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PENSEE DE MALEK BENNABI: LE TÉMOIN

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Si l’on sait quand et selon quelles modalités Bennabi a écrit ses Mémoires, il reste à se ‎demander à quelle principale motivation il a obéi en le faisant et pourquoi il leur a donné ce ‎titre qui les dépersonnalise quelque peu, comme s’il ne s’agissait plus de lui, de sa vie propre, ‎mais de celle d’un « témoin du siècle » quelconque qui aurait pu être n’importe qui d’autre de ‎sa génération.‎Les motivations qui animent ceux qui écrivent leurs mémoires sont diverses mais ils ont ‎généralement en commun un sentiment d’importance et d’extraversion qui les incite à vouloir ‎graver le souvenir de leur passage sur la terre dans la mémoire humaine. Je ne crois pas que ‎c’est ce qui animait au premier chef le mémorialiste Bennabi. ‎Comment faire pour parler de son époque, de son siècle, des autres, sans parler de soi ? Eh ‎bien, en s’efforçant, comme il le fait dans la préface du premier volume de ses mémoires ‎‎(L’Enfant), de réduire au minimum toute considération de « moi », d’enlever à l’ouvrage tout ‎lien avec sa personne en allant jusqu’à le faire passer pour un document trouvé près de lui en ‎terminant une prière dans une mosquée de Constantine quelques jours après son retour en ‎Algérie en août 1963. ‎‎ Cet « exercice de réalisme » qui m’a troublé dans ma jeunesse quand j’ai lu pour la première ‎fois ce livre mérite d’être examiné. ‎Bennabi veut nous présenter dans la préface les circonstances dans lesquelles le manuscrit de ‎‎«L’Enfant» lui serait tombé entre les mains, écrivant : «J’en étais à la deuxième prosternation ‎de l’ «asr». Une habitude apprise au Caire et avec laquelle reviennent certains de nos pèlerins ‎qui ont eu l’occasion de faire leur prière à la mosquée Sidna el-Houcine, près d’al-Azhar, me ‎faisait garder cette attitude, face contre terre, plus longtemps qu’il n’est de coutume en ‎Algérie. C’est pendant cette prosternation que j’entendis derrière moi un pas feutré sur le tapis. ‎Puis le pas se retira. En me redressant, dans la position accroupie, mon regard se porta ‎instinctivement à mon côté droit. Il y avait tout près de mon genou un rouleau. Je continuai ma ‎prière, selon son rythme ordinaire. A la fin, après la salutation de «taslim», je me retournai : ‎personne. Je regardai à droite et à gauche : personne. Celui qui avait déposé le rouleau avait ‎disparu. Qu’est-ce que c’est ? Je pris l’objet qui était soigneusement enveloppé de papier fort, ‎collé. Au toucher, je me rendis bien compte qu’il contenait du papier. Je fis sauter les bouts de ‎collant transparent qui le fermaient. C’était des pages écrites, d’une écriture fine mais très ‎lisible. Sur la première page je vis, en écriture plus grosse, en lettres rondes, le titre ‎‎« Mémoires d’un témoin du siècle ». J’en parcourus une page, puis deux… C’était curieux, ‎chaque Algérien de ma génération et capable de se servir d’une plume pouvait l’écrire. Je lus ‎encore quelques pages. Je tombais enfin sur un nom qui pouvait être celui de son auteur : ‎Seddik. Qui est Seddik? Dès la première page, il se présente comme un natif de Constantine où ‎il serait né en 1905. Un homme donc de ma génération. C’est tout. Faut-il lui rendre son bien? ‎Mais à quel Seddik le rendre ? Mais n’est-ce pas le lui rendre un peu en le publiant, selon ‎probablement son vœu?»