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PENSEE DE MALEK BENNABI: LA MORT

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Le 06 octobre éclate une nouvelle guerre arabo-israélienne. Aux premiers jours du conflit les ‎troupes égyptiennes réalisent des prouesses : elles traversent le canal de Suez et détruisent ‎la ligne Bar Lev, une fortification présumée imprenable. Les jours suivants les Etats-Unis ‎fournissent Israël en images satellitaires et approvisionnent sans discontinuer ses armées. ‎Les pays arabes se solidarisent de l’Egypte et de la Syrie et déclenchent la « guerre du ‎pétrole » ; les prix du baril, inférieurs alors à un dollar, sont multipliés par quatre. LOccident ‎s’en alarme, des menaces sont proférées contre les pays producteurs arabes, on agite même ‎le spectre d’une intervention nucléaire.

Bennabi se trouve depuis le mois de septembre dans un hôpital parisien, la Pitié-Salpêtrière, ‎le plus souvent dans le coma. On a diagnostiqué une prostate métastasée. On l’avait ‎difficilement autorisé à quitter l’Algérie alors que ses proches voulaient l’évacuer en France ‎dès le mois de juillet. Les médecins avisent sa famille que plus rien ne pouvant être fait pour ‎lui, il vaut mieux le rapatrier. Le 31 octobre, il décède en son domicile.

Le lendemain, sa dépouille est transportée à la mosquée de l’Université d’Alger où est ‎célébrée la prière des morts à laquelle participe l’auteur de ces lignes. Un très long cortège ‎porte sa dépouille jusqu’au cimetière de Sidi M’hamed à Belcourt où il est enterré à côté de ‎Aly al-Hammamy et du Dr. Khaldi. Non loin, se trouve la tombe de Cheikh Bachir al-Ibrahimi, ‎décédé en mai 1965. Le lendemain du décès, c’est à peine si un petit entrefilet en bas de ‎page a été publié dans la presse officielle algérienne pour annoncer la nouvelle ‎. ‎

Parce qu’il a deviné précocement que sa vie allait être pénible, lourde à porter, Bennabi ‎s’est très tôt intéressé à la mort : il l’a souhaitée en quittant l’Algérie en 1934 après la mort ‎de sa mère, quand le bateau qu’il a pris fut pris dans une tempête. Il a espéré le ‎déraillement du train qui le ramenait d’Italie en 1936. Il a supplié le ciel de mourir d’une ‎balle perdue ou d’un obus au cours des bombardements de l’Allemagne en 1943 où il ‎travaillait dans une usine. ‎

Il s’est procuré une arme à feu en 1947 pour on ne sait quel usage. Il a constitué des stocks ‎de médicaments avec l’intention de s’empoisonner. Il a dressé en 1951 une potence pour se ‎pendre, mais ni il ne pût jamais surmonter l’interdit religieux du suicide, ni le ciel ne voulût ‎exaucer ses prières. Finalement il est mort à petit feu, tué lentement par la colonisabilité, la ‎lutte idéologique, la boulitique et la maladie.‎

Il a été la victime expiatoire d’une époque de grands conflits et d’une nation ignorante. Il est ‎mort en combattant solitaire sur un front invisible où les armes ne font pas de bruit. Il est ‎mort avec une plus grande peur pour son œuvre, ses manuscrits et ses Carnets, que pour sa ‎vie. Il avait consigné dans une note du 9 mai 1969 : « Je suis certain que la haine bestiale ‎que je sens autour de moi ne s’éteindra pas même avec ma mort. Je sens qu’après ma mort, ‎Mr. X cherchera la moindre trace de mes écrits (surtout les Carnets dont il connaît ‎l’existence), même dans les tripes de mes enfants pour effacer toute trace de ma pensée ». ‎Il a résisté au moyen de sa culture, de sa puissance de raisonnement, de sa rationalité, de sa ‎foi, de sa plume, jusqu’à ce que la Providence veuille bien le rappeler… ‎

