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LA VIE DE MALEK BENNABI (10)‎

by admin

Au Quartier latin qui grouille maintenant d’Algériens, Messali Hadj plastronne. Les ouvriers ‎algériens viennent se griser à ses discours qui les vengent des humiliations subies dans le ‎quotidien. Bennabi y voit quant à lui la pleine mesure de la « boulitique ». Il faudrait dire ‎peut-être quelques mots sur cette notion que Bennabi a popularisée par son emploi répétitif ‎dans son œuvre. Le mot n’est pas de lui. ‎

Il serait apparu au début du siècle, vers 1912, année qui vit naître le mouvement « Jeunes ‎Algériens » qui regroupait quelques intellectuels « indigènes ». Ceux-ci, « en vue de mériter ‎l’octroi de droits politiques », se proposaient de faire accepter au peuple algérien le service ‎militaire obligatoire qui venait d’être institué par l’administration coloniale. Pour tourner en ‎dérision ce programme, les élites arabisées de l’époque les nommèrent « ashab-el-boulitik » ‎‎(1) . Ce mouvement trouvera son expression dans la « Fédération des élus ».‎

Dans le contexte de l’œuvre bennabienne, ce mot est devenu un concept par lequel il veut ‎fustiger le revendiquisme qui fait abstraction de toute idée de devoir et éloigne les élites et ‎ceux qui les suivent de toute autocritiques, de toute remise en cause de soi, de toute ‎responsabilité de réforme des mentalités et des réalités sociales.‎

Il l’emploie pour la première fois dans « Les conditions de la renaissance » (1949) puis dans ‎pratiquement tous ses ouvrages. Plus tard il lui consacrera un article, « Politique et ‎Boulitique », où on peut lire : ‎

‎« Ce mot est un coup de fouet qui cingle toutes les hypocrisies. Un coup de balai populaire là ‎où s’entassent les ordures, les déchets de la foire «boulitique»… Le peuple s’était aperçu ‎depuis longtemps de certaines contrefaçons introduites dans notre vie politique par des ‎charlatans qui, au moment où le pays se débarrassait de certaines superstitions entretenues ‎par le maraboutisme et le colonialisme, ont pu l’abuser quelque temps en substituant le ‎bulletin de vote à l’amulette, et le zaïm, barbu ou imberbe, au marabout…‎

C’est un mot vengeur. Il venge tous ceux qui ont gardé un idéal malgré les escroqueries. ‎Tous ceux qui ont gardé confiance dans les destinées du pays. Tous ceux qui ont prêché le ‎sens du devoir en même temps que celui du droit, par-dessus la tête de ceux qui n’ont voulu ‎réclamer que des droits, comme si à l’échelle individuelle ou nationale on obtenait quelque ‎chose gratuitement. La politique se distingue en effet de la « boulitique » d’abord en cela. ‎

Quand on hurle dans la foire, quand on gesticule, quand on parle au peuple uniquement de ‎ses droits, sans lui rappeler ses devoirs, quand on prône les méthodes de facilité, on fait de ‎la « boulitique ». La lutte de la politique et de la « boulitique » est donc ancienne. Sous leur ‎aspect psychologique, l’une est une intériorisation, l’autre est une extériorisation. L’une est ‎une réflexion sur la manière de servir le peuple, l’autre une somme de hurlements, de ‎gesticulations pour se servir du peuple en le dupant
‎. ‎
Sous l’aspect technique, la « boulitique » ne se définit pas. Et si le peuple algérien n’avait pas ‎fabriqué ce mot pour la désigner, il n’y aurait aucun mot pour la nommer. Son dossier ne ‎relève pas de la science mais de la morale ou de la justice, comme une escroquerie… Donc ‎la « boulitique » ne se définit pas. Mais, dans notre pays, elle a une longue histoire… » (2).‎

Dans l’actualité française, l’affaire Stavisky éclate en février 1934. C’est l’histoire d’un juif ‎ukrainien arrivé six ans plus tôt en France les mains vides et les poches creuses, et qui se ‎retrouve en peu de temps à la tête d’un empire financier grâce à des accointances au sein ‎du pouvoir local. Le député de Bayonne, ville où une grande banque a fait faillite, se suicide. ‎Trois jours après, le cadavre de Stavisky est retrouvé à Chamonix. Puis c’est le corps du ‎procureur général en charge de l’affaire qui est découvert sur une voie ferrée. Les étudiants ‎manifestent, des émeutes sanglantes éclatent, le colonel de La Rocque menace de marcher ‎sur l’Assemblée Nationale, le gouvernement Chautemps tombe, emporté par les vagues du ‎scandale… ‎

A Paris, on annonce l’arrivée de Gandhi qui doit donner une conférence. L’AEMNA contribue ‎à son organisation. Bennabi est enchanté. Il nourrit depuis assez longtemps déjà un ‎sentiment de sympathie pour ce petit homme qui a régénéré la pensée des Védas en Afrique ‎du Sud où il a lancé son premier combat pour libérer la communauté hindoue du racisme ‎des Afrikaners. ‎

Bennabi dira de lui qu’il n’est pas « un politique se pliant inconditionnellement aux ‎servitudes de l’action, mais un prêtre qui plie l’action aux exigences du sacré» (3). Voilà qui ‎est pour lui plaire. Il aimait déjà Tagore pour les mêmes raisons. Voici maintenant que ‎Gandhi, Vivekananda, Ramakrishna et bientôt Nehru oeuvrent à transformer une pensée ‎religieuse en déclin en une pensée politique d’avenir qui va libérer l’Inde, puis devenir un ‎fondement du non-alignement : « Au pays de la métempsycose, les choses ne meurent pas, ‎elles deviennent » écrit Bennabi qui souhaite voir un tel phénomène se produire dans l’aire ‎islamique et les Oulamas se dévouer à une telle mission. Ghandi sera assassiné en janvier ‎‎1948 par un hindou dans un cimetière musulman où il était venu se recueillir sur la tombe ‎de Qotb-Eddin Bakhtyar (mort en 1235) qui venait d’être profanée par des extrémistes ‎hindous.‎

