature du sujet traité et ses incidences sur le problème ‎algérien dans ses rapports avec les relations internationales. Cette première mission, je l’ai ‎accomplie dans la mesure où elle dépendait de moi. Pour le reste, la publication du livre ‎dépend de circonstances indépendantes de ma volonté. Quant à ma seconde mission, c’est celle ‎dont je voulais vous entretenir ici : elle concerne l’intellectuel qui a marqué sa position depuis ‎longtemps dans la lutte anticolonialiste et qui croit devoir aujourd’hui s’engager plus ‎expressément dans la lutte armée du peuple algérien… ». ‎

Il indique qu’il souhaite servir comme infirmier dans la zone des Nememchas (Est algérien) et ‎en précise les raisons : « Ma présence au maquis me permettra de m’imprégner de ‎l’atmosphère particulière d’une zone de combat où je puisse m’inspirer en vue d’entreprendre ‎une « Histoire de la Révolution algérienne.» Mais, chose qui ne pouvait être que mal reçue par ‎la direction du FLN, il croit nécessaire de faire part de son désir d’adresser à Guy Mollet, chef ‎du gouvernement français, une lettre ouverte « pour donner à (ma) prise de position sa ‎signification politique indiquant les raisons morales et humaines qui la justifient »(7). ‎

C’est en raison de cette liberté de ton et de cette manière d’envisager son intégration à la ‎Révolution que les « zaïms » (leaders, avec une connotation péjorative chez Bennabi) auxquels il ‎va bientôt se heurter vont l’isoler et le neutraliser. ‎

Le 20 juillet 1956, il adresse au Secrétaire général du Congrès islamique qui se trouve être le ‎colonel Anouar Sadate une lettre où on peut lire : « Je me permets de vous soumettre ‎respectueusement deux documents qui ont trait aux problèmes du monde musulman. Le ‎premier est un chapitre que je détache d’un ouvrage intitulé « L’Afro-Asiatisme » que j’ai ‎consacré aux problèmes soulevés à Bandoeng, considérés sous leur aspect sociologique. Dans ce ‎chapitre, et pour les besoins de la thèse, j’ai cru devoir mettre en relief un certain aspect ‎pathologique dans l’évolution actuelle du monde musulman, en mettant l’accent sur la nécessité ‎méthodologique de séparer dans toute étude de ce genre le « spirituel » du « social », afin de ‎considérer plus librement cet aspect des maladies sociales dont souffre actuellement le monde ‎musulman ; le deuxième document représente le schéma d’une étude du monde musulman en ‎vue de son organisation sous forme de Commonwealth (8).‎

Voyant que les responsables du FLN au Caire cherchent à se passer de ses services et qu’il se ‎désintéressent du sort de son livre, il rédige le 10 septembre 1956 une adresse « Au peuple ‎algérien » qui commence ainsi : « Je ne sais pas où je serai quand cet écrit parviendra à la ‎connaissance du pays… Je viens d’achever un travail sous le titre « L’Afro-Asiatisme » qui est ‎susceptible d’avoir une influence effective sur l’orientation de cette Révolution hors de l’orbite ‎occidentale où des forces mystérieuses dont je commence à mesurer la puissance veulent la ‎maintenir ou la ramener… »‎

Il confie en parallèle à ses Carnets : « Dès que l’existence de « L’Afro-Asiatisme » fut connue, je ‎me suis senti environné de danger. Comme je le notais à la date du 22 juin 1956 dans mon ‎carnet-journal, je me suis senti comme un grain de poussière engagé entre des forces ‎formidables… » ‎

En plusieurs endroits de ses écrits publics et inédits Bennabi, dont l’idée la plus sûre qu’il a de ‎lui-même est qu’il est sur la terre pour jouer le rôle du « Témoin », utilise l’image du grain de ‎poussière ou de l’atome pour faire ressortir l’énormité du déséquilibre des forces entre lui et ‎les évènements dans lesquels il est engagé, comme dans cet article où il écrit : « Le témoin… un ‎atome peut-être, mais un atome nécessaire pour que la roue de l’histoire humaine poursuive ‎son mouvement. Toute existence, tout évènement sont des parcelles, des atomes du destin du ‎monde (9).‎

