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PENSEE DE MALEK BENNABI ‎:NON-DITS ET CLAIRS-OBSCURS

by admin

Les « Mémoires » de Bennabi ne sont pas qu’autobiographiques, ils renferment des ‎éléments inconnus qui complètent ou éclairent sa pensée. Les « Carnets », surtout, ‎éphémérides de son quotidien pendant les quinze dernières années de son existence, nous ‎révèlent l’arrière-plan d’une pensée où ont été relégués les sentiments inexprimés, les ‎jugements les plus crus et tout ce qui pouvait passer en son temps pour « politiquement ‎incorrect ».

En plus d’être le lieu où il dresse à peu près quotidiennement les comptes-rendus de ses ‎activités et de ses cogitations, les notes qui y sont enregistrées sont pour bon nombre d’entre ‎elles les articles qu’il ne peut pas publier, les opinions qu’il ne peut pas soutenir dans les ‎conférences qu’il donne, les illuminations qui le traversent mais dont il ne peut faire état. Au ‎lieu de les ravaler, de les réprimer, de les chasser comme de mauvaises pensées, il les met ‎en forme puis les niche dans les pages de ces « Carnets » secrets dont il prend grand soin ‎car il est sûr qu’un jour ces opinions et ces cogitations seront découvertes et que, les lisant, ‎on y découvrira la portée réelle et la dimension véritable de sa pensée.‎

C’est donc l’histoire passionnante d’une vie et d’une pensée dont il nous est donné de suivre ‎au jour le jour le déroulement de l’une et l’éclosion de l’autre, et du même coup l’évolution ‎d’un pays, l’Algérie, les spasmes qui agitent une aire culturelle, le monde musulman, et une ‎époque de grands bouleversements, le XXe siècle. Ce n’est pas une autobiographie écrite ‎indépendamment de l’œuvre, mais une partie intégrante de celle-ci.‎

Continuer la pensée de Bennabi, la parachever selon son vœu, c’est d’abord la faire ‎connaître pour ce qu’elle est, c’est tirer du double-fond de son œuvre ce qu’il ne pouvait pas ‎dire de son vivant et qui devait être connu, selon son propre souhait, comme étant le dernier ‎mot de ce qu’il a pensé. Ce double-fond, cet arrière-plan, ces arrière-pensées, il les a ‎jalousement gardés pour ceux qui, aujourd’hui, se penchent sur son œuvre.‎

‎ Il a fait allusion dans l’introduction de « Vocation de l’Islam II », en décembre 1951, au ‎‎«destin de l’auteur qui souvent atténue sa pensée pour que sa publication soit possible, qui, ‎parfois aussi, écrit sans pouvoir publier», avant d’ajouter : «Je suis né dans un pays et à une ‎époque où l’on comprend à demi ce qui se dit clairement, et rien du tout à ce qui doit se dire ‎à demi-mot… En rédigeant ces lignes, j’implore Dieu de me permettre de dire ici sans ‎euphémisme toute la vérité. Car j’aurais peur de me révéler un jour à moi-même un homme ‎malhonnête qui s’est longtemps masqué en honnête homme.»‎

Conscient des limites de son temps il écrit en 1957 dans « La lutte idéologique en pays ‎colonisés» (1960) : «Il y a des vérités qui ne peuvent être rapportées qu’à titre posthume ‎par les morts, ensevelis sous terre, protégés ainsi par le trépas… Ces pages doivent être ‎perçues comme une tentative de concilier le devoir du silence et celui de parler.» ‎

Aujourd’hui nous sommes dans un nouveau siècle, un nouveau millénaire, un nouvel ‎environnement mental, intellectuel et politique, un nouveau contexte mondial. La liberté de ‎penser, d’expression et d’édition ont gagné de larges espaces dans les pays musulmans. Non ‎seulement Bennabi peut voir sa pensée libérée des contraintes de son temps, mais la ‎situation dans laquelle se trouve le monde la réclame comme une contribution utile à la ‎résolution de ses problèmes. N’avait-il pas annoncé qu’il reviendrait dans trente ans ? ‎

