Lorsque Zbigniew Brezinski qualifiait dans son fameux livre « Le grand échiquier : l’Amérique et le reste du monde » la Grande Bretagne d’ « acteur géostratégique à la retraite », il ne croyait pas si bien dire. La voilà, après le référendum de jeudi qui a décidé de sa sortie de l’Union européenne, qui fait valoir ses droits àla retraite après quarante-trois ans de compagnonnage difficile avec la CEE puis l’UE.
Ce n’est qu’en 1973 que le Royaume uni a rejoint en rechignant un processus communautaire économique lancé au lendemain de la deuxième guerre mondiale qui a abouti au Traité de Rome de 1957. Elle est aujourd’hui le premier Etat-membre à en sortir alors que l’Union ambitionnait de passer de 28 à 35 membres dans les prochaines années, espérant élargir sa base de première puissance économique mondiale qui totalise déjà 24% du PIB mondial avec 13.700 milliards d’Euros.
Le Premier ministre conservateur David Cameron a joué à la roulette russe, et il a reçu la balle mortelle. C’est son adversaire dans sa propre famille politique, Boris Johnson, l’inénarrable ancien maire de Londres qui ressemble comme un sosie à Donald Trump au physique et comme un jumeau en politique, qui tire les marrons du feu et prendra probablement sa place au 10 Downing street en automne.
La Grande-Bretagne ne s’est jamais résignée à vivre dans un étroit voisinage et sur un pied d’égalité avec les autres. Insulaire dans sa géographie comme dans sa mentalité, elle n’a psychologiquement pas renoncé au statut qu’elle avait dans le monde aux temps fastes de l’Empire victorien sur lequel le soleil ne se couchait jamais, oubliant qu’elle n’en avait plus les moyens depuis longtemps. Ce n’est pas un hasard si dans le référendum de jeudi les jeunes ont voté pour le maintien dans l’Union européenne et les seniors pour la sortie.
Les Britanniques ne vont pas seulement quitter un mode de vie auquel ils se sont quand même habitués en 43 ans, ils vont faire face aux conséquences d’une séparation, d’un divorce où chacun va reprendre sa liberté, ses billes, et ses meubles. Les relations économiques internationales s’en trouveront affectées. Le désengagement sera long et coûteux. Il y a aussi l’effet de cascade redouté par les pays soumis à la pression des courants d’extrême droite « souverainistes ». C’est une mauvaise leçon anglaise, un retour en arrière pour l’Europe et une défaite pour la mondialisation.
Cherchant à recouvrer sa totale indépendance, c’est sa cohésion interne fragilisée de longue date par des tentations indépendantistes en son sein que la Grande Bretagne risque de perdre dans les prochaines années car des quatre principales entités dont elle est constituée, deux ont voté pour le maintien (l’Ecosse à 62% et l’Irlande du Nord à 55,8%) et deux pour la sortie (l’Angleterre à 53,4% et le pays de Galles à 52,8%). Un territoire sous sa souveraineté mais situé dans le sud de l’Espagne, Gibraltar, a lui aussi voté en faveur du maintien.
L’Ecosse par la voix de son Premier ministre (une femme) et l’Irlande par celle du Sinn Fein ont déjà laissé entendre que la sortie de l’Union européenne n’arrangeait pas leurs affaires et que ce pourrait être un motif de sortie de la Grande Bretagne pour mieux rester en Europe. L’Ecosse a failli sortir du Royaume-Uni en 2014. Elle pourrait organiser un nouveau référendum qui entérinerait son indépendance définitive. L’Irlande du Nord pour sa part souhaite s’unir à sa sœur du Sud et rentrer dans l’UE.
Qu’est-ce qui a motivé David Cameron à jouer l’avenir de son pays et de l’Europe à la roulette russe ? Les causes mises en avant par les eurosceptiques évoquaient le poids de la contribution britannique au budget européen (17 milliards d’Euros environ) et l’afflux de travailleurs provenant de pays de l’Europe de l’Est. Mais n’y avait-il que cela à faire, sortir de l’UE ? Ces causes ne pouvaient-elles pas trouver d’autres réponses que celle du divorce avec toutes les conséquences prévisibles et imprévisibles ? Mais on dirait que c’est sur un coup de tête que la décision a été prise, et que pour régler un problème on a préféré en créer 100.
Le Premier ministre britannique a déclaré dans sa prise de parole immédiatement après la proclamation des résultats officiels : « La volonté du peuple britannique doit être respectée… Les Britanniques ont pris une décision claire ». Est-ce la vérité ? Laissons parler les chiffres : la population britannique compte 64 millions d’habitants ; son corps électoral se compose de 46,5 millions d’hommes et de femmes en âge de voter ; 72% de ce total a voté, soit 33,5 millions. Sur ces 33,5 millions, 51,9% ont voté pour la sortie de l’UE (Brexit), soit 17,41 millions, et 48,1% pour le maintien (Bremain), soit 16,14 millions. Ce ne sont pas 17,41 millions de personnes qui ont décidé pour 64 millions, mais une étroite minorité représentée par le différentiel de voix entre le « Brexit » et le « Bremain », c’est-à-dire un million deux cent soixante-dix mille voix exactement. Et on appelle ça la « volonté du peuple britannique » ? La « majorité » ? La démocratie ?