Dans les milieux estudiantins et universitaires arabes, le nom de Bennabi est maintenant ‎largement connu. La publication en leur temps du « Phénomène coranique », des « Conditions ‎de la renaissance » et de « Vocation de l’islam » avait suscité des débats en Algérie et en France ‎dont les échos étaient parvenus au Liban, en Egypte, en Syrie, au Maroc, etc. ‎

Le 22 octobre, Ben Bella, Aït Ahmed, Boudiaf et Khider quittent par avion Rabat où ils viennent ‎d’être reçus par le roi Mohamed V, en direction de Tunis où ils doivent consulter Bourguiba sur ‎la prochaine rencontre maghrébine ainsi que sur les négociations qui se sont ébauchées ‎secrètement avec des émissaires français. L’avion est détourné sur Alger par les autorités ‎françaises et eux arrêtés. Ils ne seront libérés qu’en mars 1962. ‎

Bennabi travaille à la traduction en arabe de ses livres avec Meskawi, alors jeune étudiant à al-‎Azhar et à l’Université du Caire, et les Egyptiens Abdessabour Chahine et Mahmoud Chaker : ‎‎« Les conditions de la renaissance » sort en 1957 avec une nouvelle introduction et un chapitre ‎supplémentaire ; « Le phénomène coranique » sera édité en septembre 1958 avec une ‎introduction de Bennabi et une autre de Mahmoud Chaker ; « Vocation de l’islam » paraîtra, lui, ‎en 1959. ‎

Durant la période égyptienne, Bennabi va publier en tout une brochure et six nouveaux livres. ‎Socialement, il vit très modestement, partageant pendant près de deux ans un appartement ‎avec des étudiants. Ses ressources proviennent d’un maigre pécule qu’il reçoit du FLN en qualité ‎de réfugié politique. Il se tient à l’écart des tiraillements de la direction de la Révolution entre ‎l’intérieur et l’extérieur, les « politiques » et les « militaires ». Les figures et les courants ‎politiques qu’il a connus et critiqués en Algérie se sont transposés au Caire et, avec eux, les ‎préjugés à son égard. De son côté, il ne les épargne pas, les traitant de « zaïmaillons » et de ‎‎« sinistre bande ».‎

Depuis son arrivée au Caire Bennabi s’est vite senti suivi, surveillé, cerné. Il note dans ses ‎Carnets : « C’est ce qui m’a suggéré d’ailleurs de dédier mon livre (« L’Afro-Asiatisme ») à ‎Nasser pour le placer sous sa haute protection morale avec la personne de son auteur. Mais son ‎honorable destinataire ne m’a pas répondu. » Il se sent de nouveau pris au piège entre le ‎‎« colonialisme scientifique » et la « colonisabilité inculte ».‎

En plus de ses épreuves morales dues à l’incompréhension qui l’entoure, à la difficulté de ‎publier et à sa non-implication dans la direction de la Révolution algérienne, il culpabilise vis-à-‎vis de son père resté à Tébessa et de ses sœurs réfugiées en Tunisie qui vivent dans un ‎dénuement complet, comme il se fait un sang d’encre pour sa femme malade et seule au Luat-‎Clairet. Il leur envoie de l’argent chaque fois qu’il le peut, lui-même étant fort démuni. Tous ‎réclament son aide, mais lui est impuissant à secourir autant de peines à la fois. Il en veut au ‎gouvernement égyptien d’avoir empêché le rayonnement de « l’Afro-Asiatisme » et aux ‎responsables algériens au Caire de l’ignorer systématiquement.‎
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En janvier 1957 il demande à Lamine Debaghine de l’aider à amener sa femme au Caire. Celui-‎ci se dérobe. En mars, il écrit au même pour lui exprimer son souhait d’entreprendre une ‎tournée dans les pays afro-asiatiques pour expliquer le contenu de son livre. Refus. Devant tant ‎d’obstruction, il laisse libre cours à sa colère dans une lettre qu’il lui adresse le 13 mars 1957 où ‎il parle de lui et de ses collègues de la Délégation comme de « messieurs qui préféraient servir ‎la Révolution bien douillettement, naguère à l’Assemblée algérienne ou au Parlement français, ‎et aujourd’hui dans de confortables hôtels.» ‎