Voici que ses « Carnets » et ses manuscrits sont portés à la connaissance de la postérité dont ‎on voulait le couper et de l’histoire dont on voulait l’effacer. Le lecteur en général et le ‎chercheur en particulier ont désormais entre les mains les éléments qui pouvaient être ‎considérés comme les chaînons manquants à la compréhension d’une œuvre restée peut-‎être pour cette raison hermétique. Ils y trouveront la matière qui a servi à la construction de ‎la vision, les intuitions qui lui ont donné naissance, l’inspiration qui y a mené, les ‎observations qui l’ont déclenchée, en un mot l’explication et l’élucidation de cette pensée.‎

Il n’est pas possible de parler de non-dits sans parler des inédits, car c’est là qu’ils gisent ‎pour l’essentiel. Lorsque j’ai commencé à travailler sur les archives de Bennabi, j’étais ‎fébrile à l’idée que j’allais enfin connaître la part de vrai qu’il y avait dans la rumeur selon ‎laquelle une partie de son œuvre avait disparu, rumeur qui trouvait sa source dans ses ‎insinuations devant ses familiers et dans la mention dans sa bibliographie de titres non ‎parus. ‎

Le point que je peux en faire est le suivant : parmi les trois inédits annoncés par lui dans « ‎Perspectives Algériennes », c’est-à-dire « Le problème juif », « Pourritures » et « Le PAS ‎Algérien », seul ce dernier n’a pas été retrouvé. Il s’agit, selon les recoupements que j’ai pu ‎faire, d’une étude d’une cinquantaine de pages qu’il a rédigée en 1939 à la demande de ‎Larbi Tebessi et à partir d’un livre en arabe d’un auteur saoudien intitulé « Es-Sira’ » (« La ‎Lutte » ou « Le conflit »). ‎

Je pense qu’il devait faire partie du lot de documents remis à Khaldi en septembre 1939. Or ‎Bennabi ne reverra ce dernier qu’à la fin de la guerre mondiale. Qu’est-il advenu de la ‎serviette et de son contenu ? A-t-elle été récupérée par son propriétaire ? Bennabi n’en a ‎plus parlé, mais s’il a inscrit « Le PAS Algérien » dans sa bibliographie parmi les ouvrages ‎non parus ou à paraître, on présume que c’est parce que le texte existait encore. Or il ne ‎figure pas parmi les documents que j’ai consultés. ‎

On peut aussi compter comme perdu « L’Islam et le Japon dans la communauté asiatique », ‎dissertation d’une vingtaine de pages destinée à un concours lancé par les autorités ‎japonaises et remise par Bennabi lui-même à l’ambassade du Japon à Paris en avril 1941. Il ‎faut enfin se remettre à l’esprit la note qu’on a lue sur la disparition des carnets confiés à ‎Mr Meskawi en 1963, et la référence à l’occultation pendant deux ans de la quatrième ‎partie de « Pourritures ». Avant cela, Bennabi avait signalé dans une note du 19 décembre ‎‎1962 un vol de documents de son domicile au Caire. Donc, il ne s’agit pas d’une simple ‎rumeur.‎

Ce qui peut être considéré comme une constante chez Bennabi, c’est qu’il ne se laissait pas ‎bâillonner par la censure ou circonvenir par le « penser correct ». Il reprenait toujours la ‎matière de ce qu’il n’avait pu faire passer sous une autre forme dans un autre écrit, livre ou ‎article.