Salah Ben Saï (1907-1990), le frère de Hamouda, vient de rejoindre à son tour Paris pour ‎suivre une post-graduation en agronomie. Hamouda, lui, étudie à l’Institut des études ‎islamiques de la Sorbonne où il prépare une thèse sur Ghazali. Tous les vendredis ils se ‎retrouvent à trois au domicile de Bennabi pour continuer autour d’un dîner leurs discussions ‎passionnées sur l’islam, l’Algérie, le monde musulman, la « lutte idéologique »… ‎

Au mois de mai, des événements graves se produisent dans la péninsule arabe où l’Imam ‎Yahia, au Yemen, se prépare à attaquer Djeddah par mer. Bennabi se précipite chaque jour ‎sur les journaux pour suivre cette crise qui le tient en haleine. Il est persuadé que c’est un ‎complot ourdi par la France, l’Italie et l’Angleterre contre l’Etat nouvellement formé sur la ‎terre sainte. Il vit la crise comme un drame personnel, lui qui attendait la fin de ses études ‎pour s’établir en Arabie. Il en pleure chez lui et se tourne vers Dieu qu’il implore de sauver ‎le jeune royaume. ‎

Mais il ne se contente pas de prier. Un soir, il prend des feuilles de papier et un stylo et ‎rédige une lettre à l’intention de l’empereur du Japon à qui il demande de venir en aide à ‎Ibn Séoud. Il réveille sa femme et lui lit le texte : « Mon chéri, c’est émouvant ! » lui dit-elle. ‎Le lendemain, elle dépose la lettre à l’ambassade du Japon à Paris. On lit à cet endroit des ‎Mémoires inédits : « Oui, je me rends compte à présent : c’était en effet émouvant. Mais ‎quelle naïveté ! à faire pleurer le plus naïf des imbéciles ! Naturellement, le gouvernement ‎japonais n’a pas envoyé la flotte du Mikado, alors largement occupée à faire le blocus des ‎ports chinois, pour défendre Djeddah et le wahhabisme.» ‎

Fort heureusement, le complot échoue. Le roi bédouin prend de vitesse les forces yéménites ‎et les détruit. Bennabi jubile. Par contre, il est malheureux de constater à la lecture d’un ‎article de Ben Badis sur le sujet dans « ach-Chihab » que celui-ci, au lieu de prendre position ‎sur le fond du problème, s’est limité à déplorer l’effusion du sang de frères musulmans, ‎‎« comme si le vénérable cheikh n’avait pas discerné la grandeur du conflit où s’opposaient ‎l’effort spirituel et matériel de la renaissance islamique incarnée par la pensée wahhabite, ‎et les forces de la décadence que représentait l’Imam Yahia, soutenu comme par hasard par ‎les puissances colonialistes. (4).‎

Pour lui Ben Badis, en adressant indistinctement aux deux protagonistes ses reproches, ‎réagissait émotionnellement alors qu’il aurait dû saisir les enjeux politiques en cause et ‎s’engager. En fait, Bennabi ne vise pas Ben Badis en particulier, mais veut dénoncer cette ‎tendance dans le monde musulman à faire prévaloir dans la considération des événements ‎la psychologie émotive sur l’analyse objective. ‎

Il écrira plus tard dans « Vocation de l’Islam » (1954) à l’occasion d’événements similaires : ‎‎« Tout récemment, à la suite des trois coups d’Etat qui s’étaient succédé en Syrie, la presse ‎arabe n’a fait que déplorer l’état d’instabilité de la jeune république syrienne (il s’agit des ‎trois coups d’Etat de Zaïm, de Hannaoui et de Chichakli en 1949). Aucun correspondant de ‎presse n’a essayé de pénétrer le sens profond des événements. On aurait pu pourtant se ‎rendre compte que le Foreign Office ne menait plus le jeu à sa guise dans le monde arabe. ‎Le colonel Zaïm s’était installé à son insu et son propre homme de paille, le colonel Al-‎Hannaoui, avait été chassé sans pouvoir parer le coup. Le coup d’Etat du colonel Chichakli ‎prouvait à son tour que le monde arabe sait désormais mener techniquement une action ‎politique et prendre en défaut cet organisme si bien organisé qu’est l’Intelligence Service : ‎c’est cela l’aspect essentiel de la question, et non pas l’instabilité d’un Etat qui vient ‎seulement de naître ».‎

Une délégation parlementaire « indigène » conduite par Bendjelloul ayant annoncé son ‎intention de se rendre à Paris pour présenter les « revendications du peuple algérien », le ‎gouvernement français annonce qu’il ne la recevra pas. En réaction, tous les élus algériens ‎décident de remettre leurs mandats. ‎

Pour Bennabi, cette démission – acte collectif par excellence – est une véritable révolution. Il ‎y voit un signe des nouveaux temps, mais le mouvement fait long feu. Après quelques ‎menaces proférées par le préfet de Constantine, la « Fédération des élus » fait marche ‎arrière et se retourne même contre les récalcitrants. Bennabi en est atterré. ‎

Sa hargne contre les « intellectomanes » reprend de plus belle, à la mesure de sa déception ‎car pour lui « c’était le premier acte politique d’une certaine ampleur qui avait lieu en ‎Algérie. Mais les chefs étaient-ils des hommes à tirer profit de ces circonstances inespérées ‎qui montraient combien le peuple algérien est là quand on fait appel à son sentiment de ‎l’honneur ? » C’est à partir de là que ses malentendus avec Larbi Tebessi qui s’est rangé à ‎Tébessa du côté des « Elus » vont commencer. Ses relations avec les Oulamas vont devenir ‎de plus en plus difficiles. ‎