Debaghine, Benkhedda et Tewfik al-Madani sont les plus farouches partisans de sa mise à ‎l’écart des affaires de la Révolution. Il confie à ses Carnets : « Depuis deux ans, je suis comme ‎un avoir paralysé dans un compte gelé dans une banque. ». Même Khaldi et Salah Ben Saï ne lui ‎ont pas écrit depuis un an. Le premier, qui avait pris part aux côtés d’Albert Camus et de Ferhat ‎Abbas au meeting pour la « trêve civile » au « Cercle du progrès », a quitté clandestinement ‎l’Algérie et s’est réfugié au Maroc où il est médecin-chef dans un hôpital du FLN, et le second ‎dirige une industrie dans le même pays où il met ses moyens à la disposition de la Révolution. ‎Quant à Hamouda Ben Saï, il vivote à Batna. ‎

L’ONU a fixé la date du 30 janvier 1957 pour débattre de la question algérienne. La Conférence ‎de Bandoeng a été la première enceinte internationale où a été reconnu en avril 1955 le droit à ‎l’autodétermination du peuple algérien. Le deuxième acte sur la voie de l’internationalisation ‎du problème algérien a été le vote de la X° session de l’Assemblée générale de l’ONU le 30 ‎septembre 1955 par lequel le problème était sorti pour la première fois du strict cadre français. ‎

En Algérie, le FLN décide d’apporter au monde la démonstration de l’engagement du peuple ‎algérien derrière lui. Le CCE (Comité de Coordination et d’Exécution, instance dirigeante du FLN ‎mise en place par le Congrès de la Soummam) appelle à une grève de huit jours. La répression ‎s’abat sur l’Algérie mais l’objectif est atteint Le leader qui en a eu l’idée, Larbi Ben M’hidi, est ‎arrêté puis assassiné. Le 08 avril 1957 Larbi Tebessi est enlevé à Alger par une organisation ‎terroriste, la « Main rouge », émanation des services spéciaux français qui l’assassine et fait ‎disparaître son corps. Dans la presse coloniale, le crime est aussitôt imputé au FLN qui l’aurait ‎exécuté pour « trahison ».‎
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Bennabi réagit dans une mise au point datée du 10 avril à cette version et la dément, tout en ‎s’étonnant de l’absence de réaction de la part de la direction officielle de la Révolution. Il ‎évoque ce crime dans « SOS Algérie » qui sort deux mois plus tard, ainsi que dans l’avant-‎propos de « La lutte idéologique dans les pays colonisés » qui paraîtra en 1960. En 1968, il ‎dédiera « Islam et Démocratie » au vénérable cheikh avec ces mots : « A la mémoire de Cheikh ‎Larbi Tebessi qui fut durant toute sa vie et son action islahiste en Algérie animé par la double ‎exigence qui marque l’homme en quête de vérité et de justice sociale. Puisse ce modeste ‎hommage rappeler à la jeune génération algérienne cet homme dont la postérité ne trouvera ‎même pas le nom sur une pierre tombale, parce que les forces du mal voulaient effacer ‎également sa mémoire ». ‎

Larbi Tébessi était violemment opposé au pouvoir colonial. Pendant la deuxième guerre ‎mondiale il a échappé de peu, comme on l’a vu, à la peine capitale. En février 1954 il déclare ‎dans une conférence à Oran : « Le jour viendra où la France sera obligée de partir… Tous les ‎musulmans doivent s’unir pour atteindre ce but. » En octobre 1955, il demande à Bendjelloul de ‎cesser toute collaboration avec la France. Lors d’une conférence de presse tenue en février ‎‎1956, il dit : « La France doit admettre le principe d’une Algérie indépendante et négocier ‎directement avec les chefs du FLN. (10).‎