Ce que les lecteurs n’ont pas lu par exemple dans « Histoire critique de la Révolution ‎algérienne », « Témoignage pour un million de martyrs » ou «Retour aux sources» (un ‎article censuré par «Révolution Africaine» en août 1967), ils l’ont lu sans le savoir dans ‎‎«Perspectives Algériennes» ou «Le problème des idées dans le monde musulman». Les ‎formulations ont pu changer mais le contenu y est passé. Le reste est dans ces « Mémoires ‎‎». Je crois être en état d’affirmer en conclusion à ce point que rien d’essentiel à la pensée ‎bennabienne n’a été perdu.‎

Mais, ô surprise, on va s’apercevoir qu’il est arrivé à Bennabi de s’autocensurer, d’exercer ‎lui-même la censure sur ses idées. En effet, on ne peut pas ne pas relever les différences ‎qualitatives, car portant sur le fond, qui existent entre ce qu’on lit dans les livres publics et ‎ce qu’on découvre dans les « Carnets » et les autres inédits où il s’octroie manifestement ‎une plus grande marge de liberté.

Prenons un exemple : « Le problème des idées dans la société musulmane » est l’un des ‎livres fondamentaux de Bennabi en même temps qu’un des derniers à paraître (au Caire, en ‎juillet en 1971). Il en avait rédigé la première mouture entre décembre 1959 et janvier 1960 ‎au Caire avant de l’abandonner pour ne le reprendre, à la demande du Dr Ammar Talbi, ‎qu’entre septembre et novembre 1970.

Quand on confronte les deux versions, on remarque des changements et même des « ‎censures », comme c’est le cas pour le paragraphe suivant : « L’école réformiste, depuis ‎Abdou, a eu vaguement conscience que l’esprit musulman s’était enlisé dans une ornière. ‎Mais, pour l’en tirer, il fallait soit lui donner une nouvelle impulsion spirituelle, comme ‎Luther et Calvin en Europe, soit lui faire subir une révolution intellectuelle comme ‎Descartes, c’est-à-dire lui donner, d’une manière ou d’une autre, un nouvel élan créateur ‎d’idées. L’école réformiste musulmane n’a su faire ni cette réforme, ni cette révolution. Elle ‎est tombée elle-même dans l’ornière tout en criant que « nous sommes dans l’ornière ».‎

Apparemment, Bennabi poursuit ici la critique faite dans « Vocation de l’Islam » du ‎mouvement réformiste. Mais il lui a ajouté avec ce passage un palier nouveau, celui des ‎suggestions de solutions où l’on ne trouve pas moins qu’une invitation, à peine masquée, à ‎une « réforme » de l’envergure de celle connue par l’Occident avec Luther, Calvin et ‎Descartes. Il faut se dépêcher de dire que Bennabi ne vise certainement pas un ‎remaniement du credo musulman, des articles de foi islamiques comme l’a fait le ‎Protestantisme pour le Christianisme, mais la nécessité de libérer l’esprit musulman de l’« ‎orthodoxie» qui s’est instituée avec les quatre écoles doctrinales et dont a découlé la culture ‎musulmane.

Ce qu’il veut faire apparaître dans ce passage « censuré », c’est le paradoxe entre les ‎systèmes de pensée issus du Christianisme et de l’Islam. Parti d’une vision étriquée et ‎irréaliste du monde, le premier a dû se « réformer » en chemin et, s’affranchissant de ‎l’emprise scolastique et cléricale, a pu connaître une « renaissance » alors que le second, ‎parti d’une conception libérale et rationnelle de l’univers, a vu peu à peu son esprit tomber ‎dans « l’ornière » du «ilm» et s’est laissé phagocyter par la culture islamique qui l’a soumis ‎à un dogmatisme qui a fini par le stériliser.

