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LA VIE DE MALEK BENNABI (23)‎

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Les Editions du Seuil, en possession du manuscrit de « Vocation de l’islam » depuis près de ‎trois ans, le publient en septembre 1954. L’ouvrage se compose d’un Avant-propos, de six ‎parties (La société post-almohadienne ; La Renaissance ; Le chaos du monde musulman ‎moderne ; Le chaos du monde occidental ; Les voies nouvelles ; Les prodromes du monde ‎musulman) et d’une conclusion intitulée « Le devenir spirituel de l’islam » (1).‎

Il est reçu dans les milieux universitaires français comme une importante contribution à la ‎connaissance du monde musulman. Des revues et des signatures prestigieuses lui consacrent ‎des présentations et des analyses. L’essai impressionne par la rigueur des vues, la puissance ‎du verbe, la nouveauté de l’approche et surtout le ton serein. C’est, de tous les livres de ‎Bennabi, celui qui sera le plus traduit et cité dans les travaux sur l’islam. ‎

Dans la « Revue de Science Politique », l’historien français Roger Letourneau note : ‎‎« Vocation de l’islam », écrit en 1950 et publié en 1954, montre son caractère intemporel… ‎Le trait qui domine est l’effort loyal et courageux vers une vue objective de la situation. ‎Bennabi a l’immense mérite de considérer les choses telles qu’elles sont et non pas telles ‎qu’il voudrait qu’elles soient, et de répudier la psychologie émotive ». ‎

Dans son roman « La soif », Assia Djebbar fait dire à un de ses personnages : « Le pire, c’est ‎la léthargie, le sommeil ! On ne parle toujours que des colons, du colonialisme. Le mal, ‎voyez-vous, c’est notre mentalité de colonisés, de colonisables. C’est cela qu’il faut secouer, ‎c’est ce qu’il faut leur dire dans notre langue ». ‎

Jean-Marie Domenach trouve Bennabi « admirable en ce qu’il s’élève constamment au-‎dessus des cris et des lamentations sur les souffrances immédiates ». ‎

Un professeur d’économie français, Jacques Austruy, publie dans la « Revue de l’Institut de ‎sciences économiques appliquées » une étude sous le titre de « Vocation économique de ‎l’islam » dans laquelle il reprend les thèses développées par Bennabi et cite abondamment ‎son ouvrage. Cette étude deviendra plus tard un livre (2).‎

Dans un numéro de la revue «Communauté algérienne », un article élogieux est publié où ‎on peut lire : « Ainsi se marque un véritable tournant, peut-être dans l’histoire de la pensée ‎musulmane. L’œuvre de Bennabi n’est pas en effet le fruit d’une méditation repliée sur elle-‎même ; elle témoigne d’une noble disposition de l’esprit qui le pousse à étudier de ‎l’intérieur et avec lucidité aussi bien la société musulmane que la société occidentale, et à ‎chercher à établir entre elles des rapports nouveaux mais serrés. Je crois qu’une ouverture ‎d’une pareille ampleur ne se retrouve guère que chez Iqbal et Bennabi. Cette attitude ‎commune aux deux musulmans, le philosophe indien et le penseur algérien, est due à leur ‎profonde religiosité ainsi qu’à leur double culture ». ‎

Plus tard, Louis Gardet, abondant dans le même sens, écrira : « Sa célèbre « Vocation de ‎l’islam » le rattachait d’abord au réformisme contemporain, et surtout peut-être au ‎réformisme musulman indo-pakistanais» (3).‎

Quand l’historien français Jacques Benoist-Méchin lira en 1960 le livre, il se procure ‎l’adresse de Bennabi au Caire auprès des Editions du Seuil et lui écrit une lettre où lui dit : « ‎Je ne puis vous dire combien je trouve votre ouvrage remarquable et combien il a élargi ma ‎connaissance du monde islamique. Je l’ai trouvé à la fois clair, émouvant et convaincant. Il ‎m’a donné une très grande envie de lire vos autres ouvrages, notamment « Le phénomène ‎coranique » et « Les conditions de la renaissance » … Je vous serais très obligé de me dire si ‎on peut encore se procurer ces ouvrages et, dans ce cas, où il faut s’adresser … » ‎