‎Ce n’est qu’à la dernière ligne du paragraphe que le doute sur l’auteur du livre se dissipe ‎vraiment : «Que le lecteur accueille donc ce livre comme la pensée d’un Algérien qui a préféré ‎lui parler derrière un voile, en gardant l’anonymat.» ‎Cet exercice n’est pas un artifice littéraire pour donner du piquant à une œuvre mais, chez ‎Bennabi, l’expression d’une gêne sincère à parler de soi. Ne comptait-il pas publier ‎‎«Pourritures» sous le titre – toujours impersonnel – de «Mémoires d’une génération»? ‎On le sent tiraillé entre deux valeurs, toutes deux d’essence islamique : le devoir de témoigner ‎prescrit par le Coran (« Nous avons fait de vous une communauté éloignée des extrêmes pour ‎que vous soyez témoins contre les hommes et que le Prophète soit témoin contre vous », II-143) ‎et le devoir de pudeur fortement présent dans l’éducation algérienne.‎C’est au cours d’un échange avec un officier supérieur français qui lui suggérait en 1947 à ‎Constantine de rentrer dans le service social de la police que la charge du mot « témoin » ‎éclata dans la conscience de Bennabi. Voyant dans la proposition une tentative de l’inféoder à ‎l’administration coloniale et de porter atteinte à sa conscience il répondit, outré : «Monsieur, je ‎suis le témoin !». Relatant cet épisode de sa vie, il poursuit dans « Pourritures» : «C’était la ‎première fois que ce mot de «témoin» m’était venu sur les lèvres… Plus tard, je penserai même ‎en faire le titre d’un roman ». Le terme avait provoqué en lui une illumination de ce que devrait ‎être sa mission personnelle. Il l’adopte pour de bon. ‎Aussi, quand il se met à la rédaction de « Pourritures » le 1er mars 1951, le place-t-il sous cette ‎égide en écrivant dans la préface : « Ce livre est simplement un témoignage que je veux livrer ‎aux générations qui viennent. Mais je l’écris de façon que ma génération elle-même le ‎connaisse, le discute et le critique. Car un témoignage n’est valable que s’il est contrôlé par les ‎contemporains. Sinon, il peut n’être que le mensonge d’outre-tombe d’un maniaque de la ‎persécution ou d’un aspirant à une auréole posthume… Je raconte donc simplement ce que je ‎sais pour l’avoir vécu, vu, entendu et pensé. » Cette préoccupation ne va plus le quitter.‎Dans une « bonne feuille » de « Vocation de l’Islam » parue en juin 1951 sous le titre de « A la ‎veille d’une civilisation humaine ? »,‎ ‎ (1) il écrit : « Le témoin… Un atome peut-être, mais un ‎atome nécessaire pour que la roue de l’histoire humaine poursuive son mouvement. Toute ‎existence, tout évènement, sont des parcelles, des atomes du destin humain ». ‎Et quand l’ouvrage paraît à l’automne 1954 on peut y lire ce passage : « L’histoire commence ‎avec l’homme intégral, adoptant constamment son effet à son idéal et à ses besoins, et ‎accomplissant dans une société sa double mission d’acteur et de témoin… Le monde musulman ‎n’est pas un groupe social isolé, susceptible d’achever son évolution en vase clos. Il figure dans ‎le drame humain à la fois comme acteur et comme témoin »…‎‎ En 1958, il confirme la permanence en lui de ce sentiment dans une note du 25 mars où il dit : ‎‎« Peut-être que le destin veut faire de moi malgré toutes mes implorations le témoin écœuré ‎des maladies morales et sociales du monde musulman ».