Il était profondément pénétré de l’idée que sa vie correspondait à une mission et qu’il était ‎prédestiné à remplir le devoir pour lequel il a été conçu. Il en avait une conscience aiguë, lui ‎qui écrivait en 1956 dans ses Carnets : « Je suis un atome engagé entre des forces ‎colossales ; mais un atome nécessaire au mouvement de la roue de l’Histoire. »‎

Sa présence sur la terre ne pouvait être l’effet d’un hasard, une simple étendue de temps, ‎elle avait forcément un sens, elle devait être dévouée à une cause. S’il n’a pas écrit « Le ‎livre proscrit » dont il eut l’inspiration à l’âge de vingt ans, il a mené de bout en bout la vie ‎d’un proscrit. ‎

Les années les plus dures ont été pour lui qui ne vivait et ne respirait qu’à travers l’écriture, ‎celles de l’indépendance où c’était son pays, son gouvernement, qui l’empêchaient de ‎penser, et en tout cas de publier. A l’exception du premier volume de ses Mémoires ‎‎(l’Enfant) et de trois plaquettes‎ ‎, aucun de ses ouvrages n’a été édité en Algérie entre 1962 ‎et 1989, année où fut levé le monopole étatique de l’édition. ‎

Depuis 1968, il ne pouvait plus publier quoi que ce soit dans la presse à l’exception d’une ‎présentation d’un livre de Pierre Rossi, « Les clés de la guerre » dans le quotidien « El-‎Moudjahid ». Il s’est alors rabattu sur des moyens de fortune comme « Que sais-je de ‎l’islam ?», assemblage de quelques feuillets ronéotypées, distribué en quelques dizaines ‎d’exemplaires, qu’il ne dédaignait pas cependant, comme les premiers hommes quand ils ‎écrivaient sur des omoplates ou des peaux de bêtes.

Dans « Le gai savoir »‎ ‎ Nietzsche a écrit : « Ce n’est qu’après la mort que nous parvenons à ‎notre vie et devenons vivants, oh très vivants ! nous autres hommes posthumes ». Il n’y a ‎aucun doute que Nietzsche vit toujours, plus vivant que jamais, dans toutes les universités et ‎les littératures du monde. ‎

Peut-on en dire autant de Bennabi ? A la différence de Nietzsche, esprit puissant apparu au ‎XIXe siècle dans une Europe ascendante et une Allemagne réunie qui ont toujours honoré ‎leur élite et porté leurs penseurs sur les fonts baptismaux, lui, est né dans un pays colonisé ‎et fut tout de suite perçu comme un danger aussi bien par ses adversaires que par les siens, ‎même si les raisons différaient des uns aux autres. Plus d’une fois, lors de ses séminaires, il a ‎laissé tomber d’un air énigmatique : « Je reviendrai dans trente ans ». ‎

Trois ans après sa mort, l’Algérie entreprend de se donner un cadre institutionnel fondé sur ‎le parti unique. Depuis le renversement de Ben Bella en 1965, le pays a été gouverné sans ‎constitution et sans représentation parlementaire. Le pouvoir autorise pour quelques ‎semaines un débat national pour discuter du nouveau cadre légal fait d’un projet de « charte ‎nationale », d’un projet de constitution et d’une élection présidentielle. ‎

Profitant de cette brève liberté d’expression, je regroupe et publie avec un condisciple ‎‎(Omar Benaissa) sous le titre « Les grands thèmes » cinq textes de Bennabi accompagnés ‎d’une préface et d’un appareil d’annotations pour en faciliter la lecture ‎. Le choix était en ‎rapport avec les questions soulevées par le débat national. ‎

C’est en achetant ce livre dans une librairie d’Alger qu’un Américain en poste à Alger, David ‎Johnston, découvre Bennabi. Je ferai sa connaissance en 2003 et le mettrai en relation avec ‎son compatriote Allan Christelow. Omar Kamel Meskawi, disciple libanais de Bennabi et ‎ancien ministre que je ne connaissais alors que de nom, édita, après l’avoir traduit en arabe, ‎ce livre à Damas quelque temps après. Deux ans après, le président Boumediene décédait ‎d’une mystérieuse maladie.‎