A la veille de quitter l’Algérie, rapporte Ferhat Abbas dans ses Mémoires, Tébessi était venu lui ‎faire ses adieux en ces termes : « Je ne sais si nous nous verrons un jour. Alors, je te ‎recommande de ne jamais oublier que l’Algérie est musulmane. C’est au nom de l’islam que les ‎Algériens se battent et acceptent de mourir. Ne reviens sur cette terre que si elle est libérée. Et ‎quand l’heure de la reconstruction du pays sonnera à l’horloge de Dieu, mettez l’islam au centre ‎de l’édifice et Dieu vous aidera» (11 ).‎

Le 24 avril 1957, Bennabi adresse une lettre « A l’armée de libération » dans laquelle il réitère ‎son souhait d’être l’historien de la Révolution. Il se plaint de ce que la « Délégation extérieure ‎du FLN » n’utilise pas ses services et rappelle son passé militant et les déboires qui en ont ‎découlé pour lui et sa famille. La guerre fait rage en Algérie.‎

A Alger, une lutte implacable est engagée depuis plusieurs mois entre les réseaux urbains de ‎Yacef Saâdi et les corps d’élite de l’armée française. C’est la fameuse « Bataille d’Alger ». ‎Comme tout Algérien, Bennabi est remué au plus profond de lui-même. En juin, il publie en ‎arabe et en français « SOS Algérie », brochure dans laquelle il dénonce la pratique de la torture ‎et le massacre des Algériens, évoquant le chiffre d’un demi-million de morts. Il interpelle l’ONU ‎sur ses responsabilités face au drame algérien et demande l’envoi d’une commission d’enquête ‎internationale pour mettre fin à la politique de génocide menée par l’armée française. Il ‎appelle aussi à des manifestations à travers le monde. ‎

On peut y lire : « Je crois en la civilisation comme à une protection de l’homme parce qu’elle ‎met une barrière entre lui et la barbarie. Mais on ne voit pas bien aujourd’hui dans la politique ‎française la barrière qui sépare l’homme de la brute… Devant cette tragédie morale et ‎humaine, le monde civilisé ne doit pas se taire et la voix de Bandoeng ne doit pas demeurer ‎muette. Il faut une explosion d’horreur dans les consciences, une marche symbolique de ‎l’indignation humaine, une marche d’enfants, de femmes, d’hommes de bonne volonté pour ‎obliger les détenteurs du pouvoir en ce monde à faire leur devoir. L’humanité doit, par une ‎décision historique, se désigner elle-même la gardienne des lois qui garantissent le respect de ‎la personne humaine. Elle doit, par cette décision, mettre sa signature, en quelque sorte, au bas ‎de la charte des Nations pour lui donner son sens véritable. Et si elle sauvait de cette manière le ‎peuple algérien, elle aura en fait sauvé deux peuples : l’un du massacre et l’autre d’un crime ‎que ses dirigeants veulent lui faire endosser devant l’histoire. Elle les aura, en même temps, ‎réconciliés.» ‎

La « Délégation extérieure du FLN » interdit la diffusion de cette brochure par ses services au ‎motif que ce n’est pas un document « officiel ». Excédé, Bennabi termine une lettre à ‎Debaghine datée de juillet 1957 sur ces mots : « Ce sont les mêmes influences qui ont éliminé ‎Ben Boulaïd, Zighoud et cheikh Larbi Tebessi qui ont agi à mon égard pour me tenir à l’écart de ‎la Révolution : n’ayant pu me supprimer, on a réussi à me neutraliser. »‎

En juin 1957, juste après la parution de « SOS Algérie », il entreprend la rédaction d’un livre sur ‎la « lutte idéologique » qu’il achève en septembre mais qui ne sera publié qu’en juillet 1960. Un ‎moment, Bennabi a pensé à l’intituler « Mémoires d’un combattant du front idéologique » où il ‎récapitule son expérience personnelle dans un domaine sur lequel il est le premier à écrire, la ‎lutte idéologique », expression dont il est très vraisemblablement l’auteur) (12).‎