Ce qu’il partage avec eux, c’est l’idée que l’islam est le principal levier de la psychologie ‎algérienne. C’est ainsi qu’il voit l’ « Islah » : non pas une littérature ou un discours ‎d’exhortation à davantage de dévotion, mais un mode opératoire pour sortir les Algériens du ‎fatalisme et leur inculquer le sens collectif qui en ferait les éléments conscients et efficaces ‎d’une résurrection civilisationnelle. ‎

Le jour où il avait rencontré pour la première fois Ben Badis en 1928 pour lui parler de ‎problèmes concrets, comme celui des terres de la région d’Aflou encore préservées de la ‎colonisation, il s’était étonné de l’indifférence avec laquelle l’avait écouté le cheikh qui ne ‎voyait pas le rapport entre la question et l’ « Islah ». Bennabi en était sorti profondément ‎affecté : bien sûr qu’il y avait un rapport ! Bien sûr que l’ « Islah » ne devait avoir pour but ‎que celui d’agir sur le réel, de se préoccuper des problèmes pratiques qui se posaient au ‎quotidien, comme celui du statut du sol, de la préservation des terres « arch » (terres ‎collectives) ou de la lutte contre la progression du désert ! ‎

C’est cette différence de vue sur la manière de prendre en charge la problématique de la ‎renaissance qui est à l’origine de ses mésententes perpétuelles avec l’ensemble des ‎animateurs du mouvement national (Oulamas, Fédération des élus, Etoile nord-africaine, ‎Communistes…) : « Je voyais les problèmes sous l’angle d’une civilisation, alors qu’eux les ‎voyaient sous l’angle politique ». Il durcira plus tard son langage et précisera que ce que ces ‎derniers croient être de la « politique », n’est en réalité que de la « boulitique », une ‎démagogie creuse, un revendiquisme stérile, une mystification des citoyens… ‎

Il aura les mots les moins indulgents envers les leaders des différents courants du ‎mouvement national, y compris les Oulamas dont il se sent pourtant proche. Moralement ‎seulement, car sur le plan intellectuel il se retrouve de moins en moins dans leurs analyses ‎et leurs méthodes : « Ils voulaient réformer avec les moyens de la rhétorique arabe ; ils ‎voulaient mener une réforme de grammairiens… L’essentiel du drame séculaire de l’islam ‎leur échappait totalement. (5). Par contre, il surmontera très difficilement les préventions ‎que lui inspirent les « modernistes », les « civilisés », les «intellectomanes ». Les uns et les ‎autres le lui rendront bien le moment venu.‎

Bennabi assiste aux conférences que donne de temps à autre Massignon à l’UCJG ou à la ‎Mutualité. Il écrit dans ses Mémoires inédits en pensant à ce dernier : « Mes jugements qui ‎ne portaient pas sur les formes mais sur le fond des choses devaient me donner pour l’esprit ‎le plus dangereux qui se soit manifesté chez un « Indigène » de l’Afrique du Nord ». ‎

Rassuré sur la tournure des évènements internationaux en ce qui concerne l’islam, il ‎replonge dans les équations et les graphiques. Sa mère lui demande par courrier d’envoyer ‎sa femme auprès d’elle à Tébessa. Il défère à ses souhaits. A la fin de l’année universitaire, il ‎se hâte de les rejoindre mais là, dès la descente du train, il apprend le décès de sa mère. ‎Son ciel s’obscurcit. Il connaît un véritable effondrement tant il lui était attaché. Son père ‎n’est plus que l’ombre de lui-même, accablé par la perte de sa femme et l’oisiveté à ‎laquelle le condamnait l’administration coloniale. Ces vacances sont particulièrement ‎douloureuses pour Bennabi. ‎

Comme si cela ne suffisait pas, un incident provoqué par un israélite qui a uriné contre le ‎mur d’une mosquée à Constantine déclenche des affrontements entre Algériens et Juifs le 05 ‎août 1934. Ceux-ci se propagent à Tébessa où Bennabi s’interpose entre les deux ‎communautés, allant jusqu’à organiser avec des amis un dispositif de sécurité autour des ‎demeures juives pour les sauver de la vindicte populaire : « Nous nous opposâmes à Tébessa ‎à ce que la minorité juive subisse le moindre dommage. La nuit, nous faisions même une ‎garde sous le balcon d’un certain Moraly que nous pensions être le plus susceptible d’attirer ‎une vendetta. L’imam de la ville fut sublime, rassurant jusqu’à sa porte un malheureux Juif ‎attaqué par un voyou… Le cheikh Ben Badis fut durant ces pénibles événements d’un sublime ‎courage, d’une parfaite dignité. » ‎

Le bilan de ces affrontements différera d’une source à l’autre, même parmi les historiens ‎juifs. C’est ainsi que selon Benjamin Stora (6) il y aurait eu 22 morts parmi les Juifs et 21 ‎parmi les Algériens, tandis que selon R. Ayoun et B. Cohen (7) il y aurait eu 25 morts du côté ‎juif et trois du côté musulman. Selon Ahmad Mahsas, il y aurait 23 morts juifs et 4 ‎musulmans (8).‎

Pendant ces mêmes vacances, Bennabi fait la connaissance d’un jeune Tébessien qui vient ‎de terminer ses études secondaires et se prépare à aller faire sa médecine à la faculté de ‎Toulouse : c’est Abdelaziz Khaldi (1917-1972), l’ami qui ne le quittera depuis lors qu’à sa ‎mort. ‎

Khaldi est alors sous l’influence gauchiste d’un de ses professeurs. Pour l’en libérer, Bennabi ‎lui donne à lire « Ainsi parlait Zarathoustra » de Nietzsche. Se rappelant de cette ‎circonstance, il écrit non sans humour dans ses Mémoires inédits : « Ce qui est à noter ‎comme esprit de l’époque, c’est cette conscience d’une responsabilité collective vis-à-vis de ‎chaque citoyen… Bref, il y avait à Tébessa une brebis égarée, le futur docteur Khaldi. C’est ‎Nietzsche qui se chargea de la rabattre sur le troupeau qui avait en la personne de cheikh ‎Larbi Tébessi son bon pâtre. » Khaldi deviendra tout simplement bennabiste. ‎