Au début des années quatre-vingt, les prix du pétrole atteignent de hauts niveaux, les ‎programmes d’importation déversent sur le marché algérien produits électroménagers et ‎alimentaires subventionnés par l’Etat-providence, les futurs animateurs de l’islamisme ‎investissent discrètement le champ des activités publiques, les universités et les mosquées, ‎le groupe Bouyali se prépare à l’action armée où vont fourbir leurs armes les futurs chefs du ‎terrorisme, le pouvoir prépare le prochain congrès du parti unique, le nom de Malek ‎Bennabi a complètement disparu… ‎

En 1984, le président Chadli Bendjedid lui décerne à titre posthume la médaille de l’Ordre ‎national du mérite en même temps qu’à une centaine d’autres personnalités algériennes de ‎tous bords vivantes ou décédées (dont Ferhat Abbas). ‎

Le pays vogue, inconscient, sur une mer étale de pétrole quand une brusque chute des cours ‎ramène les ressources en devises à un niveau tel qu’il n’est plus possible de financer le ‎farniente national. En octobre 1988, le système politique et économique inspiré du modèle ‎soviétique s’effondre dans une ambiance d’émeutes. Le président Chadli essaye de le ‎réformer in extrémis mais, ne s’y étant pas vraiment résolu, il est emporté par les vagues ‎déchaînées du mécontentement populaire, et l’ascension fulgurante des mouvements ‎islamistes… Les évènements déclenchés vont causer la mort de centaines de milliers ‎d’Algériens et occasionner au pays des dégâts de plusieurs dizaines de milliards de dollars, ‎retardant son développement de plusieurs lustres. ‎

Avec le multipartisme et la liberté d’expression au début des années quatre-vingt-dix le nom ‎de Bennabi est de nouveau prononcé dans les journaux, en liaison surtout avec la fondation ‎du « Parti du Renouveau Algérien » par l’auteur de ces lignes. Des journalistes nationaux et ‎étrangers viennent au siège du parti et demandent à en savoir davantage sur l’homme dont ‎il s’inspire. C’est ainsi que j’ai reçu en 1991 la chercheuse allemande Siegrid Faath à qui j’ai ‎parlé de Bennabi pendant de longues heures. Quelques mois plus tard, elle publiait dans une ‎revue de Hambourg ‎ une étude intitulée « Malek Bennabi, écrivain politique, critique social, ‎visionnaire d’une civilisation islamique dans l’Algérie colonisée et indépendante ». ‎

Un peu plus tard, on se met évoquer le nom de Bennabi pour qualifier un courant apparu à ‎l’intérieur du « Front islamique du salut ». Dans les milieux opposés à l’islamisme, on y voit ‎la preuve que Bennabi est le « fondateur de l’islamisme algérien ». ‎

Ce qu’on a nommé la «Djaz’ara» (tendance dite « algérianiste » au sein du FIS) n’est qu’un ‎mythe, une mystification, car jamais Bennabi n’a, ni n’aurait pu, par les dispositions de sa vie ‎et de sa pensée inspirer un discours populiste (la boulitique), susciter une action violente, ou ‎soutenir l’idée d’un Etat théocratique. ‎

Le mouvement islamiste algérien dans toutes ses nuances ne s’est jamais formellement ‎revendiqué de la pensée de Malek Bennabi, même si quelques-uns de ses représentants ont ‎fait quelques apparitions à son domicile entre les années 1964 et 1973, c’est-à-dire plusieurs ‎décennies avant l’émergence du radicalisme islamiste en Algérie. ‎

Ce qu’il faut par contre concéder, c’est que le populisme des « Frères musulmans » et la ‎démagogie des tribuns islamistes égyptiens ou autres ont été plus forts que l’élitisme de ‎Bennabi. L’islamisme apparu en Algérie peut être qualifié d’égyptien, iranien, afghan ‎ou salafiste mais n’a rien à voir avec les idées de Bennabi qui n’était que pondération, ‎humanisme et rationalité. ‎