Une dizaine d’années plus tard, Benoist-Méchin, qui aura entre-temps connu Bennabi, lui ‎écrira en date du 28 août 1969 pour lui avouer « le plaisir et l’enrichissement que (j’ai) tirés ‎de (vos) ouvrages et de nos entretiens. Je considère votre œuvre comme une étape de tout ‎premier ordre dans la rénovation de la pensée islamique… Il m’arrive souvent de relire et de ‎consulter vos livres ; j’y trouve chaque fois des profondeurs et des résonances ‎insoupçonnées. C’est pour moi un honneur de pouvoir compter sur l’estime d’un esprit ‎comme le vôtre.» ‎

A la sortie du livre, rapporte Bennabi dans « La lutte idéologique dans les pays colonisés », ‎l’Association des Oulamas cesse de lui servir la modeste bourse qu’elle lui versait depuis ‎quelques mois pour l’aider à poursuivre son œuvre (4). ‎

Son président, Bachir al-Ibrahimi, s’étant installé au Caire depuis 1952, c’est Larbi Tébessa ‎qui le remplace et essuie la colère de Bennabi qui lui écrit une lettre où on peut lire ces ‎incroyables lignes : « Votre silence à ma lettre du 1er décembre 1954 me trouble infiniment. ‎Bien que je n’y puis voir un acquiescement implicite de votre part à un certain calcul ‎colonialiste, je ne puis cependant ne pas constater combien il coïncide avec un tel calcul. » ‎

‎« VOCATION DE L’ISLAM II »‎

Les connaisseurs de l’œuvre de Bennabi ont plus ou moins entendu parler d’inédits ‎s’intitulant le « PAS algérien », « Pourritures » ou le « Problème Juif », mais pas d’une suite à ‎‎« Vocation de l’islam ». C’est pourtant le manuscrit que j’ai trouvé dans les archives de ‎Bennabi. Il s’agit d’un texte de 136 pages écrites à la main recto-verso sur des feuilles jaunes ‎ou jaunies par le temps, commencé au Luat-clairet le 5 décembre 1951 et achevé le 22 ‎janvier 1952 (5). Il comporte une introduction raturée de 11 pages, deux parties principales ‎‎(« Esotérisme du monde moderne » et « Le monde nouveau ») et une conclusion de deux ‎pages. ‎