Dans la version de 1960, Bennabi illustre ce raisonnement par un symptôme de la ‎décadence qu’il appelle «la dévalorisation des idées », écrivant : « On peut mesurer ‎l’étendue de cette dévalorisation en la plaçant entre un archétype de l’Islam et une idée de ‎notre décadence. L’effort intellectuel, c’est-à-dire l’effort créateur d’idées, a été placé par ‎l’Islam au premier rang de ses recommandations par ce hadith du Prophète : « Quiconque ‎fait un effort intellectuel et parvient à une vérité a un double mérite, et quiconque fait un ‎effort et est parvenu à une erreur a un mérite ». Voilà un archétype qui a guidé les efforts ‎des premières générations de l’Islam dans ces conquêtes de l’esprit qui ont enrichi le ‎patrimoine humain dans le domaine de la pensée pure, comme dans le domaine des ‎sciences appliquées. Mais, quelques siècles au-delà, nous trouvons la société musulmane en ‎possession d’une nouvelle philosophie de l’effort intellectuel. Nous trouvons, à vrai dire, son ‎comportement totalement changé à l’égard des idées comme l’indique ce dicton que les ‎dernières générations nous ont transmis : (parlant du Coran) « L’interpréter est une erreur, ‎et toute erreur est blasphème ».‎

Et Bennabi de conclure : « Voilà une idée qui constitue une défense qui a effectivement ‎paralysé tout effort intellectuel dans le monde musulman où toute spéculation a eu en effet ‎à la base une idée coranique, comme les spéculations de l’école Mu’tazilite qui a tant ‎enrichi la pensée musulmane ». C’est cette même analyse qui lui fait dire dans « Vocation ‎de l’Islam » que le monde musulman doit rattraper son retard aussi bien sur la pensée ‎coranique que sur la pensée cartésienne.‎
On ne peut pas répondre à la question pourquoi Bennabi n’a pas repris ce passage où il n’y a ‎rien de sulfureux, mais ce qu’on peut dire c’est qu’on avait réussi à le complexer à l’égard ‎des questions religieuses. ‎

En Algérie d’abord avec la parution en 1947 du « Phénomène coranique » que la presse des ‎Oulamas préféra ignorer pour ne pas avoir à le discuter. Le préfacier du livre, l’Egyptien et ‎azharien cheikh Draz que Bennabi a connu en 1935 à Paris, s’était attaché contre tous les ‎usages à faire ressortir dans son texte les prétendues lacunes de Bennabi en matière de ‎connaissances religieuses. C’est pour cela qu’elle n’a pas été reprise dans les éditions ‎ultérieures et que Bennabi lui a substituée celle de Mahmoud Chaker, un autre azharien ‎égyptien, dans l’édition arabe de 1958. Il avait alors noté dans « L’Ecrivain » : « J’allais ‎bientôt comprendre que nos Ulémas orientaux ont ceci de commun avec les orientalistes, ‎genre Massignon, qu’ils n’aiment pas beaucoup les « profanes » comme moi qui mettent le ‎nez aux études islamiques ». ‎
Au Caire ensuite où les « Frères Musulmans », lui en voulant certainement pour les critiques ‎formulées à leur encontre dans « Vocation de l’Islam », feront sournoisement barrage à ses ‎idées. Bennabi parle dans une note d’avril 1969 d’une revue paraissant au Koweit, «Al-wa’y ‎al-Islamy», qui publie un article sur lui où, après avoir reconnu ses mérites et rendu ‎hommage à son œuvre, son auteur déplore que Bennabi «n’ait pas la formation islamique ‎qui le mette au rang des grands penseurs modernes de l’Islam comme Mawdudi, les deux ‎frères Qotb, Iqbal…». ‎

Quelques mois plus tard, ce sont les étudiants « Frères Musulmans » qui déclenchent en ‎Allemagne une vaste campagne de dénigrement de sa pensée l’amenant à écrire dans cette ‎note du 1er septembre 1969 : « Visiblement, tout l’appareil « Frères Musulmans » est devenu ‎un puissant levier entre les mains de la CIA et du sionisme dans le domaine de la lutte ‎idéologique ».‎

Le résultat en a été qu’on sent nettement, quand on lit dans l’ordre de parution ses livres et ‎ses articles, qu’il se contient de plus en plus, qu’il bride son expression, qu’il dissout ‎l’importance de certaines idées dans des allusions difficiles à déchiffrer. Comme s’il ‎s’arrêtait à une limite, à une frontière, à un seuil. Comme s’il ne voulait pas assumer le rôle ‎de « mujaddid », voire de « mujtahid » auquel il pouvait prétendre, pour ne pas s’aventurer ‎sur un terrain qu’on lui interdisait. ‎