L’hostilité que lui ont vouée jusqu’à sa mort les marxistes et les populistes se justifiait par le ‎barrage à leurs idées qu’il avait constitué tout au long de sa vie. Les partisans de cette ‎idéologie lui avaient fait auparavant un procès en nationalisme en déformant le concept de ‎colonisabilité créé par lui pour exprimer une idée qui remonte à l’Antiquité. Les orientalistes ‎français l’ont tenu dans la même hostilité en raison de son parcours général et de deux ‎ouvrages « La lutte idéologique dans les pays colonisés », et « L’œuvre des orientalistes et ‎son influence sur la pensée musulmane moderne » qu’il leur a consacré. ‎

Il est possible de dire qu’aucun profit n’a été tiré des analyses, des propositions, des ‎prémonitions et des mises en garde de Malek Bennabi ni en Algérie ni dans le reste du ‎monde musulman. En Algérie, le mouvement national ne s’intéressait pas à la Renaissance ‎mais à la revendication politique. Finalement, c’est lui qui a imposé la décision et c’est ce ‎qui explique les problèmes dans lesquels se débat encore l’Algérie. ‎
‎ ‎
Bennabi n’a pas prêché des dogmes qui enflamment les esprits, mais enseigné des méthodes ‎de raisonnement. Toute sa vie il a été un opposant au colonialisme, à la colonisabilité, à ‎l’assimilation, à la boulitique, au zaïmisme, au populisme, à l’économisme… Il était à contre-‎‎¬courant de toutes les tendances qui ont traversé le monde musulman au cours du dernier ‎siècle. Comment dès lors aurait-il pu être honoré par les siens ? ‎

On peut comparer Bennabi à un éclaireur qui, parti en reconnaissance pour trouver le ‎chemin du salut a la surprise, en se retournant, de découvrir que non seulement la masse ne ‎l’a pas suivi mais qu’elle est partie dans une autre direction, rappelant l’épisode de Moïse ‎qui, monté sur le mont Sinaï pour ramener la vérité au peuple hébreu, le trouva à son retour ‎vautré dans le culte du Veau d’or. ‎

Plus d’une fois dans l’histoire on a vu un homme sauver à lui seul une nation, comme il est ‎arrivé dans plus d’un cas que toute une nation ne produise pas un seul grand homme.‎

Le monde musulman qui percute un mur à chacun de ses mouvements semble incapable de ‎tirer de ses flancs un visionnaire pour éclairer son chemin dans le monde actuel. Trompés ‎par les mouvements politiques revendicateurs et les discours idéologiques illusoires, ‎encadrés par la classe des pseudos hommes de religion, les peuples musulmans ont suivi en ‎rangs serrés les pas des « zaïms » et des « chouyoukhs » qui leur ont fait perdre au cours des ‎deux derniers siècles toutes les batailles, tous les paris, toutes les occasions. ‎

Aujourd’hui, toute lumière s’est éteinte. On ne sait plus quel chemin prendre, on ne sait pas ‎où aller et, ainsi que le dit Sénèque, « il n’est pas de bon vent pour celui qui ne sait pas où il ‎va ». ‎

En une matinée, celle du 11 septembre 2001, le monde musulman a basculé dans une ‎situation où l’islam est devenu l’ennemi public international numéro un. Depuis ce jour, les ‎dirigeants les plus influents du monde se sont lancés dans l’élaboration de stratégies de ‎redistribution des cartes dans lesquelles le monde musulman n’est plus un sujet mais un ‎objet mis en quarantaine. ‎

Les soi-disant élites des pays musulmans sont une nouvelle fois tétanisées, incapables de ‎réactualiser la moindre pensée ou d’imposer la moindre idée de changement. Comme à ‎l’accoutumée, ce sont les « hommes de religion » qui sont réclamés sur les chaînes de ‎télévision pour entonner le sempiternel discours de l’islam assiégé et des musulmans ‎‎« meilleure communauté sortie parmi les hommes ». ‎

Ainsi sont faites les masses musulmanes, et tels sont les courants défavorables que Bennabi ‎a rencontrés dans une aire culturelle où on ne voyait en lui ni un « alem » typique, ni une ‎autorité habilitée à parler de religion, ni un tribun tel qu’en raffolent les foules, ni un ‎propagandiste assermenté et asservi par le pouvoir. ‎