Bennabi explique en introduction à cet inédit que si « « Vocation de l’islam » est une étude ‎interne du monde musulman sous l’angle de la colonisabilité, une vue rétrospective de sa ‎ligne d’évolution, « Vocation de l’islam II » est une étude externe pour situer le problème ‎musulman dans le problème général du monde qui vient ». ‎
Il précise que ce nouveau travail est indépendant du premier : « Pour cette raison, j’ai cru ‎même un moment devoir le mettre sous un titre particulier comme « Les tables modernes ‎de l’islam ». Mais outre qu’un pareil titre m’eût paru impropre pour désigner une œuvre ‎humaine, il eût par ailleurs masqué l’unité fondamentale de l’étude ». ‎
Le livre a été composé dans une ambiance particulièrement tendue. Aussi le conçoit-il ‎comme un « Testament ». Bennabi en est à penser que la troisième guerre mondiale est ‎imminente. Les dernières lignes de « Vocation de l’islam », rappelons-nous, ont trait à ‎‎« l’hypothèse d’une guerre mondiale où risqueraient d’être au moins transformés tous les ‎aspects connus de l’existence humaine ». ‎
Sans perdre de temps, il veut profiler le nouveau monde qui devra naître des ruines de ‎l’ancien, condamné à cesser d’être car partagé en deux blocs opposés détenant chacun le ‎moyen de le détruire en totalité. Il prophétise qu’« à l’issue de la prochaine guerre, il n’y ‎aura pas des alternatives : le monde nouveau sera grosso modo ou communiste ou ‎capitaliste. L’un des deux régimes doit disparaître.» ‎
Il estime que les facteurs qui ont conduit le monde à cette situation ne sont pas tous connus ‎des hommes. Les facteurs « ésotériques » doivent être révélés aux générations futures afin ‎qu’elles édifient le monde nouveau sur des bases saines : « Pour comprendre un monde, il ne ‎s’agit pas de le saisir dans ses apparences, mais dans son âme. Ses manifestations ‎apparentes ne sont le plus souvent que les effets d’une lampe magique qui projette sur ‎l’écran de l’histoire des scènes apprêtées. Ce qui importe, c’est l’intelligence et la main qui ‎font cette histoire factice. Ce qui importe, c’est la force créatrice qui est derrière ces ‎manifestations, la cause de ces effets : la force qui ramène la multiplicité apparente que ‎nous constatons à une unité fondamentale imperceptible au regard commun, invisible à l’œil ‎intelligent, inaccessible à la pensée qui ne sait pas penser. » ‎
Bennabi est de ceux pour qui l’histoire « officielle » n’est souvent qu’un maquillage de la ‎réalité et de la vérité. Il plaint les « innocents historiens – à la Maurras – qui ne voient dans ‎le monde que ce qui est visible, luisant et bruyant, c’est-à-dire toutes ses apparences, mais ‎rien de sa réalité qui est plutôt ombre et silence… L’histoire réelle du monde moderne reste ‎à faire car on n’a fait jusqu’ici que son histoire apparente. » ‎
Devant ce qui lui paraît être inéluctable, une troisième guerre mondiale qui pourrait durer ‎cent ans, toute sa pensée est tendue vers le sort des musulmans et de l’islam. Il voit trois ‎issues à cette guerre : la victoire du capitalisme, la victoire du communisme ou la disparition ‎des deux antagonistes, puis ajoute : « Il y a en réalité une quatrième éventualité : celle d’une ‎réconciliation entre l’Est et l’Ouest. » ‎
Après l’avoir envisagée, il s’empresse d’écarter cette éventualité qui est pourtant celle qui ‎s’est réalisée un demi-siècle après. Il recommande le neutralisme pour le monde musulman, ‎ce qui lui éviterait la destruction et lui offrirait les chances d’un développement rapide. ‎Cette option le rapprocherait de l’Inde dont c’est déjà la politique. ‎
En écrivant ces lignes, Bennabi pose en fait les fondements doctrinaux de l’afro-asiatisme en ‎pariant sur les avantages d’un rapprochement entre l’islam, le bouddhisme et le ‎brahmanisme. Il invite le monde musulman en cette année 1952 à « posséder la technique, ‎dompter l’énergie atomique, exprimer ou incarner le mondialisme, avoir le sens de la ‎planification… C’est à cette condition qu’il pourra être en harmonie avec les dominantes et ‎les tendances, les besoins et l’esprit de l’époque prochaine. C’est aussi à cette condition qu’il ‎pourra corriger le capitalisme et le communisme, supprimer le racisme et le colonialisme, ‎sans laisser au Juif la direction du monde ».‎
Il estime que le choc en retour de la guerre a des chances de ramener, sur le plan moral, le ‎monde à l’islam et écrit : « C’est un déluge qui vient… Mais quand les éléments déchaînés se ‎seront de nouveau apaisés, quel limon, quelle boue, quel dégoût auront-ils laissés dans les ‎consciences, dans les esprits des pays civilisés ?» ‎
Il faudra au monde une « idée consolatrice » que ni le christianisme ni le communisme ne ‎pourra lui proposer : « C’est essentiellement à cette recherche des hommes rescapés d’un ‎déluge de feu et de fer que devrait répondre la vocation de l’islam dans le monde qui vient… ‎Le mondialisme réclame une unité morale qui s’identifie avec la pensée coranique ‎renforcée par le cours même des évènements… L’islam s’identifie désormais à la finalité du ‎monde. » ‎
Bennabi cherche dans ce climat de guerre froide à percer le brouillard pour tracer le ‎chemin que doit suivre le monde musulman. Il n’exclut pas cependant « qu’une coalition ‎d’intérêts et d’idées se forme contre le monde musulman », hypothèse qui est en train de ‎prendre corps en ce début de troisième millénaire où les USA, Israël, la Russie, l’Europe, ‎l’Inde et même, redoute-on, la Chine, semblent chercher une alliance contre l’islam, ‎stimulés en cela par « la lutte contre le terrorisme ». ‎
‎« L’AFRO-ASIATISME »‎
Les Carnets secrets de Bennabi nous apprennent qu’en juillet 1954, à l’occasion de son ‎premier voyage en Egypte, il s’est rendu à l’ambassade de l’Inde au Caire pour exposer à ‎l’ambassadeur le projet d’un livre portant sur l’ « afro-asiatisme » et écrit : « Il fut d’accord ‎pour que son gouvernement prenne sous son égide la publication du livre une fois qu’il sera ‎rédigé. » Il en commence effectivement la rédaction le 11 octobre 1955 et prévoit de ‎l’intituler « L’Afro-Asiatisme : ébauche d’une doctrine ». La préface est datée du 03 ‎décembre 1955 et comprend une citation de Nietzsche : « Ecris avec le sang et tu ‎apprendras que le sang est esprit. » ‎