‎C’est avec la même perception qu’il juge la Révolution algérienne et croit nécessaire en février ‎‎1962 de donner le titre de « Témoignage pour un million de martyrs » à un texte destiné au ‎Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA). ‎Il était donc naturel pour lui que le premier paragraphe du premier tome des « Mémoires d’un ‎témoin du siècle » soit pour situer ce témoin dans le temps et l’espace : « En naissant en 1905 ‎en Algérie, on vient à un moment où le courant de conscience peut être connecté sur le passé ‎avec ses derniers témoins, et sur l’avenir avec ses premiers artisans. J’ai donc bénéficié d’un ‎privilège indispensable au témoin, en naissant à un tel moment.» ‎A la veille de quitter ce monde à la fin de son apostolat, le Prophète Mohammad s’était adressé ‎pour la dernière fois à la communauté musulmane réunie à la Mecque en un « Pèlerinage des ‎Adieux » où il voulait prendre Dieu à témoin qu’il avait accompli sa mission en établissant ‎l’islam. Un des derniers versets coraniques fut révélé en cette circonstance. Cette adresse ‎célèbre a marqué Bennabi qui y a vu la mise en œuvre concrète et parfaite de l’impératif ‎coranique. ‎Analysant cet impératif, il essaie dans « Idée d’un Commonwealth islamique» (1958) de définir ‎les modalités de son exercice : «Le témoin, c’est essentiellement celui qui est présent dans le ‎monde des autres. La première qualité requise pour la validité d’un témoignage, c’est la ‎‎«présence» du témoin. Dès lors, si le musulman doit assumer le rôle qui lui est dévolu, il est ‎obligé de vivre en contact avec leurs problèmes. Sa présence doit donc embrasser l’espace ‎maximum pour que son témoignage embrasse un maximum de faits. D’ailleurs, dans cet état, le ‎musulman n’est pas dans un rôle purement passif : sa présence même agit sur les choses, sur ‎les actions des autres. Quand un témoin est présent, sa seule présence peut changer le cours ‎des évènements, peut-être éviter l’irrémédiable. Or le musulman n’a pas seulement pour ‎mission dans le monde des autres de constater les faits, mais de les modifier dans le sens du ‎Bien s’il le peut.» ‎Mais en réalité, si l’on veut pousser davantage les choses, ce n’est ni en 1958 ni même en 1947 ‎que Bennabi s’est éveillé à cette idée de témoignage. Ellle s’est formée en lui à partir d’un ‎sentiment apparu précocement en lui et qui n’allait plus le quitter. Ce sentiment, c’est celui de ‎l’auto responsabilisation qui se muera progressivement en auto-culpabilisation. ‎C’était avec son immersion dans le milieu protestant de l’«Union des Jeunes Gens Chrétiens», ‎quelques semaines après son arrivée à Paris en septembre 1930, et l’ambiance d’études qu’il ‎découvre en s’inscrivant à l’Ecole Centrale de TSF. Il écrit à ce propos dans «L’Etudiant» : «C’est ‎là que s’opéra ma prise de conscience à l’égard de tous les problèmes qui ont occupé ma ‎vie… J’entrais par cette porte dans la vie d’une civilisation dont j’avais franchi le seuil le jour où ‎j’étais entré à l’«Union» pour la première fois… En rentrant à l’Ecole Centrale de TSF, j’étais un ‎homme autre, sur bien des points, que celui qui avait débarqué à Paris trois mois auparavant. Je ‎ne rêvais plus du lointain ou d’un titre et d’une situation, je ne rêvais que de science. La ‎medersa m’avait marqué sans pourtant me définir une vocation. A présent, je me voyais une ‎vocation. Je me sentais chargé de tous les péchés, de toutes les détresses d’une société qui ‎cherchait son rachat. J’étais son bouc émissaire. Je sentais tout le poids de ses responsabilités, ‎de ses inquiétudes et de ses espérances. Je devais ramener son rachat avec mes études. Je me ‎sentais donc engagé à savoir, à apprendre dans la mesure de l’ignorance, des déchéances que ‎je voyais dans mon pays et dans tout le monde musulman. On ne peut pas être le bouc ‎émissaire d’une société sans se sentir un peu son rédempteur… J’étais entré à l’Ecole de TSF ‎avec cette idée-là ». ‎Ce sentiment avait son revers : Bennabi a très tôt pressenti que sa vie serait celle d’un ‎‎« proscrit », d’un « paria » et qu’il serait, en cherchant cette rédemption pour sa civilisation, la ‎cible désignée de la police coloniale, de la Brigade Spéciale de la rue Lecomte, du ‎‎« psychological-service », de la « lutte idéologique », de «Mr X » et de ses «robots», du ‎‎«myriapode»… Et il le sera effectivement.