C’est une stratégie de domination par d’autres moyens que les armes. Elle a pour but de ‎désarmer et d’affaiblir l’adversaire en agissant sur ses idées et ses motivations par la réduction ‎de leur efficacité et, quand il s’agit d’un individu qui produit des idées, de chercher à l’isoler de ‎son milieu social. Bennabi donne comme exemples de la réalité de cette lutte plusieurs faits ‎survenus dans sa propre vie : ‎

‎1) A son arrivée au Caire en 1956, il se présente au ministère de l’Orientation pour lui proposer ‎la publication de « L’Afro-Asiatisme ». Le préposé qui le reçoit lui apprend que le représentant ‎du journal « Le Monde » au Caire était passé quelques jours plus tôt avec la même proposition, ‎c’est-à-dire faire état de « la disponibilité d’un philosophe français à publier un livre sur les ‎conclusions de Bandoeng » où serait défendue la thèse d’une civilisation afro-asiatique incluant ‎un apport occidental. ‎

‎2°) La même année, « Vocation de l’islam » est traduit en arabe et édité au Liban sous le nom ‎d’un professeur d’université de Saida, Chaâban Barakat (13).‎

‎3) Dans l’introduction d’un livre paru au Liban en 1957 où ont été regroupés les articles du ‎‎« Lien indissoluble » (la revue éditée à Paris par Al-Afghani et Abdou en 1883), le nom de ‎Bennabi est cité comme celui d’un « écrivain français converti à l’islam », entre ceux de ‎Léopold Weiss (14) et de Georges Rivoire (15).‎

C’est un célèbre homme de lettres égyptien, Taha Abdelbaki Sourour, qui signe l’introduction où ‎il écrit, l’âme en paix : « L’auteur français Malek Bennabi, qui a vécu en Afrique du Nord et s’y ‎est adapté au genre de vie des gens qu’il a aimés, s’est converti à l’islam auquel il s’est ‎consacré, subissant de grands ennuis de ce fait. » Pour Bennabi, ces faits ne relèvent pas du ‎hasard, mais d’une volonté délibérée de brouiller son image et de banaliser ses idées au ‎moment où son œuvre se répand dans le monde arabe.‎

On peut voir d’une certaine façon dans cet ouvrage la suite de son autobiographie avec, en ‎moins, les noms, les dates et les détails. C’est la théorisation de sa propre expérience dont il ‎veut tirer les lois d’une discipline nouvelle, la « lutte idéologique, cette lutte âpre, sourde, ‎souterraine qui ne se passe jamais au grand jour ». ‎

Dans ses Mémoires, il avait présenté cette guerre sournoise à partir de sa position de victime. ‎Dans le nouveau livre, il se place dans le rôle du « psychological- service » pour montrer les ‎méthodes que ce dernier applique pour parvenir à ses fins : comment empêcher une idée de ‎parvenir à la société, comment dresser contre elle des réflexes pavloviens, comment isoler ‎l’idée de l’action politique « de sorte que l’une demeure stérile et l’autre aveugle »… ‎

Ce livre peut être considéré comme la reprise « au propre » du manuscrit de « Pourritures » et ‎une réponse aux complots ourdis contre lui et aux persécutions qu’il a subies. Il revient sur les ‎pressions de la police française, sur l’attitude à son égard des partis politiques algériens et des ‎Oulamas durant la période coloniale, sur le tir de barrage subi par « Les conditions de la ‎renaissance » à sa parution en 1949… Tout cela, dit-il, pour « garder l’indépendance de ma ‎pensée et de ma plume ». ‎

Mais Bennabi ne puise pas ses exemples dans sa seule expérience, il les prend aussi dans ‎l’actualité internationale et les affrontements géostratégiques qui marquent son époque. Il en ‎est ainsi de la création du Pakistan dans laquelle il continue de voir « un barrage pour freiner ‎l’expansion de l’islam en Inde » (16).‎

Philosophiquement, il a surmonté la hantise de la 3° guerre mondiale. Il pense que la bataille va ‎se déplacer sur un autre terrain, celui des idées : « La troisième guerre mondiale qu’on ‎attendait depuis dix ans devient infiniment improbable. Il ne s’agit donc plus de gagner la ‎guerre mais de gagner la paix. » ‎