Dans la version française inédite de « La lutte idéologique dans les pays colonisés », Bennabi ‎confirme cette révélation : «L’idée de ce travail (« L’Afro-Asiatisme ») était née dans mon ‎esprit avant la conférence de Bandoeng. J’en avais entretenu un an auparavant le ‎représentant diplomatique d’une grande nation asiatique, exactement en juillet 1954. Cet ‎entretien avait pour sujet l’étude que je me proposais de faire sur les conditions générales ‎d’un front neutraliste indépendant des deux Blocs » (6). ‎

L’ouvrage, qui est de la même veine que « Vocation de l’islam » sort finalement au Caire en ‎novembre 1956 avec une dédicace au président Nasser, « l’homme en qui s’incarne une ‎double révolution, politique et psychologique, marquant dans le monde musulman ‎l’avènement de la direction technique qui saisit des mains des directions démagogiques la ‎barre de l’Histoire ». La version arabe sort en décembre et est préfacée par l’ancien ‎président égyptien Anouar Sadate. ‎

La conférence de Bandoeng qui s’est ouverte en avril 1955 a rassemblé toutes les figures ‎emblématiques du Tiers-Monde : Nehru, Nasser, Chou En Laï, Soekarno… La réunion était en ‎soi un événement spectaculaire. Pour la première fois dans l’histoire, les deux continents les ‎plus peuplés du monde se réunissent pour définir une ligne de conduite face aux deux ‎superpuissances qui s’affrontent dans la guerre froide. L’Europe y voit un encerclement par ‎l’URSS. Au profit et au détriment de qui va pencher la balance ? Ce sera le neutralisme. ‎Bennabi, lui, y voit la chance d’ériger non pas un troisième bloc, mais une civilisation afro-‎asiatique. Il est stimulé au plus haut point. On sent l’excitation du penseur devant des ‎circonstances favorables à la mise en œuvre de ses vues : c’est Marx devant la formation de ‎l’Internationale ou la révolution de 1848 en France. ‎

Il entrevoit la possibilité d’une dynamique intercontinentale et souhaite qu’elle soit l’amorce ‎de l’intégration mondiale. On devine à la lecture du livre qu’il l’a écrit rapidement, ‎fiévreusement. L’ouvrage fourmille de références, de faits, de notes, de documents dont il ‎aurait pu se passer tant on devine l’homme en phase avec un moment de l’histoire, une ‎Histoire qu’il veut chevaucher et forcer à aller dans une direction donnée. Le livre fait l’objet ‎d’une présentation tendancieuse dans « Le journal de Genève » du 08 mai 1957. Il sera salué ‎dans des publications spécialisées et cité dans les ouvrages consacrés à la conférence de ‎Bandoeng. Jean Lacouture, et plus tard Boutros-Boutros Ghali, y feront largement référence. ‎