C’est que dans les pays musulmans on pense généralement que seuls sont habilités à parler ‎d’Islam les oulamas conventionnels formés à al-Azhar, Zitouna, Qarawiyin ou d’autres ‎établissements d’enseignement islamique. On ne reconnaît presque pas de distinction entre ‎le religieux stricto sensu, qui peut relever effectivement d’une spécialité, et le sociologique ‎qui requiert d’autres aptitudes que celle des « hommes de religion ». ‎

Or Bennabi s’est dès le départ présenté comme un sociologue et un penseur, comme un ‎esprit analytique et critique, et non comme un docteur de la loi ou un apologétiste de ‎l’islam, ce qui allait le situer dans un no man’s land, une sorte d’orphelinat intellectuel où il ‎ne sera revendiqué ni par les « modernistes », ni par les « réformistes ».‎

Il n’a jamais voulu être ou passer pour un « alem » dont il n’avait ni la formation, ni la ‎tournure d’esprit, ni l’apparence physique. Mais s’il n’était pas un « alem », il était un savant ‎au sens où les anciens entendaient ce terme.‎

Voici le sentiment de Bennabi sur la culture musulmane tel qu’il l’exprime dans « ‎Pourritures » en se référant aux années 1936-1937 : « Dès lors, la culture d’al-Azhar et de la ‎Zitouna, cette culture qui tue les consciences et les âmes, me fit horreur comme la pire ‎calamité qui pût menacer le monde musulman. Depuis, la vie n’a pas cessé – hélas – de me ‎fortifier dans cette conviction. Pour que l’Islam vive ou ressuscite dans les consciences, il ‎faut tuer ce qu’on appelle aujourd’hui la « culture musulmane », cette culture qui empuantit ‎les âmes, avilit les caractères, affadit les consciences, effémine les vertus. J’ai maintenant ‎plus que jamais cette conviction ». ‎

Cette conviction, il n’allait pas la perdre en chemin mais la voir au contraire se renforcer et ‎s’incruster en lui, même s’il devait de moins en moins en faire état publiquement.‎
En 1949, il écrit avec des termes un peu plus mesurés dans une série d’articles au lendemain ‎d’un colloque à Tunis sur «la culture islamique » auquel il venait de participer : « Notre ‎culture me donne surtout l’impression d’être une archéologie. Nos prémisses intellectuelles ‎sont les mêmes depuis le Moyen Age chrétien. Nos conclusions sont immanquablement les ‎mêmes qu’il y a cinq ou six siècles. Bien que la pensée cartésienne ait été au bout de la ‎pensée arabe, nous n’avons pas encore atteint ce bout. La vie et l’expérience n’ont encore ‎aucun poids dans nos spéculations. Nous sommes encore à l’âge scolastique des inductions ‎verbales, des pétitions de principe. Enseignement de théologien et de juriste qui n’apporte ‎aucune réponse, ni au problème de l’homme du peuple, ni à ceux de l’élite intellectuelle, ‎notre « culture islamique » représente au plus une volonté de subsister et non une volonté ‎de devenir » (1).‎

Dans le même article, il poursuit : « Notre retard par rapport à l’âge atomique parait ‎effroyable… Pour rattraper ce décalage, il ne suffit pas d’opérer des ruptures avec les idées ‎mortes, mais aussi de réaliser des contacts avec l’esprit technique qui est devenu un facteur ‎d’accélération de l’histoire, avec une ambiance extra-musulmane engendrant les idées ‎frontales qui guident aujourd’hui l’humanité à unifier sa culture et son destin ». Dans celui ‎qui suit, il ajoute : «Notre destin doit se réaliser désormais dans un sens planétaire, chacun ‎devant réaliser en lui «l’omni-homme» selon le mot de Dostoïevski, ou le «citoyen du ‎monde» selon la formule de Garry Davis » (2).‎