C’est le géopoliticien qui parle des nouveaux enjeux et du rôle de la lutte idéologique dans la ‎nouvelle situation : « Il existe un contrôle international de la circulation des armes et munitions, ‎mais on ignore généralement qu’il existe aussi un contrôle sur la circulation des idées. On ne ‎sait pas qu’il existe de par le monde des observatoires spécialisés qui suivent attentivement le ‎mouvement des idées, notant leur apparition, leur trajectoire, leur réflexion, leur réfraction ‎dans des milieux divers. Exactement comme il existe des observatoires astronomiques qui ‎étudient le mouvement des astres (17‎

NOTES :‎

‎1) Jacques Austruy : « L’Islam face au développement économique », Ed. Ouvrières, Paris 1961.‎

‎2) Louis Gardet : « Les Hommes de l’islam », Ed. Hachette, Paris 1977.‎

‎3) Bennabi écrit dans ce livre : « Il était clair qu’une telle réaction procédait du désir du colonialisme de dissocier, cette ‎fois-ci encore, l’œuvre de la cause défendue par l’auteur et de transformer la bataille entre lui et le colonialisme en une ‎bataille l’opposant aux siens ». ‎
Il rapporte cette péripétie non pour régler des comptes mais pour décrypter les méthodes employées dans la lutte ‎idéologique, poursuivant : « L’élément essentiel du problème devant un cas d’espèce est-il vraiment la corruption ‎d’une seule personne parmi celles qui président aux destinées de l’Association des Oulamas, lorsqu’elle a assuré la ‎transmission de cette insinuation du colonialisme en la communiquant de bouche à oreille à ses dirigeants ? Ou bien ‎s’agit-il d’une terrible carence intellectuelle dont ces mêmes dirigeants ont fait preuve et qui, soit dit en passant, ont ‎fait montre aussi d’une incompétence à toute épreuve. Je citerai parmi eux plus particulièrement le regretté vénérable ‎cheikh Larbi Tébessi dont je connais la rectitude et l’intégrité morale. En revanche, côté intellectuel, il a fait preuve ‎d’une grande médiocrité. Non seulement, il s’est montré convaincu de la malveillante insinuation, mais il l’a aussi ‎fidèlement défendue, sans qu’il sache que son attitude elle-même est évaluée dans le plan du colonialisme comme un ‎facteur décisif susceptible d’éloigner l’auteur de la cause qu’il défend. Le regretté cheikh avait endossé cette attitude ‎parce qu’il ignorait que la lutte idéologique est avant tout une lutte qui affûte ses armes au fond des âmes et des ‎esprits. » ‎

‎4) En quittant l’Egypte en 1963, Bennabi confie ses Carnets et des manuscrits à Omar Meskawi qui les lui rendra le ‎‎27 juin 1969. En les réceptionnant, Bennabi note en date du 24 juin 1969 : « Je constate qu’il manque 3 ou 4 carnets ‎de notes. Je ne reçois en effet que trois seulement sur les 6 ou sept que je lui avais confiés. Mes Mémoires sont donc ‎amputés d’une partie. Et j’ai l’impression que la main qui les a amputés a fait un choix judicieux. Je suis sûr cependant ‎que cette amputation n’a pas eu lieu chez Meskawi ».‎

‎5) Des coupures de presse trouvées dans les archives de Bennabi indiquent que ce haut fonctionnaire a été arrêté ‎quelque temps plus tard par les services égyptiens pour « intelligence avec l’ennemi ». ‎

‎6) Cf. « Lettre à Messieurs de la Délégation du FLN », datée du 14 août 1956. ‎

‎7) L’intitulé de la lettre remise par Bennabi au Dr. Lamine Debaghine le 5 novembre 1956 au siège de l’Association ‎des Oulamas au Caire en vue d’être lue à la radio est « Lettre ouverte d’un intellectuel algérien à M. Guy Mollet. ». ‎