C’est en découvrant les évènements qui ont jalonné la vie de Bennabi qu’on arrive à saisir ‎l’unité et la continuité de sa pensée, à dater ses idées, à comprendre la relation entre les ‎positions qu’il a prises et les faits de l’histoire. Le point de départ de sa réflexion sur la ‎civilisation remonte comme on l’a vu à l’enfance. ‎
Elle prend forme durant son séjour en France où son mariage, ses études, ses lectures et ses ‎fréquentations lui révèlent la civilisation dans laquelle il s’est trouvé immergé. Sa vie et sa ‎pensée s’emmêlent pour donner son profil définitif à l’homme. Il s’ensuit une riche moisson ‎de 1946 à 1956, période pendant laquelle il construit le socle de sa pensée sur la base d’une ‎trilogie formée par « Les conditions de la renaissance », « Vocation de l’islam » et « L’Afro-‎Asiatisme ». ‎
En Egypte, il va le consolider avec une autre trilogie constituée de « La lutte idéologique ‎dans les pays colonisés », du « Problème de la culture » et de « Naissance d’une société ». ‎On aurait pu y inclure « Le problème des idées dans la société musulmane » commencé au ‎Caire en décembre 1959, mais interrompu après le cinquième chapitre. ‎
Bennabi est maintenant un homme de cinquante ans, au sommet de la lucidité et de la ‎maitrise de sa pensée. Il se veut moins un intellectuel passionné d’idées qu’un militant à la ‎recherche de moyens d’action. Il est conscient de l’effet de ses analyses sur ses compatriotes ‎et de leur impact sur leur sensibilité. Il y a du Céline en lui. ‎
Parlant de lui à la troisième personne, comme cela lui arrive parfois, il écrit dans un texte ‎inédit : « C’est à grands coups de fourche qu’il remue la vieille litière où le monde musulman ‎a passé la nuit de sa décadence. Ce nettoyage des « Ecuries d’Augias » ne manquera pas de ‎choquer les goûts délicats qui, de peur de renifler une mauvaise odeur, préfèreraient, tout ‎compte fait, le statut quo que l’auteur appellerait l’état post-almmohadien. » ‎
Deux expériences complètement nouvelles l’attendent : la Révolution algérienne et la ‎plongée au cœur de l’Orient. Son départ pour Le Caire constituera en outre un tournant ‎important dans sa vie privée. Il va en effet se séparer de sa femme (Paulette Philippon ‎devenue Khadidja après sa conversion à l’islam ) malade et quasiment impotente qui a passé ‎à ses côtés vingt-cinq ans pendant lesquels elle lui a été d’un secours illimité sur tous les ‎plans : affectif, moral, intellectuel, social et matériel. ‎
Bennabi nous l’a présentée dès 1931 dans ses Mémoires inédits en ces termes : « Elle ‎m’apportait sur les choses que je voyais le témoignage de celui qui les voit du dedans, qui les ‎incarne. En effet, elle incarnait les valeurs de civilisation qui étaient, plus ou moins ‎consciemment encore, l’objet du plus vif intérêt de ma part. En fait, j’étais à bonne école : ‎ma femme devenait pour moi une précieuse source d’information et de formation de mon ‎caractère en me mettant intellectuellement et moralement en confrontation directe avec ‎les vertus et les défauts de sa race, de sa civilisation. Que de choses n’ai-je pas apprises à ‎cette école ! » ‎
Il lui témoigne sa reconnaissance et son admiration en maints endroits de ses Mémoires et ‎de ses Carnets. Des pages entières sont consacrées à son portrait moral où on peut lire des ‎lignes comme celles-ci : « Khadija avait un sens de la vie intérieure qui se manifestait dans ‎le moindre détail… J’appris à mettre mes semelles sur des bouts de flanelle disposés à la ‎porte pour ne pas ternir un parquet frotté comme un miroir. Dès le repas terminé et la toile ‎cirée retirée, la petite table sur laquelle nous mangions devenait un petit meuble de ‎garniture avec, au centre, le petit bouquet de fleurs que Khadija renouvelait chaque fois ‎qu’elle allait au marché… J’allais connaître avec elle les ressources décoratives que des ‎doigts de fée et du cretonne bon marché mettent à la disposition de la plus modeste ‎bourse… En arrangeant ma vie matérielle d’une certaine façon, elle m’a permis de mieux ‎percevoir de la civilisation ce côté qu’on n’enseigne dans aucun manuel. » ‎