‎Quand il revenait à Tébessa pendant les vacances d’été de ces années fastes, entre 1932 et ‎‎1935, où l’action islahiste menée par l’Association des Oulamas d’Algérie rayonnait sur tout le ‎pays, Bennabi était heureux de constater les effets tangibles produits par l’Islah. Il y voyait à ‎l’œuvre l’esprit social et le sens collectif, ces moteurs du développement et de la civilisation ; il ‎y voyait « un système d’initiatives privées qui constituerait en fait un Etat dans l’Etat». Il écrit ‎dans ses mémoires : «Ce sont là les caractères de la naissance d’une société, et non pas les ‎mots qu’on a voulu déverser dans la conscience du peuple pour l’obstruer, la dévier de la voie ‎de la véritable renaissance. A cette époque, on ne s’occupait pas à Tébessa des affaires des ‎‎«zaïms», de leurs élections, mais des affaires du peuple, de son orientation, de l’édification de ‎la société algérienne ». ‎En 1933, la « Fédération des Elus de Constantine» est créée par un ensemble d’élus municipaux ‎autochtones. Mohamed-Salah Bendjelloul, secondé par Ferhat Abbas, est à sa tête. Elle ‎demande l’assimilation des Algériens. Bennabi y voit « une diversion administrative pour ‎détourner l’opinion publique de l’Islah qui battait alors son plein en Algérie. » L’électoralisme ‎fait en effet son apparition et, avec lui, la boulitique, l’intellectomane et le zaïm. Le discours ‎revendiquiste se superpose au discours réformateur, l’idole remplace l’idée et le bulletin de ‎vote l’amulette en honneur au temps du maraboutisme.‎La nouvelle ambiance tourne les têtes, le peuple se met à croire à la lune, la revendication des ‎droits remplace dans le discours général l’exhortation au devoir. Bennabi en est profondément ‎dépité. Il le devient encore plus lorsque les Oulamas s’allient en 1936 à Bendjelloul et ‎deviennent ses mentors. A Tébessa, Bennabi s’éloigne à cause de cela de Larbi Tébessi. Il ‎dénonce «ce nationalisme de tréteaux dans lequel il n’y avait aucune préoccupation sociale».‎En juillet 1937, il est à Tébessa. Le constat est plus amer : «Je ne retrouvais pas l’Algérie qui, ‎depuis 1925, suivait lentement mais sûrement le sentier de la civilisation sous la bannière de ‎l’Islah. Je n’y retrouvais pas cette atmosphère de communion où la conscience éclose mûrit sur ‎des problèmes concrets : supprimer une superstition, édifier des écoles pour élever les âmes ‎au-dessus de la condition post-almohadienne, c’est-à-dire au-dessus de la colonisabilité qui est ‎la base psychologique de la colonisation. On ne parlait plus de tout cela, ni de Dieu, on parlait ‎de Blum… C’était la débandade générale : l’esprit islahiste avait fichu le camp avec tous les ‎germes d’avenir qu’il portait.» ‎Pour lui, la politique n’a aucun sens si elle ne s’inspire pas de postulats moraux et si elle ne vise ‎pas des finalités civilisationnelles : «J’ai toujours été convaincu qu’on ne peut pas faire un ordre ‎politique sans faire au préalable un ordre moral.» Avec la tournure d’esprit critique et le style ‎vitriolé avec lesquels il était revenu de ses études, Bennabi