‎8) Cette dernière information doit retenir l’attention. Elle est d’importance pour le spécialiste de la pensée ‎bennabienne qui peut y trouver la réponse à une question embarrassante : pourquoi Bennabi, après avoir publié en ‎‎1956 « L’Afro-Asiatisme » où il prône le mondialisme a-t-il, deux années après, écrit « Idée d’un Commonwealth ‎islamique » où il préconise un regroupement régional sur la base d’un critère culturel ? La réponse est dans ce ‎document : le schéma du Commonwealth était prêt avant l’édition de « L’Afro-Asiatisme ». A quoi il faut ajouter les ‎déceptions de Bennabi devant le sort connu par son livre. ‎
‎ ‎
‎9) Cf. « A la veille d’une civilisation humaine ? 4 », la RA du 29 juin 1951. Cette pensée de Bennabi est à rapprocher ‎de celle de Napoléon qui, à la veille de la bataille de Russie, a tenu ces propos : « Je me sens dirigé vers un but que ‎j’ignore. Dès que je l’aurai atteint, dès que je ne serai plus nécessaire, il suffira d’un atome pour me briser. Mais jusqu’à ‎ce moment-là, toutes les forces des hommes ne pourront rien contre moi. » La détermination est la même chez les ‎deux hommes. Mais l’un est à la tête de la meilleure armée de l’époque, tandis que l’autre se démène tout seul sur ‎le front de la guerre idéologique où il fait face au colonialisme et à la colonisabilité unis contre lui. ‎

‎10) Cf. A.Hellal, op.cité. ‎

‎11) Cité in « Ferhat Abbas, une autre Algérie », op.cité. ‎

‎12) Lors de la conférence qu’il a donnée en mai 1973 à Batna (dont la transcription existe) Bennabi a déclaré : « Je ‎crois avoir été le premier à utiliser la notion de « lutte idéologique » il y a quinze ans ».‎

‎13) Bennabi commente cet acte de piratage en ces termes : « Ils ne veulent pas laisser les idées sous un même nom, il ‎faut les disperser. C’est là une méthode de dépréciation. Ce Chaâban Barakat a organisé le méfait avec l’aide des ‎Editions du Seuil… Et c’est cette édition qui circule en Algérie, et ce jusqu’à présent » (mai 1973).‎

‎14) Devenu Mohamed Asad, auteur de « Le chemin de la Mecque » et de « L’islam à la croisée des chemins ». C’est ‎lui qui aurait écrit que « Bennabi est un auteur français qui s’est converti à l’islam et a passionnément défendu ‎l’islam. » ‎

‎15) Haïdar Bammate est l’auteur de « Visages de l’islam » paru en 1946 et réédité en Algérie en 1991 (Ed. ENA) avec ‎une préface de Ahmed Taleb Ibrahimi. Bennabi dit à son sujet dans l’une de ses dernières interventions publiques ‎‎(conférence à l’ENAC de Batna le 14 mai 1973) : « J’ai eu l’occasion de le connaître à l’Institut islamique de Paris. Il ‎m’a envoyé son livre et a eu la maladresse de mettre sur la couverture et entre parenthèses son ancien nom : Georges ‎Rivoire… » Bennabi pense qu’il était au « service des Anglais ».‎

‎16) Dans un texte de 1929 sur « La situation de l’Islam », Louis Massignon note à propos des musulmans d’Inde : « Ce ‎groupe est en progrès net depuis la crise de 1857 ; se discipline grâce à ses congrès annuels ; à tous points de vue, il a ‎l’avantage, vis-à-vis de la majorité, d’une langue unique, l’urdu, qui tend à devenir la langue nationale de l’Inde et, ‎pour l’écriture, d’un seul alphabet, l’alphabet arabe. Depuis 1919, les chefs musulmans de l’Inde ont su organiser avec ‎la majorité hindouiste un programme commun de revendications formant un bloc « compact » vis-à-vis des autorités ‎britanniques, qui n’ont pas encore réussi à le briser.» Cette appréciation conforte largement les vues de Bennabi sur ‎la question. ‎

‎17) La loi américaine dite « Patriot Act » a institué le droit pour les services de sécurité de recueillir auprès des ‎bibliothèques toute information sur les lectures de n’importe quelle personne. ‎

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