Tel devait être finalement le destin d’un homme soucieux d’indépendance de sa pensée, ‎conscient des charges qui pèsent sur un témoin au regard de Dieu et identifié par la « lutte ‎idéologique » comme un ennemi. ‎

Paradoxalement, c’est dans ce contexte que la pensée de Bennabi peut encore trouver son ‎utilité. Certes, il est plus facile de croire à un discours que d’assimiler une pensée, on ‎succombe plus facilement à un prêche enflammé qu’à un raisonnement froid, et écouter ‎n’oblige pas au même effort que lire et comprendre. ‎

Un regain d’intérêt pour les idées de Bennabi s’est fait jour un peu partout dans le monde au ‎cours de la dernière décennie. Ses livres, dont quelques-uns ont été traduits en anglais, ‎espagnol, ourdou, turc, persan, malaisien, etc, sont fréquemment réédités. Un grand ‎nombre de thèses de magistère ou de doctorat sont régulièrement consacrées à sa pensée ‎dans diverses universités d’Afrique, d’Asie, d’Europe et d’Amérique. Des colloques lui ont été ‎consacrés par l’université de Kuala Lumpur (Malaisie) en 1991, par l’université d’Oran ‎‎(Algérie) en 1992, par le Haut Conseil Islamique en 2003 (à l’initiative de l’auteur de ces ‎lignes) à Alger, par l’université islamique de Constantine en 2005 et celle de Béjaïa en 2014. ‎

Mais le plus remarquable est l’intérêt qu’ont commencé à lui porter des universitaires hors ‎de la sphère islamique comme les Américains Allan Christelow et David Johnston et ‎l’Allemande Siegrid Faath. Celle-ci le décrit comme « un combattant solitaire, provocateur, ‎ne reculant devant aucune critique inconfortable, prêt à assumer en tant qu’individu les ‎conséquences de ses activités ». ‎

Christelow estime de son côté qu’il est « un des plus productifs écrivains de l’Algérie du XXe ‎siècle. Son œuvre est connue au Moyen-Orient et en Europe aussi bien qu’au Maghreb. ‎Cependant, il est un auteur auquel on se réfère et qu’on cite en passant mais qu’on n’étudie ‎pas systématiquement… Le lecteur européen et américain comprennent mieux ses écrits ‎que ceux d’autres penseurs musulmans très connus comme Ali Shariâti ou Sayyed Qotb… Il a ‎essayé de comprendre la civilisation islamique comme faisant partie d’une plus large ‎civilisation mondiale… La recherche des intellectuels musulmans des voies et moyens pour ‎concilier l’islam et la modernité peuvent susciter un intérêt pour les idées de Malek ‎Bennabi. » ‎

Le chercheur américain est parmi ceux qui, relisant Bennabi à la lumière des données du ‎monde actuel, se rendent compte que sa pensée est plus actuelle que jamais : « Aujourd’hui ‎que les conflits du Moyen-Orient prennent une nouvelle tournure et une nouvelle intensité et ‎que la solution semble introuvable, nous avons besoin de voix et d’idées fraîches comme ‎celles de Bennabi… Les idées de Bennabi sont d’une importance éclatante dans ce début du ‎XXI° siècle… L’effort de diffuser ses idées et l’exemple de sa vie, d’inspirer la discussion et la ‎recherche sur lui en vaut la peine. » ‎

Dans sa première étude ‎, il peinait à lui trouver une place dans les catégories utilisées ‎habituellement pour les intellectuels musulmans et écrivait : « La classification politique ‎qu’on trouve le plus fréquemment en Occident comme libéral, radical, nationaliste, marxiste ‎ou fondamentaliste islamiste, ne convient pas pour classer Bennabi. Il n’est pas à ‎proprement parler un penseur politique, mais plutôt un penseur social et surtout culturel ». ‎Aussi le baptise-t-il « penseur œcuméniste ». ‎