L’été tire à sa fin et le couple doit rentrer par bateau en France à partir de Skikda. Sur son ‎chemin, Bennabi décide de s’arrêter à Constantine pour voir le Dr. Bendjelloul et Ferhat ‎Abbas. La rencontre se passe mal. Il s’en va ruminant de noires pensées sur ces partisans de ‎l’assimilation. Au cours de la traversée, le bateau essuie une violente tempête qui manque ‎de le couler. Bennabi regrette secrètement que la mer ne l’ait pas englouti. ‎

A la reprise des études, il décide de s’inscrire à des cours par correspondance à l’Ecole des ‎travaux publics. C’était en rapport avec son projet de s’installer au Hedjaz où il pourrait, ‎espère-t-il, s’occuper du réseau routier du jeune Etat. Il aborde mal l’année scolaire car il ‎est en pleine déprime. C’est alors que le couple décide de quitter Paris et de s’installer à ‎Dreux.‎

Massignon publie « la Passion d’al-Hallaj », la thèse de doctorat qu’il a soutenue en 1922 et ‎qu’il a dédiée à Charles de Foucauld, le missionnaire français qui s’est établi à Tamanrasset ‎pour convertir les Touaregs. La guerre d’Espagne éclate. Mussolini envahit l’Ethiopie. ‎Hamouda Ben Saï est à la merci de Massignon pour sa thèse. Les étudiants tunisiens et ‎marocains de l’AEMAN rentrent dans leurs pays, diplôme en poche.‎

‎ (A ‎SUIVRE) ‎
‎ ‎
NOTES :‎

‎1 Cf. C.R.Ageron : « Politiques coloniales au Maghreb », Ed. PUF, Paris 1972.‎

‎2 « Révolution africaine » du 25 septembre 1965.‎

‎3 « Universalité de la non-violence », « La République Algérienne » du 18 décembre 1953.‎

‎4 Cf. « Vocation de l’islam ».‎

‎5 Hamouda Ben Saï avait par contre une relation très affectueuse avec les Oulamas, surtout avec le cheikh Ben ‎Badis dont il rapporte dans « Au service de ma foi » combien il aimait suivre ses cours à la mosquée, lire ses ‎journaux et lui rendre visite à son bureau, rue Alexis Lambert, à Constantine, pour lui poser des questions. Il ‎écrit : « Un jour, ayant écrit une longue réplique à un article de Mohamed Zerkine, chirurgien-dentiste et conseiller ‎municipal à Constantine, je fis une critique serrée de la « politique d’assimilation ». Je la portais au cheikh qui la ‎lut attentivement et dit à son secrétaire en faisant mon éloge : « Je ne croyais pas qu’il y avait dans notre jeunesse ‎des esprits capables de penser aussi bien que ce jeune homme. » ‎

Là où Bennabi aurait explosé de colère, HSB se contente de penser : « Le cheikh, homme réfléchi et circonspect, ‎estima que l’heure n’était pas favorable pour la publication d’une telle étude. Son éloge pour moi, car cette étude ‎était mon premier écrit en langue arabe, me toucha profondément … Plus tard encore, en avril 1929, appelé ‎comme rédacteur-traducteur au journal « An-Nadjah », je fis un long compte-rendu d’une conférence de l’écrivain ‎Pierre Paraf sur « Le judaïsme dans la littérature française »… Fait inattendu dans le journalisme d’information en ‎langue arabe, je fis de nombreuses observations témoignant d’une érudition sûre et d’un sens littéraire averti… Le ‎Cheikh Ben Badis veut me voir en personne et me félicita chaudement. Il aimait la culture. Quelque temps plus ‎tard, dénonçant la politique électorale faite de mensonge et de maquignonnage, je rédigeai un long article sous ce ‎titre frappant : « Mirage de la politique et appel à la bonne direction du Coran ». Il eut du retentissement… Le ‎cheikh Ben Badis de nouveau vint me voir. Son visage était rayonnant. J’avais traduit de façon saisissante ses ‎propres pensées intimes… Un jour, causant avec le cheikh dans son bureau (car j’allais souvent le voir), je lui parlai ‎de Beethoven. Il me dit qu’il le connaissait. Je lui parlai également de Socrate. Il me dit : « C’est le maître des ‎sages !» … Sous son apparence de cheikh confiné dans les études religieuses, il avait des vues très larges. Il était de ‎la classe des grands humanistes d’Occident… » ‎

‎6 Cf. « Histoire de l’Algérie coloniale », Ed. Rahma, Alger 1996. Dans le livre co-écrit avec Z.Daoud, « Ferhat ‎Abbas, une autre Algérie » (op. Cité), il donne un bilan quelque pLA VIE DE MALEK BENNABI (10)‎

‎ Par Nour-Eddine ‎Boukrouh

Au Quartier latin qui grouille maintenant d’Algériens, Messali Hadj plastronne. Les ouvriers ‎algériens viennent se griser à ses discours qui les vengent des humiliations subies dans le ‎quotidien. Bennabi y voit quant à lui la pleine mesure de la « boulitique ». Il faudrait dire ‎peut-être quelques mots sur cette notion que Bennabi a popularisée par son emploi répétitif ‎dans son œuvre. Le mot n’est pas de lui. ‎