On possède même un portrait physique d’elle, brossé dans un manuscrit de huit pages daté ‎de 1936 et intitulé : « Les problèmes du ménage Bennabi ». Dans un style balzacien, notre ‎portraitiste décrit ainsi sa femme et les liens qui l’attachent à elle : « Visage reflétant un ‎mélange de sensibilité et de sérénité qui lui donnait parfois l’image de la Consolation ‎penchée sur la Douleur. Ses cheveux, de la même couleur que ses yeux châtains, lui ‎retombaient sur le cou et les épaules. Le teint mat répandait sur la figure qui était ronde, ‎pleine et soulignée légèrement par la ligne d’un double menton, une expression de sérieux ‎cadrant fort bien avec quelques fils d’argent qui couraient parmi ses nattes drues et longues, ‎indice d’une femme qui ne devait pas sacrifier à la mode. Ses traits réguliers respiraient la ‎douceur et la bonté ». Portrait plus moral que physique, dû à la plume d’un musulman ‎pudique. ‎
Résumant l’union qu’ils forment, il écrit en parlant d’eux à la troisième personne du pluriel : ‎‎« Ils représentaient dans son indissociable unité sentimentale et morale le couple éternel ‎depuis Eve et Adam. » Paulette devait être alors âgée de 38 ans. Bennabi partageait avec ‎elle, comme on a eu l’occasion de le voir, une grande connivence intellectuelle, morale et ‎politique. ‎
Revenant sur les débuts de leur union, il note : « La vie du logis commençait pour nous ‎quand je rentrais le soir. Je prenais une détente en prenant une tasse de thé avec Khadija et ‎en devisant avec elle des choses d’Algérie ou des choses de la religion. Elle aimait à me voir ‎lire le Coran à haute voix après ma prière du « maghrib ». Elle posait ses questions et faisait ‎ses remarques de néophyte… Après le repas, cependant qu’elle remettait de l’ordre pour ‎livrer la table à mes cahiers et à mes livres, je me mettais à faire la prière de l’ « îcha ». Et ‎puis je me remettais à mon travail. » ‎
Elle ne l’a pas seulement épousé, lui, elle a aussi épousé ses idées et son engagement : ‎‎« Khadija était devenue wahhabite comme moi » nous révèle-t-il dans ses Mémoires inédits. ‎Le couple va donc se séparer pour ne se revoir pour quelques jours que quinze ans plus tard. ‎Durant son séjour au Caire, ils s’écrivent assez régulièrement et il lui envoie l’argent ‎nécessaire à sa survie. ‎
Dans une lettre du 07 mars 1961, elle lui donne son avis sur un sujet à propos duquel il l’a ‎consultée : « Pour ce qui est de l’envoi possible de « L’Afro-Asiatisme » au Seuil, je suis de ‎ton avis. Tu ne dois rien retrancher. Un écrivain de ton genre ne doit pas amputer sa pensée. ‎Tel que tu vois et sens les évènements, tels ils doivent rester dans ton livre… Tes livres sont ‎au-dessus de l’opinion de petits esprits ou des sectaires… » (7). ‎
Dans ses Carnets, Bennabi a régulièrement pointé ses échanges épistolaires avec sa femme, ‎s’inquiétant d’un courrier perdu ou d’une réponse tardive. La correspondance était ‎perturbée par la censure et la surveillance policière qui s’exerçaient sur eux deux tant en ‎France qu’en Egypte. Outre qu’il lui envoyait assez souvent de l’argent, il avait mis à son ‎nom les droits d’auteur que lui servaient les Editions du Seuil pour « Vocation de l’islam » ‎‎(8).‎