La preuve de l’autocensure chez Bennabi résulte comme on vient de le constater de la ‎confrontation de ses textes initiaux et finaux.‎
‎ Un autre exemple est fourni par un paragraphe qu’on trouve dans les parties de « Vocation ‎de l’Islam» publiées sous forme d’articles en 1950 (3) mais qu’on ne retrouvera pas dans le ‎livre quand il sortira en 1954. C’est celui où il dit : «Le mouvement réformateur n’a pas su ‎transformer l’âme musulmane, ni traduire dans la réalité la fonction sociale de la religion… ‎Poser froidement ce problème, le poser radicalement, aller au fond des choses, implique la ‎destruction de l’esprit traditionnel et des nids où couve cet esprit depuis des siècles : al-‎Azhar, la Zitouna, Karawiyine sont en effet des nids où les mythes n’ont cessé de couver leurs ‎invraisemblables et hallucinantes données de l’esprit post-almohadien.»‎
Dans les articles publiés entre 1949 et 1954, Bennabi ose quelques opinions pouvant passer ‎pour audacieuses sur la femme, le Prophète ou la chari’a. ‎

Autre idée téméraire formulée dans «L’Afro-Asiatisme» : lorsque 29 pays du Tiers-Monde se ‎réunissent en avril 1955 à Bandoeng pour se dégager de l’influence des deux «Grands» et ‎initier une troisième voie, Bennabi y voit davantage qu’une solidarité politique. Il y voit à la ‎fois une option civilisationnelle pouvant sortir du sous-développement ce Tiers-Monde ‎naissant et un raccourci pour hâter l’avènement du mondialisme. ‎

Mais il a tôt fait de comprendre que ce regroupement était hétéroclite, fragile, qu’il lui ‎manquait un ciment idéologique qu’il entreprend aussitôt de lui donner en rédigeant ‎‎«L’Afro-Asiatisme» (qu’il avait en fait commencé avant la conférence de Bandoeng). Aussi ‎va-t-il lui proposer un soubassement doctrinal qui, il l’espère, deviendra la Bible de l’afro-‎asiatisme. ‎

Ce qu’il y a d’«audacieux» dans l’affaire, c’est que Bennabi ne voit pas ce soubassement ‎résulter d’un principe unique, mais d’une synthèse entre l’hindouisme (qui n’a pas le statut ‎de religion du Livre) et l’Islam.‎

‎ Il écrit : «L’évolution qui doit dépasser le colonialisme, dépassera nécessairement aussi ‎l’anticolonialisme. Par conséquent, l’afro-asiatisme doit fonder son éthique sur un principe ‎plus positif mais qui ne saurait être d’essence religieuse. Il ne saurait s’agir non plus d’une ‎tentative de syncrétisme, mais d’un pacte moral entre l’Islam et l’Hindouisme pour assumer ‎une même vocation terrestre.» ‎

Pour conforter cette idée sensationnelle, il donne en exemple, là aussi, la pensée ‎occidentale : «A son point de départ, la civilisation occidentale s’était édifiée sur un système ‎éthique chrétien qui lui avait assuré la cohésion et l’élan nécessaire à son essor. Mais son ‎évolution avait peu à peu transformé ce fondement idéologique en un système mixte où ‎figurent, d’une façon parfaitement cohérente, la pensée catholique et la pensée protestante, ‎la libre pensée et la pensée juive. Par conséquent, il n’y a pas lieu de rechercher la cohésion ‎et la cohérence ni dans un principe unique, ni dans un syncrétisme religieux.» ‎

Le moins qu’on puisse en conclure est que Bennabi rejette tout exclusivisme et tout ‎hégémonisme de l’islam, et envisage non seulement une coexistence avec les autres ‎religions, civilisations et philosophies, mais même une synthèse avec elles, idée avant-‎gardiste encore à ce jour.‎