Il serait apparu au début du siècle, vers 1912, année qui vit naître le mouvement « Jeunes ‎Algériens » qui regroupait quelques intellectuels « indigènes ». Ceux-ci, « en vue de mériter ‎l’octroi de droits politiques », se proposaient de faire accepter au peuple algérien le service ‎militaire obligatoire qui venait d’être institué par l’administration coloniale. Pour tourner en ‎dérision ce programme, les élites arabisées de l’époque les nommèrent « ashab-el-boulitik » ‎‎(1) . Ce mouvement trouvera son expression dans la « Fédération des élus ».‎

Dans le contexte de l’œuvre bennabienne, ce mot est devenu un concept par lequel il veut ‎fustiger le revendiquisme qui fait abstraction de toute idée de devoir et éloigne les élites et ‎ceux qui les suivent de toute autocritiques, de toute remise en cause de soi, de toute ‎responsabilité de réforme des mentalités et des réalités sociales.‎

Il l’emploie pour la première fois dans « Les conditions de la renaissance » (1949) puis dans ‎pratiquement tous ses ouvrages. Plus tard il lui consacrera un article, « Politique et ‎Boulitique », où on peut lire : ‎

‎« Ce mot est un coup de fouet qui cingle toutes les hypocrisies. Un coup de balai populaire là ‎où s’entassent les ordures, les déchets de la foire «boulitique»… Le peuple s’était aperçu ‎depuis longtemps de certaines contrefaçons introduites dans notre vie politique par des ‎charlatans qui, au moment où le pays se débarrassait de certaines superstitions entretenues ‎par le maraboutisme et le colonialisme, ont pu l’abuser quelque temps en substituant le ‎bulletin de vote à l’amulette, et le zaïm, barbu ou imberbe, au marabout…‎

C’est un mot vengeur. Il venge tous ceux qui ont gardé un idéal malgré les escroqueries. ‎Tous ceux qui ont gardé confiance dans les destinées du pays. Tous ceux qui ont prêché le ‎sens du devoir en même temps que celui du droit, par-dessus la tête de ceux qui n’ont voulu ‎réclamer que des droits, comme si à l’échelle individuelle ou nationale on obtenait quelque ‎chose gratuitement. La politique se distingue en effet de la « boulitique » d’abord en cela. ‎

Quand on hurle dans la foire, quand on gesticule, quand on parle au peuple uniquement de ‎ses droits, sans lui rappeler ses devoirs, quand on prône les méthodes de facilité, on fait de ‎la « boulitique ». La lutte de la politique et de la « boulitique » est donc ancienne. Sous leur ‎aspect psychologique, l’une est une intériorisation, l’autre est une extériorisation. L’une est ‎une réflexion sur la manière de servir le peuple, l’autre une somme de hurlements, de ‎gesticulations pour se servir du peuple en le dupant
‎. ‎
Sous l’aspect technique, la « boulitique » ne se définit pas. Et si le peuple algérien n’avait pas ‎fabriqué ce mot pour la désigner, il n’y aurait aucun mot pour la nommer. Son dossier ne ‎relève pas de la science mais de la morale ou de la justice, comme une escroquerie… Donc ‎la « boulitique » ne se définit pas. Mais, dans notre pays, elle a une longue histoire… » (2).‎

Dans l’actualité française, l’affaire Stavisky éclate en février 1934. C’est l’histoire d’un juif ‎ukrainien arrivé six ans plus tôt en France les mains vides et les poches creuses, et qui se ‎retrouve en peu de temps à la tête d’un empire financier grâce à des accointances au sein ‎du pouvoir local. Le député de Bayonne, ville où une grande banque a fait faillite, se suicide. ‎Trois jours après, le cadavre de Stavisky est retrouvé à Chamonix. Puis c’est le corps du ‎procureur général en charge de l’affaire qui est découvert sur une voie ferrée. Les étudiants ‎manifestent, des émeutes sanglantes éclatent, le colonel de La Rocque menace de marcher ‎sur l’Assemblée Nationale, le gouvernement Chautemps tombe, emporté par les vagues du ‎scandale… ‎

A Paris, on annonce l’arrivée de Gandhi qui doit donner une conférence. L’AEMNA contribue ‎à son organisation. Bennabi est enchanté. Il nourrit depuis assez longtemps déjà un ‎sentiment de sympathie pour ce petit homme qui a régénéré la pensée des Védas en Afrique ‎du Sud où il a lancé son premier combat pour libérer la communauté hindoue du racisme ‎des Afrikaners. ‎

Bennabi dira de lui qu’il n’est pas « un politique se pliant inconditionnellement aux ‎servitudes de l’action, mais un prêtre qui plie l’action aux exigences du sacré» (3). Voilà qui ‎est pour lui plaire. Il aimait déjà Tagore pour les mêmes raisons. Voici maintenant que ‎Gandhi, Vivekananda, Ramakrishna et bientôt Nehru oeuvrent à transformer une pensée ‎religieuse en déclin en une pensée politique d’avenir qui va libérer l’Inde, puis devenir un ‎fondement du non-alignement : « Au pays de la métempsycose, les choses ne meurent pas, ‎elles deviennent » écrit Bennabi qui souhaite voir un tel phénomène se produire dans l’aire ‎islamique et les Oulamas se dévouer à une telle mission. Ghandi sera assassiné en janvier ‎‎1948 par un hindou dans un cimetière musulman où il était venu se recueillir sur la tombe ‎de Qotb-Eddin Bakhtyar (mort en 1235) qui venait d’être profanée par des extrémistes ‎hindous.‎

Salah Ben Saï (1907-1990), le frère de Hamouda, vient de rejoindre à son tour Paris pour ‎suivre une post-graduation en agronomie. Hamouda, lui, étudie à l’Institut des études ‎islamiques de la Sorbonne où il prépare une thèse sur Ghazali. Tous les vendredis ils se ‎retrouvent à trois au domicile de Bennabi pour continuer autour d’un dîner leurs discussions ‎passionnées sur l’islam, l’Algérie, le monde musulman, la « lutte idéologique »… ‎