La dernière lettre que nous avons de Paulette-Khadidja‏ ‏‎ Philippon est datée du 04 août 1962, ‎soit juste après la libération de l’Algérie. Son nom disparaît des Carnets de Bennabi en 1962 ‎pour ne réapparaître qu’en 1971 où on trouve enfin une note la concernant datée du 15 ‎septembre. Il est dans un avion et survole le territoire français sur son chemin pour les Etats-‎Unis. Il a une pensée pour elle, ramenée peut-être à son esprit par l’idée qu’ils n’en avaient ‎plus pour longtemps l’un et l’autre : « Je pense à la recluse, perdue, abandonnée. J’implore ‎le ciel, surtout ces derniers temps, de nous permettre de nous revoir avant le grand voyage ‎de l’un et de l’autre. Je n’ai pas eu le plaisir de lui faire lire le deuxième volume de ‎‎« Mémoires d’un témoin du siècle » qui nous concerne tous les deux. »‎
Dans une note du 2 octobre 1971, il écrit : « Depuis mon arrivée en Amérique, je pense à ‎mon retour faire un crochet par le Luat. J’ai besoin de revoir Khadija avant de quitter ce ‎monde » A son retour, il fait effectivement une halte à Paris : « J’ai besoin de revoir Khadija ‎avant de quitter ce monde. » se répète-t-il. Dans l’après-midi du 06 octobre 1971, il est au ‎Luat-clairet où il la trouve « malade et vieillie ». Il passe cinq jours avec elle. ‎
Dans une note du 11 octobre, il donne un émouvant compte-rendu de leur séparation ‎définitive à laquelle assistent en témoins muets des créatures qu’on dirait sorties de l’Arche ‎de Noé ou d’une scène de la vie du roi Salomon : « Dans sa robe de chambre rose, Khadija ‎me regardait m’éloigner. Elle n’avait pas, comme d’habitude quand je la quittais naguère, ‎versé l’eau du retour sur mon pas. La reverrai-je ? Je la laisse bien malade et moi-même je ‎rentre avec une petite déchirure sur la couture de mon opération. Khadija me l’avait soignée ‎tant que je suis resté avec elle et encore ce matin. ‎
Mais alors que je prenais en face d’elle le café au lait en poudre qu’elle m’avait préparé et ‎versé elle-même, elle a un moment de désespoir que j’aurais bien voulu lui éviter à cause de ‎sa santé. Pourtant, j’ai passé cinq bons jours avec elle. Et même hier matin, alors que j’étais ‎encore au lit, je l’ai entendue fredonner à la cuisine une vieille chanson, comme jadis quand ‎nous étions jeunes tous les deux à Paris. ‎
Pendant cinq jours, elle m’a narré avec sérénité toute la tragédie de sa vie solitaire, surtout ‎depuis la mort de sa mère, quelques mois après mon départ en Egypte en 1956. Elle n’a eu ‎depuis de consolation que dans la nature, surtout les oiseaux qui lui tiennent compagnie ‎toute la journée et qui viennent même près d’elle tant qu’elle n’avait pas le chat qui effraye ‎même Fanfan, la petite perruche qu’elle élève en cage. Dans la journée, des colombes se ‎posent sur une niche qu’elle a déposée derrière un arbre et qu’elle garnit régulièrement de ‎grains à l’intention de tous les oiseaux du coin. ‎
Elle m’a raconté l’histoire de son Saturnin, le petit étourneau qu’elle avait trouvé un matin ‎devant sa porte, transi de froid et qui serait mort si elle ne l’avait réchauffé et gardé chez ‎elle, jusqu’au moment où il avait retrouvé et rejoint une bande d’étourneaux. Mais Saturnin ‎lui est demeuré fidèle et il revenait voir sa maman adoptive. » ‎
Il est en séminaire chez lui, entouré de ses disciples (dont l’auteur de ces lignes) lorsque le ‎‎26 mai 1973 un facteur sonne à la porte vers 17H00 pour lui remettre un télégramme ‎envoyé par l’hôpital où venait de décéder Paulette-Khadija. Bennabi suspend aussitôt la ‎séance et se retire pour porter la nouvelle à ses filles à qui il demande de faire leurs ‎ablutions en vue d’une prière commune pour l’âme de la défunte, « la grande sacrifiée pour ‎la cause de l’islam. »‎
Il poursuit dans son Journal : « Moi-même je fais mes ablutions et fais une prière. Un sanglot ‎m’étreint. Mais en même temps que je sens que la mort a délivré Khadija de sa solitude et ‎de sa longue maladie, mon sanglot devient une imploration : « Dieu ! accorde-moi de la ‎revoir en Ta Paix Eternelle ! »‎
‎ (A ‎SUIVRE) ‎