a tôt fait de s’isoler du milieu ‎intellectuel et politique algérien de la période coloniale. ‎Le quiproquo est précoce. Il apparaît en 1936 avec sa réplique (non publiée) au fameux article ‎de Ferhat Abbas («La France c’est moi») et sa rencontre dans un grand hôtel parisien avec la ‎délégation issue du Congrès Musulman Algérien que lui et les frères Ben Saï s’étaient permis de ‎critiquer ouvertement. Il note dans «Pourritures» : «Les Ulémas sentaient déjà en moi ‎l’implacable témoin». Le quiproquo s’affiche au grand jour en 1949 avec la parution des ‎‎«Conditions de la renaissance» où il n’épargne personne : Oulamas, Fédération des Elus, UDMA, ‎PPA-MTLD, Communistes… Tous les animateurs politico-intellectuels de l’époque y passent. ‎Le témoin devient gênant. On ne lui pardonne pas ses outrances verbales, ses critiques ‎permanentes, ses sarcasmes blessants, ses néologismes vexatoires (colonisabilité, ‎intellectomanes, zaïms et zaïmillons, alems et alimillons, traîtres et traitrillons…). En retour, on ‎l’accuse de spéculer dans la stratosphère pendant que les autres s’échinent à régler les ‎problèmes du présent, on lui reproche sa tenue à l’écart de la vie politique, son maintien à ‎distance du mouvement national et plus tard du mouvement de libération. Sa pensée n’étant ‎pas strictement «nationale», on la suspecte de manquer de patriotisme. On lui en veut de se ‎désintéresser de la «cause nationale», alors que lui pense n’avoir fait que le procès de ‎la boulitique et de l’électoralisme (où il a pourtant failli s’engager en 1938 et en 1951).‎Puis le malentendu se transporte au Caire où s’est domiciliée la direction de la Révolution ‎algérienne et où est arrivé Bennabi début mai 1956. Comme ce sont de part et d’autre de ‎vieilles connaissances, eux veulent le soumettre à leur nouvelle autorité (incarnée ‎successivement dans la Délégation Extérieure du FLN, le CCE puis le GPRA) et lui font grief de se ‎consacrer aux problèmes du monde arabo-musulman et de l’afro-asiatisme au détriment de ‎ceux de la Révolution algérienne, tandis que lui leur oppose son combat personnel anticolonial ‎ancien, son indépendance intellectuelle et politique, l’autorité de ses écrits et, implicitement, ‎celle que vient de lui conférer sa fraîche notoriété internationale.‎Pourtant, il milite à sa manière. A son arrivée au Caire, il travaille quelques semaines à la «Voix ‎de l’Algérie». Puis il demande par écrit à la direction du FLN de l’affecter sur le front où il ‎pourrait «servir comme brancardier et écrire l’histoire de la Révolution». Pendant la bataille ‎d’Alger, il publie «SOS Algérie» qui est traduit en arabe et en allemand. En mai 1958, à la veille ‎de son déplacement à Moscou, il saisit Nasser pour lui demander d’inscrire à l’ordre du jour de ‎ses discussions avec Khrouchtchev la situation en Algérie. En septembre 1959, il rédige une ‎lettre ouverte à Khrouchtchev et à Eisenhower pour leur demander de mettre fin à la guerre en ‎Algérie. En octobre 1960, il écrit à Khrouchtchev pour le remercier d’une aide des syndicats ‎soviétiques au peuple algérien. Durant toute la période de la Révolution, il entretient des ‎relations avec ceux qu’il estime être de réels «moudjahidine» et non des «tirailleurs». ‎Après l’indépendance de l’Algérie, il aura affaire à une nouvelle génération de dirigeants ‎politiques issue non du mouvement national, mais de la guerre de libération. Il lui est alors plus ‎facile de prendre langue avec les nouvelles équipes dont il a connu quelques membres au Caire. ‎Mais