Au mois de mai, des événements graves se produisent dans la péninsule arabe où l’Imam ‎Yahia, au Yemen, se prépare à attaquer Djeddah par mer. Bennabi se précipite chaque jour ‎sur les journaux pour suivre cette crise qui le tient en haleine. Il est persuadé que c’est un ‎complot ourdi par la France, l’Italie et l’Angleterre contre l’Etat nouvellement formé sur la ‎terre sainte. Il vit la crise comme un drame personnel, lui qui attendait la fin de ses études ‎pour s’établir en Arabie. Il en pleure chez lui et se tourne vers Dieu qu’il implore de sauver ‎le jeune royaume. ‎

Mais il ne se contente pas de prier. Un soir, il prend des feuilles de papier et un stylo et ‎rédige une lettre à l’intention de l’empereur du Japon à qui il demande de venir en aide à ‎Ibn Séoud. Il réveille sa femme et lui lit le texte : « Mon chéri, c’est émouvant ! » lui dit-elle. ‎Le lendemain, elle dépose la lettre à l’ambassade du Japon à Paris. On lit à cet endroit des ‎Mémoires inédits : « Oui, je me rends compte à présent : c’était en effet émouvant. Mais ‎quelle naïveté ! à faire pleurer le plus naïf des imbéciles ! Naturellement, le gouvernement ‎japonais n’a pas envoyé la flotte du Mikado, alors largement occupée à faire le blocus des ‎ports chinois, pour défendre Djeddah et le wahhabisme.» ‎

Fort heureusement, le complot échoue. Le roi bédouin prend de vitesse les forces yéménites ‎et les détruit. Bennabi jubile. Par contre, il est malheureux de constater à la lecture d’un ‎article de Ben Badis sur le sujet dans « ach-Chihab » que celui-ci, au lieu de prendre position ‎sur le fond du problème, s’est limité à déplorer l’effusion du sang de frères musulmans, ‎‎« comme si le vénérable cheikh n’avait pas discerné la grandeur du conflit où s’opposaient ‎l’effort spirituel et matériel de la renaissance islamique incarnée par la pensée wahhabite, ‎et les forces de la décadence que représentait l’Imam Yahia, soutenu comme par hasard par ‎les puissances colonialistes. (4).‎

Pour lui Ben Badis, en adressant indistinctement aux deux protagonistes ses reproches, ‎réagissait émotionnellement alors qu’il aurait dû saisir les enjeux politiques en cause et ‎s’engager. En fait, Bennabi ne vise pas Ben Badis en particulier, mais veut dénoncer cette ‎tendance dans le monde musulman à faire prévaloir dans la considération des événements ‎la psychologie émotive sur l’analyse objective. ‎

Il écrira plus tard dans « Vocation de l’Islam » (1954) à l’occasion d’événements similaires : ‎‎« Tout récemment, à la suite des trois coups d’Etat qui s’étaient succédé en Syrie, la presse ‎arabe n’a fait que déplorer l’état d’instabilité de la jeune république syrienne (il s’agit des ‎trois coups d’Etat de Zaïm, de Hannaoui et de Chichakli en 1949). Aucun correspondant de ‎presse n’a essayé de pénétrer le sens profond des événements. On aurait pu pourtant se ‎rendre compte que le Foreign Office ne menait plus le jeu à sa guise dans le monde arabe. ‎Le colonel Zaïm s’était installé à son insu et son propre homme de paille, le colonel Al-‎Hannaoui, avait été chassé sans pouvoir parer le coup. Le coup d’Etat du colonel Chichakli ‎prouvait à son tour que le monde arabe sait désormais mener techniquement une action ‎politique et prendre en défaut cet organisme si bien organisé qu’est l’Intelligence Service : ‎c’est cela l’aspect essentiel de la question, et non pas l’instabilité d’un Etat qui vient ‎seulement de naître ».‎

Une délégation parlementaire « indigène » conduite par Bendjelloul ayant annoncé son ‎intention de se rendre à Paris pour présenter les « revendications du peuple algérien », le ‎gouvernement français annonce qu’il ne la recevra pas. En réaction, tous les élus algériens ‎décident de remettre leurs mandats. ‎

Pour Bennabi, cette démission – acte collectif par excellence – est une véritable révolution. Il ‎y voit un signe des nouveaux temps, mais le mouvement fait long feu. Après quelques ‎menaces proférées par le préfet de Constantine, la « Fédération des élus » fait marche ‎arrière et se retourne même contre les récalcitrants. Bennabi en est atterré. ‎

Sa hargne contre les « intellectomanes » reprend de plus belle, à la mesure de sa déception ‎car pour lui « c’était le premier acte politique d’une certaine ampleur qui avait lieu en ‎Algérie. Mais les chefs étaient-ils des hommes à tirer profit de ces circonstances inespérées ‎qui montraient combien le peuple algérien est là quand on fait appel à son sentiment de ‎l’honneur ? » C’est à partir de là que ses malentendus avec Larbi Tebessi qui s’est rangé à ‎Tébessa du côté des « Elus » vont commencer. Ses relations avec les Oulamas vont devenir ‎de plus en plus difficiles. ‎

Ce qu’il partage avec eux, c’est l’idée que l’islam est le principal levier de la psychologie ‎algérienne. C’est ainsi qu’il voit l’ « Islah » : non pas une littérature ou un discours ‎d’exhortation à davantage de dévotion, mais un mode opératoire pour sortir les Algériens du ‎fatalisme et leur inculquer le sens collectif qui en ferait les éléments conscients et efficaces ‎d’une résurrection civilisationnelle. ‎