Dans la seconde ‎, Christelow semble avoir atteint un autre palier dans l’approfondissement ‎de la pensée bennabienne : « Malek Bennabi a travaillé pendant une trentaine d’années à ‎établir non seulement les fondements d’un renouveau islamique, mais aussi les bases d’une ‎compréhension entre civilisation et foi… Il a essayé de comprendre la civilisation islamique ‎comme faisant partie d’une plus large civilisation mondiale». Christelow tente dans ce ‎dernier texte d’explorer les pistes qui pourraient relier la pensée de Bennabi aux ‎perspectives américaines en matière de rapports entre civilisations et mondialisation.‎

Le professeur Michel Barbot (Amin Abdulkarim) a dit de lui devant le colloque d’Alger en ‎octobre 2003 : « Malek Bennabi a traversé les trois-quarts du XX° siècle en partageant le ‎destin de son peuple, pour le pire et pour le meilleur. Avec tant d’autres Algériens, il a subi ‎dans sa jeunesse les privations que la mission ethnographique Tillon-Rivière dans les Aurès ‎allait observer dans les années trente, et il a souffert l’injustice sociale qu’Albert Camus ‎allait ensuite dénoncer dans ses « Actuelles »… A sa manière humaniste qui n’exclut pas une ‎grande fermeté d’expression, il a peu à peu construit les linéaments de l’algérianité ‎moderne. Non pas en opposant et substituant un passé mythique aux réalités cruelles du ‎moment, moins encore en prêchant par la violence un retour stérile à un passé idéalisé, qui ‎n’a sans doute jamais existé et de toute façon révolu, mais en analysant patiemment, ‎lucidement, sans compromission ni démagogie, les rapports conflictuels entre ce qu’il ‎appelle l’axe Washington-Moscou et l’axe Tanger-Djakarta… Faut-il souligner combien ces ‎idées s’appliquent hélas parfaitement à la situation qui pèse aujourd’hui sur une humanité ‎recrue d’épreuves et d’injustices. A son époque tout aussi douloureuse et inégalitaire, Malek ‎Bennabi a tenu un langage de moraliste au sens le plus noble et le plus profond. Il a défendu ‎les droits des uns et des autres, mais en les rappelant à leurs devoirs respectifs. En relisant ‎certaines de ses vingt et quelques publications, on est frappé par son absence de ‎manichéisme, son refus de toute apologie des uns et de toute condamnation aveugle de ‎l’Autre. Son mérite et son courage furent d’autant plus grands qu’il diffusait ces idées – ‎porteuses d’espérance, de dignité, de restauration nationale, et donc de futures ‎réconciliations – entre 1945 et 1962. Sa lucidité et son objectivité ont surmonté tout cela et ‎appelé à un dialogue des civilisations… Les valeurs courageuses d’écoute et de synthèse ‎défendues par Malek Bennabi restent valables pour le dialogue Islam-Occident. ‎ ‎»‎

Bennabi a voulu être un philosophe des Lumières pour le monde musulman et le doctrinaire ‎de sa renaissance. Il a espéré être reconnu comme le théoricien de l’afro-asiatisme. Il s’est ‎offert d’être l’historien de la Révolution algérienne puis, à la libération, l’idéologue de sa ‎reconstruction, mais on a préféré à ses idées le baâthisme, le marxisme, le populisme, ‎l’islamisme… Ce sont d’autres noms, selon la mode du moment, qui ont été portés aux nues : ‎ceux de Frantz Fanon, de Michel Aflak, de Mawdudi, de Sayyed Qotb, pour ne parler que des ‎morts. ‎

Ces idéologies envoûtantes auxquelles ils sont liés se sont dissipées comme un ‎enchantement, alors que les idées de Bennabi démontrent dans la situation actuelle du ‎monde leur validité, leur utilité et leur pérennité. Non pour hier, mais pour maintenant, pour ‎aujourd’hui et demain. ‎

Il était plus proche de Jung et de son « énergie vitale » que de Freud et de sa « libido ». Il ‎était plus en phase avec la spiritualité de Keyserling qu’avec le déterminisme de Spengler. Il ‎se serait reconnu plus volontiers dans Confucius que dans Lao Tseu, dans Socrate que dans ‎Bouddha. ‎