peu à peu, à l’instigation des courants «progressistes» qui voient en lui un «réactionnaire» ‎et un «fondamentaliste», et avec l’accentuation des «options socialistes», on se met à le ‎marginaliser. ‎On le démet de ses fonctions de directeur de l’Enseignement Supérieur, on suspend sa ‎collaboration à la presse, on le confine chez lui mais on ne le réduit pas au silence pour autant. ‎Il crée sa propre activité, institue un séminaire à domicile, donne des conférences, continue ‎d’écrire…‎On ne peut pas le dissimuler, Bennabi a toujours porté la perception – qu’il n’a pas totalement ‎cachée au demeurant – d’être un homme chargé d’une mission exceptionnelle en vertu de ‎l’impératif catégorique dont on a parlé précédemment : ordonner le bien et combattre le mal ‎ou, en cas d’impossibilité, porter témoignage. ‎Parlant des années 1930, il décrit l’image qu’il avait de lui-même et de son ami Hamouda Ben ‎Saï : «C’est dans ce rôle de missionnaire entre deux races, deux mentalités, deux jeunesses ‎différentes que j’ai pris conscience de toutes les tares du monde musulman post-almohadien… ‎Je me rends compte qu’en Hamouda Ben Saï et en moi-même, il y avait vaguement, ‎inconsciemment et innocemment, un réflexe de « sauveurs de l’Algérie». Mais si Hamouda ‎aimait se reconnaître comme tel, j’avoue que je le combattais sur ce point…» ‎A l’époque (1932), les deux amis sont au sommet de la vague. Hamouda Ben Saï et lui se sont ‎imposés au sein de l’Association des Etudiants Musulmans Nord-Africains (AEMNA) dont on ‎avait offert la vice-présidence à Bennabi. Tous les deux avaient donné des conférences ‎retentissantes. Ils constituaient le courant «panislamiste» à l’intérieur de l’Association des ‎Etudiants Algériens. Il écrit : «J’étais un islahiste farouche, un islahiste qui avait osé proposer la ‎présidence d’honneur de Ben Badis à l’Association des Etudiants Algériens». Il était par ailleurs ‎membre de l’ «Association de l’Unité Arabe», une organisation clandestine constituée par des ‎universitaires arabes, et président de l’«Amicale franco-nord-africaine» qu’il avait créée avec ‎des amis de l’«Union des Jeunes Gens Chrétiens». Parlant de leurs qualités intellectuelles et ‎morales, Hamouda et lui, il note : « Je voyais dans cet ensemble de qualités un tout capable de ‎faire une révolution spirituelle, intellectuelle et politique en Algérie». ‎On perçoit à travers les « Mémoires » combien Bennabi a voulu modeler sa vie sur celle du ‎Prophète ainsi qu’y aspirent tous les musulmans dont l’idéal est de reproduire au mieux dans ‎leur vie « al-uçwa al-haçana » (la conduite excellente) qu’a été la vie du Prophète. Il a voulu en ‎toutes choses mettre ses pas dans les siens. ‎Sa première femme, Paulette, a pris après sa conversion à l’islam le prénom de Khadidja, celui ‎de la première épouse du Prophète. Son premier livre (« Le phénomène coranique ») se veut ‎une démonstration de l’authenticité de la prophétie mohammadienne et une exégèse sommaire ‎du Coran. Il a parlé de « Hidjra » pour décrire son évasion de Tébessa en 1952, quand il avait ‎parcouru par monts et par vaux une centaine de kilomètres à pied avec son compagnon, ‎cuisinier de son état, Kalli Tayeb. Il s’est plusieurs fois comparé dans ses notes au Prophète, ‎comme on le lit dans les Mémoires. ‎De fait, sa vie a été un modèle de sens du devoir, de probité morale, de droiture… Il avait certes ‎des défauts, mais ils n’étaient pas d’ordre moral. Ou, plutôt, disons que la probité morale peut ‎avoir son revers intellectuel, l’esprit