Le jour où il avait rencontré pour la première fois Ben Badis en 1928 pour lui parler de ‎problèmes concrets, comme celui des terres de la région d’Aflou encore préservées de la ‎colonisation, il s’était étonné de l’indifférence avec laquelle l’avait écouté le cheikh qui ne ‎voyait pas le rapport entre la question et l’ « Islah ». Bennabi en était sorti profondément ‎affecté : bien sûr qu’il y avait un rapport ! Bien sûr que l’ « Islah » ne devait avoir pour but ‎que celui d’agir sur le réel, de se préoccuper des problèmes pratiques qui se posaient au ‎quotidien, comme celui du statut du sol, de la préservation des terres « arch » (terres ‎collectives) ou de la lutte contre la progression du désert ! ‎

C’est cette différence de vue sur la manière de prendre en charge la problématique de la ‎renaissance qui est à l’origine de ses mésententes perpétuelles avec l’ensemble des ‎animateurs du mouvement national (Oulamas, Fédération des élus, Etoile nord-africaine, ‎Communistes…) : « Je voyais les problèmes sous l’angle d’une civilisation, alors qu’eux les ‎voyaient sous l’angle politique ». Il durcira plus tard son langage et précisera que ce que ces ‎derniers croient être de la « politique », n’est en réalité que de la « boulitique », une ‎démagogie creuse, un revendiquisme stérile, une mystification des citoyens… ‎

Il aura les mots les moins indulgents envers les leaders des différents courants du ‎mouvement national, y compris les Oulamas dont il se sent pourtant proche. Moralement ‎seulement, car sur le plan intellectuel il se retrouve de moins en moins dans leurs analyses ‎et leurs méthodes : « Ils voulaient réformer avec les moyens de la rhétorique arabe ; ils ‎voulaient mener une réforme de grammairiens… L’essentiel du drame séculaire de l’islam ‎leur échappait totalement. (5). Par contre, il surmontera très difficilement les préventions ‎que lui inspirent les « modernistes », les « civilisés », les «intellectomanes ». Les uns et les ‎autres le lui rendront bien le moment venu.‎

Bennabi assiste aux conférences que donne de temps à autre Massignon à l’UCJG ou à la ‎Mutualité. Il écrit dans ses Mémoires inédits en pensant à ce dernier : « Mes jugements qui ‎ne portaient pas sur les formes mais sur le fond des choses devaient me donner pour l’esprit ‎le plus dangereux qui se soit manifesté chez un « Indigène » de l’Afrique du Nord ». ‎

Rassuré sur la tournure des évènements internationaux en ce qui concerne l’islam, il ‎replonge dans les équations et les graphiques. Sa mère lui demande par courrier d’envoyer ‎sa femme auprès d’elle à Tébessa. Il défère à ses souhaits. A la fin de l’année universitaire, il ‎se hâte de les rejoindre mais là, dès la descente du train, il apprend le décès de sa mère. ‎Son ciel s’obscurcit. Il connaît un véritable effondrement tant il lui était attaché. Son père ‎n’est plus que l’ombre de lui-même, accablé par la perte de sa femme et l’oisiveté à ‎laquelle le condamnait l’administration coloniale. Ces vacances sont particulièrement ‎douloureuses pour Bennabi. ‎

Comme si cela ne suffisait pas, un incident provoqué par un israélite qui a uriné contre le ‎mur d’une mosquée à Constantine déclenche des affrontements entre Algériens et Juifs le 05 ‎août 1934. Ceux-ci se propagent à Tébessa où Bennabi s’interpose entre les deux ‎communautés, allant jusqu’à organiser avec des amis un dispositif de sécurité autour des ‎demeures juives pour les sauver de la vindicte populaire : « Nous nous opposâmes à Tébessa ‎à ce que la minorité juive subisse le moindre dommage. La nuit, nous faisions même une ‎garde sous le balcon d’un certain Moraly que nous pensions être le plus susceptible d’attirer ‎une vendetta. L’imam de la ville fut sublime, rassurant jusqu’à sa porte un malheureux Juif ‎attaqué par un voyou… Le cheikh Ben Badis fut durant ces pénibles événements d’un sublime ‎courage, d’une parfaite dignité. » ‎

Le bilan de ces affrontements différera d’une source à l’autre, même parmi les historiens ‎juifs. C’est ainsi que selon Benjamin Stora (6) il y aurait eu 22 morts parmi les Juifs et 21 ‎parmi les Algériens, tandis que selon R. Ayoun et B. Cohen (7) il y aurait eu 25 morts du côté ‎juif et trois du côté musulman. Selon Ahmad Mahsas, il y aurait 23 morts juifs et 4 ‎musulmans (8).‎

Pendant ces mêmes vacances, Bennabi fait la connaissance d’un jeune Tébessien qui vient ‎de terminer ses études secondaires et se prépare à aller faire sa médecine à la faculté de ‎Toulouse : c’est Abdelaziz Khaldi (1917-1972), l’ami qui ne le quittera depuis lors qu’à sa ‎mort. ‎

Khaldi est alors sous l’influence gauchiste d’un de ses professeurs. Pour l’en libérer, Bennabi ‎lui donne à lire « Ainsi parlait Zarathoustra » de Nietzsche. Se rappelant de cette ‎circonstance, il écrit non sans humour dans ses Mémoires inédits : « Ce qui est à noter ‎comme esprit de l’époque, c’est cette conscience d’une responsabilité collective vis-à-vis de ‎chaque citoyen… Bref, il y avait à Tébessa une brebis égarée, le futur docteur Khaldi. C’est ‎Nietzsche qui se chargea de la rabattre sur le troupeau qui avait en la personne de cheikh ‎Larbi Tébessi son bon pâtre. » Khaldi deviendra tout simplement bennabiste. ‎

L’été tire à sa fin et le couple doit rentrer par bateau en France à partir de Skikda. Sur son ‎chemin, Bennabi décide de s’arrêter à Constantine pour voir le Dr. Bendjelloul et Ferhat ‎Abbas. La rencontre se passe mal. Il s’en va ruminant de noires pensées sur ces partisans de ‎l’assimilation. Au cours de la traversée, le bateau essuie une violente tempête qui manque ‎de le couler. Bennabi regrette secrètement que la mer ne l’ait pas englouti. ‎