Bennabi voit le musulman tel qu’il nous apparaît de nos jours, c’est-à-dire comme « un ‎solitaire ignorant les valeurs d’autrui, une conscience solitaire qui ne prend pas part aux ‎affaires mondiales. On ne la trouve ni dans les grands débats internationaux, ni dans le ‎remous d’idées engendrées par le choc des doctrines sociales et philosophiques qui ‎partagent l’humanité en ce moment. Cette psychologie du solitaire cristallise l’inefficacité ‎du monde musulman sur le plan universel».‎

Vues extraordinairement audacieuses, véhiculant des vérités que les musulmans n’ont pas ‎l’habitude d’entendre et s’attaquant à des tabous jalousement gardés. ‎

Ce qu’on peut déduire de ces propos c’est que psychologiquement, sociologiquement et ‎politiquement l’islam a cessé de motiver collectivement les musulmans, il ne détermine plus ‎leurs actes sociaux, il n’existe plus comme ordre politique, il n’agit plus que sur leur ‎émotivité et leur religiosité intéressée.

Et le résultat historique de ce phénomène, c’est cet ensemble de stéréotypes et de ‎comportements par lesquels se caractérise ce qu’on appelle aujourd’hui l’islamisme. ‎Bennabi écrit dans un article de 1972 : «Quand une religion devient une simple collection de ‎formules à réciter par cœur, un simple ensemble de gestes à accomplir machinalement, elle ‎peut verser facilement dans le culte de ses symboles, de ses signes, au lieu de s’occuper de ‎ce qu’ils désignent. Alors, quand le signifiant usurpe la place du signifié, c’est le retour à la ‎magie, c’est le règne du dévot, du bigot, et finalement du charlatan.»‎

Les Mémoires de Bennabi, tout autant que son œuvre, nous montrent le parfait croyant qu’il ‎était. Mais ils nous révèlent aussi un Bennabi tourmenté, se débattant devant les problèmes ‎musulmans et leur cherchant une solution en s’appliquant à ne pas choquer pour ne pas ‎accroître son isolement.‎

‎ Il se savait depuis le début suspendu entre deux mondes, deux civilisations. Il n’était ‎convergeant avec aucune école, aucune approche en vigueur en Orient ou en Occident. Il ne ‎pouvait trouver appui ni dans les thèses des orientalistes et de leurs élèves «modernistes» ‎‎(bâathistes, marxistes, laïcistes…) qui voyaient en lui un «panislamiste», un « wahhabite », ‎un «fondamentaliste», ni dans les thèses traditionnelles qui le regardaient comme un intrus ‎dans leur monde typé, conformiste et jaloux. ‎

C’est en cela que la pensée bennabienne, quand on la saisit à travers ses «dits», ses clairs-‎obscurs et ses non-dits, apparaît en totale rupture avec les redondances de la culture ‎musulmane. ‎
Elle se présente alors comme la recherche tenace d’une issue à l’impasse dans laquelle s’est ‎engagée la pensée traditionnelle. Sans basculer dans les positions et les parti-pris des «laïcs» ‎qui, faisant l’économie d’une critique interne orientée vers la recherche de correctifs, ‎d’améliorations et de recentrages à l’intérieur et de l’intérieur de la pensée musulmane ‎elle-même, se sont inscrits en opposition frontale avec elle, il tente d’ouvrir des perspectives ‎nouvelles à cette pensée pour la dégager du cul-de-sac dans lequel elle s’est – et reste – ‎enfermée.‎

NOTES :‎
‎ (Cf. « Ruptures et contacts nécessaires » in « La République Algérienne » du 11 novembre 1949).‎

‎2 (Cf. « Syncrétisme et synthèse » in « La République Algérienne » du 18 novembre 1949).‎
‎3 (Cf. « L’exemple des précurseurs de la renaissance » in « La République Algérienne » du 1er décembre 1950). ‎

Le soir d’Algérie du 24/12/2015‎
Oumma.com du 28 Mai 2016

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