de système qui ne souffre aucune défaillance, aucune ‎dérogation chez les autres. Des qualités trop tranchantes en effet peuvent devenir des défauts ‎quand elles incommodent ou ne permettent aucun moyen terme. ‎Ce témoin savait qu’il n’était pas exempt de défauts. Il connaissait les siens depuis ses années ‎de jeunesse et les reconnaît jusque tard dans la vieillesse. A l’époque de la médersa, quand il ‎s’était livré à sa première introspection, il était parvenu à une double définition de lui-même : ‎‎«psychologiquement conservateur et politiquement révolutionnaire». Dans le feu des débats qui ‎agitaient alors sa génération il s’était aperçu qu’il «manquait de souplesse», que son style était ‎‎«cassant» et que ces traits «expliquent bien des choses dans (sa) vie». Il savait aussi que des ‎préjugés lui faussaient parfois le jugement : «Mes préjugés, je les avais probablement hérités ‎de mon enfance dans une famille pauvre de Constantine, nourrissant en moi inconsciemment ‎une sorte d’envie ou de jalousie à l’égard des grandes familles».‎Etudiant à Paris, il a conscience d’être « un exemple complexe de sincère humilité et d’innocent ‎orgueil». Adulte, il se met parfois lui-même en garde contre la manie de la méfiance qui s’était ‎installée en lui comme dans cette note du 27 aôut 1961 où il écrit : «Il faut se méfier d’un état ‎d’esprit où le doute devient systématique». ‎Mais ce n’est qu’à soixante-cinq ans qu’il ouvre les yeux sur un de ses principaux défauts qu’il ‎confesse dans cette note du 23 aôut 1969: «Un pli de mon caractère m’est apparu ce matin au ‎bureau de poste… Je suis un contestataire. Je ne laisse passer aucune occasion de protester… ‎C’est peut-être un résidu de la période de protestation anticolonialiste qu’on a vécue dans ce ‎pays. J’avais protesté pendant trente années de tout et de rien. Il m’en est resté quelque ‎chose. » Et quand il réalise que ses conclusions sont hâtives ou contradictoires, il veut s’en ‎expliquer comme dans cette note en date du 06 février 1970 : «Elles sont dictées par un ‎système diabolique qui m’oblige à interpréter tout ce qui est autour de moi». ‎Au regard de ce qui précède, nous pouvons conclure que nous sommes devant un témoin qui ‎vient déposer à la barre de l’histoire pour dire la vérité, toute la vérité, sachant que cette vérité ‎n’est jamais que «sa» vérité, celle d’un homme honnête mais faillible comme tous les autres.‎Bennabi a porté ses idées jusqu’au bout, non pas à la manière d’un illuminé, mais comme ‎Galilée qui, après sa condamnation, continuait encore à marmonner : «Et pourtant elle ‎tourne ». Il était obsédé par l’idée de transmettre aux générations futures son témoignage sur ‎son temps mais aussi le fruit de ses recherches et de ses découvertes. Il voulait leur léguer ‎quelque chose de capital, sa pensée. C’est qu’il nourrissait une grande peur pour l’avenir du ‎monde musulman.‎Dans une note du 22 décembre 1958, il écrit: «Je vois surgir du XXe siècle un monde nouveau et ‎une histoire humaine nouvelle. L’ambition d’un intellectuel musulman doit être de faire ‎participer le musulman à la construction de ce monde nouveau, de l’introduire davantage parmi ‎les forces qui font son histoire». Car il en est persuadé, ainsi qu’il le dit dans une note du 14 mai ‎‎1959 : «Mes idées… Je crois que le monde arabe et musulman les attendait.» ‎NOTES :‎ ‎ Cf. « La République Algérienne » du 29 juin 1951

‎Le soir d’Algérie du 20‎ decembre 2015

Oumma.com le 22 mai 2016

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