A la reprise des études, il décide de s’inscrire à des cours par correspondance à l’Ecole des ‎travaux publics. C’était en rapport avec son projet de s’installer au Hedjaz où il pourrait, ‎espère-t-il, s’occuper du réseau routier du jeune Etat. Il aborde mal l’année scolaire car il ‎est en pleine déprime. C’est alors que le couple décide de quitter Paris et de s’installer à ‎Dreux.‎

Massignon publie « la Passion d’al-Hallaj », la thèse de doctorat qu’il a soutenue en 1922 et ‎qu’il a dédiée à Charles de Foucauld, le missionnaire français qui s’est établi à Tamanrasset ‎pour convertir les Touaregs. La guerre d’Espagne éclate. Mussolini envahit l’Ethiopie. ‎Hamouda Ben Saï est à la merci de Massignon pour sa thèse. Les étudiants tunisiens et ‎marocains de l’AEMAN rentrent dans leurs pays, diplôme en poche.‎

‎ (A ‎SUIVRE) ‎
‎ ‎
NOTES :‎

‎1 Cf. C.R.Ageron : « Politiques coloniales au Maghreb », Ed. PUF, Paris 1972.‎

‎2 « Révolution africaine » du 25 septembre 1965.‎

‎3 « Universalité de la non-violence », « La République Algérienne » du 18 décembre 1953.‎

‎4 Cf. « Vocation de l’islam ».‎

‎5 Hamouda Ben Saï avait par contre une relation très affectueuse avec les Oulamas, surtout avec le cheikh Ben ‎Badis dont il rapporte dans « Au service de ma foi » combien il aimait suivre ses cours à la mosquée, lire ses ‎journaux et lui rendre visite à son bureau, rue Alexis Lambert, à Constantine, pour lui poser des questions. Il ‎écrit : « Un jour, ayant écrit une longue réplique à un article de Mohamed Zerkine, chirurgien-dentiste et conseiller ‎municipal à Constantine, je fis une critique serrée de la « politique d’assimilation ». Je la portais au cheikh qui la ‎lut attentivement et dit à son secrétaire en faisant mon éloge : « Je ne croyais pas qu’il y avait dans notre jeunesse ‎des esprits capables de penser aussi bien que ce jeune homme. » ‎

Là où Bennabi aurait explosé de colère, HSB se contente de penser : « Le cheikh, homme réfléchi et circonspect, ‎estima que l’heure n’était pas favorable pour la publication d’une telle étude. Son éloge pour moi, car cette étude ‎était mon premier écrit en langue arabe, me toucha profondément … Plus tard encore, en avril 1929, appelé ‎comme rédacteur-traducteur au journal « An-Nadjah », je fis un long compte-rendu d’une conférence de l’écrivain ‎Pierre Paraf sur « Le judaïsme dans la littérature française »… Fait inattendu dans le journalisme d’information en ‎langue arabe, je fis de nombreuses observations témoignant d’une érudition sûre et d’un sens littéraire averti… Le ‎Cheikh Ben Badis veut me voir en personne et me félicita chaudement. Il aimait la culture. Quelque temps plus ‎tard, dénonçant la politique électorale faite de mensonge et de maquignonnage, je rédigeai un long article sous ce ‎titre frappant : « Mirage de la politique et appel à la bonne direction du Coran ». Il eut du retentissement… Le ‎cheikh Ben Badis de nouveau vint me voir. Son visage était rayonnant. J’avais traduit de façon saisissante ses ‎propres pensées intimes… Un jour, causant avec le cheikh dans son bureau (car j’allais souvent le voir), je lui parlai ‎de Beethoven. Il me dit qu’il le connaissait. Je lui parlai également de Socrate. Il me dit : « C’est le maître des ‎sages !» … Sous son apparence de cheikh confiné dans les études religieuses, il avait des vues très larges. Il était de ‎la classe des grands humanistes d’Occident… » ‎

‎6 Cf. « Histoire de l’Algérie coloniale », Ed. Rahma, Alger 1996. Dans le livre co-écrit avec Z.Daoud, « Ferhat ‎Abbas, une autre Algérie » (op. Cité), il donne un bilan quelque peu différent du précédent : « 23 morts juifs, 3 ‎musulmans et 81 blessés ». Huit ans plus tard, Stora reviendra sur ce bilan, écrivant dans un article sur l’Algérie : ‎‎« Ce jour-là, un pogrom a déferlé sur Constantine et ses environs, sans intervention de la police ou de l’armée. On ‎relève 27 morts, dont 25 Juifs, et parmi eux 5 enfants, 6 femmes et 14 hommes » (Cf. « Le Monde » du 07 juillet ‎‎2004). ‎

‎7 R. Ayoun et B. Cohen : « Les Juifs d’Algérie : 2000 ans d’histoire », Ed. Casbah, Alger 1994.‎

‎8 Cf. Ahmad Mahsas : « Le mouvement révolutionnaire en Algérie », Ed. Barkat, Alger 1990. ‎
eu différent du précédent : « 23 morts juifs, 3 ‎musulmans et 81 blessés ». Huit ans plus tard, Stora reviendra sur ce bilan, écrivant dans un article sur l’Algérie : ‎‎« Ce jour-là, un pogrom a déferlé sur Constantine et ses environs, sans intervention de la police ou de l’armée. On ‎relève 27 morts, dont 25 Juifs, et parmi eux 5 enfants, 6 femmes et 14 hommes » (Cf. « Le Monde » du 07 juillet ‎‎2004). ‎

‎7 R. Ayoun et B. Cohen : « Les Juifs d’Algérie : 2000 ans d’histoire », Ed. Casbah, Alger 1994.‎

‎8 Cf. Ahmad Mahsas : « Le mouvement révolutionnaire en Algérie », Ed. Barkat, Alger 1990. ‎

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