David Cameron et la majorité parlementaire étaient pour le maintien. La majorité parlementaire est elle-même issue de la volonté populaire, du suffrage universel. Pourquoi la « souveraineté populaire » a-t-elle balayé d’une chiquenaude la « représentation populaire » ?
Le moins qu’on puisse inférer de cette situation ubuesque est qu’il y a quelque part un dysfonctionnement dans le système politique non pas britannique mais démocratique en soi. Qu’est-ce qu’en effet un système politique démocratique où moins de deux millions de voix sur 46 décident du sort d’une nation et d’une union économique impliquant 27 autres pays ?
Toutes les élections ne devraient pas s’effectuer selon la règle de la majorité simple, c’est-à-dire 50%+1 voix, c’est trop court quand les enjeux sont énormes comme on l’a vu à travers les réactions des grandes bourses : européennes, américaine, japonaise…
Pour amender une constitution il faut, dans le droit de plusieurs pays comme la France, les Etats-Unis et l’Algérie, les 2/3 des voix de la représentation nationale. Comment une décision supra-constitutionnelle peut-elle être prise à la majorité simple ? Pourquoi ne pas exiger du suffrage populaire la même proportion ? En quoi cela nuirait-il à la démocratie ? Demain il pourra être mis fin à la monarchie britannique après une campagne de presse ou sur proposition d’un parti surgi du néant.
Winston Churchill a prononcé en novembre 1947 devant la chambre des communes sa célèbre phrase : « La démocratie est le plus mauvais système de gouvernement mais il n’y en a pas de meilleur ». Pourquoi, lui qui a été, en plus de sa prodigieuse carrière, récompensé par le prix Nobel de littérature, n’a-t-il pas profité de sa retraite forcée après que le suffrage universel l’eut renvoyé chez lui la même année pour réfléchir à un système démocratique meilleur ?
Son compatriote Edmund Burke avait joué après la révolution française de 1789 le même rôle que celui que jouera Ernest Renan après la guerre de 1870 contre l’Allemagne. Les deux penseurs ont mis tous les torts du côté de la démocratie contre laquelle l’un et l’autre ont dressé un véritable réquisitoire le premier dans « Réflexion sur la révolution française » et le second dans « La réforme morale et intellectuelle de la France ».
Nous avons tout loisir de réfléchir à notre misérable sort de pauvre pays où des ignorants et des corrompus ruinent le pays et restent au pouvoir par toutes les falsifications possibles dont la fraude électorale. Un pays où la constitution est l’affaire d’un seul homme, le président de la République, qui en use et abuse pour rester au pouvoir. Et avec ça on se dit une « nation » et même un pays démocratique.
L’armée britannique n’a pas interrompu le processus électoral et ne le fera pas car, dans le domaine politique, elle n’est rien devant la volonté populaire, la société civile, les acteurs politiques, les intellectuels et les penseurs. C’est ainsi que sont et vont les choses dans les vraies nations même quand elles prennent de mauvaises décisions comme c’est le cas avec la Grande Bretagne qui risque de devenir très petite.
A-t-on pensé chez nous à évaluer les conséquences de cette décision sur nos intérêts moraux, économiques et politiques ? Rien n’est moins sûr. Par contre le voisin marocain l’a fait ou du moins le sait à en croire un article de la revue « Usine » où tous les détails de la sortie de l‘UE sont étudiés et chiffrés. L’évaluation a été faite avant le référendum et son résultat.
Au pays de « takhti rassi », et eu égard à la qualité défectueuse et hasardeuse de notre gouvernance depuis toujours, je sais que nous n’avons pas l’habitude de tirer les conséquences sur nous de quoi que ce soit, surtout s’il se produit hors de nos frontières. Il faut savoir que le « brexit » en aura sur nous qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou pas.
Ces conséquences prendront des voies détournées pour qu’on ne les voie pas, mais il y en aura. Au pays du Président malade on ne prévoit pas les problèmes, on ne les prévient pas, on ne les voit pas quand ils s’approchent, on les nie même. Il faut qu’ils fracassent la porte et nous surprennent dans notre sommeil pour que nous admettions leur existence. Notre Premier ministre lâchera alors comme il l’a fait il y a quelques semaines : « Dabrou rwaskoum !» (« D… vous ! »). Le pouvoir est là non pour gérer, mais pour disposer du pays et de ses richesses.
La crise des réfugiés est en train de démolir la construction européenne. La Grande Bretagne n’est probablement que le premier sur une liste qui a de fortes chances de s’allonger dans les années à venir. Qui dit réfugiés dit immigration illégale, « harragas » algériens, migrants africains transitant par notre territoire et surtout migration islamique dans un contexte de terrorisme qui dresse de plus en plus les opinions occidentales contre tout ce qui est islamique. C’est notamment par ce canal que nous sommes et serons concernés par la victoire du « brexit », en plus de l’encouragement donné aux tentations séparatistes en Europe et ailleurs.
LSA du 26 juin 2016