NOTES :‎

‎1 Salah Ben Saï écrit dans sa « Note » : « Le livre est publié par les Editions du Seuil après avoir été expurgé de ‎nombre de paragraphes ».‎

‎2) Jacques Austruy : « L’Islam face au développement économique », Ed. Ouvrières, Paris 1961.‎

‎3) Louis Gardet : « Les Hommes de l’islam », Ed. Hachette, Paris 1977.‎

‎4) Bennabi écrit dans ce livre : « Il était clair qu’une telle réaction procédait du désir du colonialisme de dissocier, ‎cette fois-ci encore, l’œuvre de la cause défendue par l’auteur et de transformer la bataille entre lui et le ‎colonialisme en une bataille l’opposant aux siens ». ‎
Il rapporte cette péripétie non pour régler des comptes mais pour décrypter les méthodes employées dans ‎la lutte idéologique, poursuivant : « L’élément essentiel du problème devant un cas d’espèce est-il vraiment la ‎corruption d’une seule personne parmi celles qui président aux destinées de l’Association des Oulamas, lorsqu’elle ‎a assuré la transmission de cette insinuation du colonialisme en la communiquant de bouche à oreille à ses ‎dirigeants ? Ou bien s’agit-il d’une terrible carence intellectuelle dont ces mêmes dirigeants ont fait preuve et qui, ‎soit dit en passant, ont fait montre aussi d’une incompétence à toute épreuve. Je citerai parmi eux plus ‎particulièrement le regretté vénérable cheikh Larbi Tébessi dont je connais la rectitude et l’intégrité morale. En ‎revanche, côté intellectuel, il a fait preuve d’une grande médiocrité. Non seulement, il s’est montré convaincu de la ‎malveillante insinuation, mais il l’a aussi fidèlement défendue, sans qu’il sache que son attitude elle-même est ‎évaluée dans le plan du colonialisme comme un facteur décisif susceptible d’éloigner l’auteur de la cause qu’il ‎défend. Le regretté cheikh avait endossé cette attitude parce qu’il ignorait que la lutte idéologique est avant tout ‎une lutte qui affûte ses armes au fond des âmes et des esprits. » ‎

‎5) Donc deux ans et demi avant la parution de « Vocation de l’islam ». C’est alors que le premier paragraphe de ‎la conclusion de ce dernier s’éclaire : « Au terme de cette étude, il m’apparaît clairement qu’il y manque une ‎seconde partie, dont le rôle eût été d’éclairer certains aspects essentiels que j’ai cru devoir laisser de côté ». ‎

‎6) Bennabi portait un grand intérêt à l’Inde depuis sa découverte de Tagore dans son adolescence. Cet intérêt ‎grandit avec l’admiration suscitée en lui par l’œuvre morale et politique de Gandhi durant ses années ‎parisiennes. Adulte, il consacre plusieurs écrits à l’Inde, avant et après la partition, et à ses figures intellectuelles ‎et politiques. On peut citer parmi ces écrits les articles suivants : « Hommage à l’apôtre de la non-violence » ‎‎(« Le Jeune Musulman » du 30 janvier 1953), « Romain Rolland et le message de l’Inde 1 et 2 » (le JM du 26 juin ‎‎1953 et du 22 janvier 1954) et « Universalité de la non-violence » (« La République Algérienne » du 18 ‎décembre 1953). Dans les années cinquante, il se lie à un compagnon musulman de Gandhi qui fut ministre de ‎l’éducation, Mawlana Abou-al-kalam Azad (1888-1958). Nous avons trouvé aussi copie d’une lettre adressée par ‎Bennabi le 29 avril 1956 à Mr. Mehar Singh, ministre indien des affaires étrangères. ‎

‎7) Cette lettre infirme la thèse selon laquelle Bennabi aurait proposé en 1955 aux Editions du Seuil la ‎publication de son livre, à quoi celles-ci auraient posé des conditions jugées inacceptables par lui. C’est donc ‎d’une réédition qu’il se serait tout au plus agi. ‎

‎8) Selon un décompte arrêté par le Seuil en 1957, il se serait vendu à cette date près de 8000 exemplaires.‎

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