Si par l’âme il était un musulman de la plus belle trempe, il était par la raison l’esprit le plus ‎rationnel que le monde musulman post-almohadien ait connu. Lui-même n’aimait se définir ‎que comme un « honnête homme » dans le sens que donnaient à ce mot les Français du ‎siècle des Lumières. Son œuvre est originale par l’esprit méthodique qui la caractérise, par ‎le style clair et dépouillé qui lui donne une fraîcheur cristalline, par son net penchant pour la ‎démonstration et la pédagogie, par ses vues annonciatrices des lignes d’évolution du monde, ‎et surtout par son infini humanisme. Il a enrichi les sciences sociales d’une meilleure ‎compréhension de la psychologie et de la sociologie musulmanes, et fourni une ‎interprétation originale de l’histoire de l’islam. ‎

Dans l’histoire de la pensée il aurait été classé parmi les tragiques s’il avait été Grec, parmi ‎les penseurs vitalistes aux côtés de Fichte, Nietzsche et Spengler s’il avait été ‎Allemand. Français, il aurait été rangé avec Durkheim et Comte. Musulman, il est l’égal ‎d’Ibn Khaldoun. Algérien, il est le premier numéro d’une série qui n’existe pas encore, le ‎précurseur d’un mouvement intellectuel qui n’a pas encore vu le jour et dont la mission ‎serait de réaliser la synthèse des valeurs de l’islam et de l’esprit universel dont il ‎avait tant rêvé. ‎

Il a été l’ « occidentaliste » musulman le plus compétent. Médiateur entre la civilisation de ‎l’islam et celle de l’Occident, entre l’islam et l’hindouisme, il est de tous les penseurs ‎musulmans des deux derniers siècles celui qui a proposé la vision de l’islam la plus ‎compatible avec le sens de l’histoire. Il le savait tranquillement, lui qui écrivait dans une ‎note du 25 octobre 1959 : « Mes idées représentent un effort d’adaptation de la pensée ‎islamique au monde moderne. Je pense que dans cette voie personne n’a fait quelque chose ‎avant moi ».‎

A l’instar des grands éducateurs de l’humanité il a prêché et enseigné le Bien chez lui, ‎dehors, à l’étranger, partout où la parole lui fut proposée. Seul dans la mêlée de son temps, ‎à nul autre pareil dans son aire culturelle, indifférent aux récompenses qu’on lui faisait ‎miroiter en échange de son « encanaillement », il assuma sa condition jusqu’au bout. ‎

Ces vers de Nietzsche peuvent lui être appliqués : « Oui, son regard est sans envie ; Il se ‎soucie peu de vos honneurs ; Il a l’œil de l’aigle, il regarde au loin ; Il ne vous voit pas, il ne ‎voit que des étoiles »‎ ‎.‎

‎ Cet entrefilet de la taille d’une petite annonce était ainsi rédigé : « Le penseur musulman algérien Malek Bennabi s’est ‎éteint hier soir en son domicile à la suite d’une longue maladie. Les obsèques auront lieu le 2 novembre à 14H, après la ‎prière du vendredi. La levée du corps s’effectuera au 50 Avenue Franklin Roosevelt, Alger. M. Bennabi est connu pour ses ‎nombreux ouvrages, parmi lesquels il faut signaler particulièrement : « Conditions de la renaissance », « Vocation de ‎l’Islam », « Le problème des idées dans le monde musulman ». ‎
‎ « Perspectives algériennes », « Islam et démocratie » et « L’œuvre des orientalistes ».‎
‎ Ed. Gallimard, Paris 1950.‎
‎ Il s’agit des textes constituant « Perspectives algériennes », « Islam et démocratie » et « l’œuvre des orientalistes et son ‎influence sur la pensée musulmane moderne ». ‎
‎ Wukuf.‎
‎ « Un humaniste du XX° siècle : Malek Bennabi ».‎
‎ « Malek Bennabi et les frontières culturelles de l’ère globale ». ‎
‎ « Occident et vocation de l’islam chez Malek Bennabi ». ‎
‎ « Le gai savoir ».‎

Le soir d’Algérie du 13/12/2015.‎
Oumma.com du 08 mai 2016.

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