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PENSEE DE MALEK BENNABI ‎:« NAISSANCE D’UNE SOCIETE »‎‎

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‎« Naissance d’une société : le faisceau des relations sociales », l’un des ouvrages les plus ‎originaux de Bennabi avec « Le problème des idées », est édité en juin 1962 au Caire en langue ‎arabe.

Il comporte une préface datée du 11 avril 1962, un « Préliminaires » et quinze ‎chapitres : Espèce et société – Différentes interprétations du mouvement historique – Histoire et ‎liaisons sociales – Origine des liaisons sociales – Nature des liaisons sociales – Richesse sociale – ‎Maladie sociale – Société et valeur morale – Religion et liaisons sociales – Le réseau des liaisons ‎sociales et la géographie – Liaisons sociales et psychologie – Idée d’une pédagogie sociale – ‎Réseau des liaisons sociales et colonialisme – Préconditions d’une pédagogie sociale – Défense ‎du réseau des liaisons sociales.

Malek Bennabi a vu le jour (1905) dans un monde musulman en décadence et un pays, l’Algérie, ‎colonisé. L’enfant grandit dans une société bigarrée et très tôt ce décor fait d’ombres et de ‎clairs frappe son esprit ; d’un côté, une communauté dont beaucoup d’aspects évoquent la ‎décadence, de l’autre une civilisation conquérante dont il ne sait rien mais qui le fascine dès le ‎premier contact. ‎

D’année en année l’adolescent assiste à la mise en place de l’ordre colonial sur les décombres ‎des structures sociales de son pays. Il en tire le sentiment qu’il vit une période de mutation et ‎qu’il est le témoin du passage d’un monde à un autre.

La comparaison des deux sociétés régies ‎par des valeurs différentes, le contenu des deux enseignements aux antipodes l’un de l’autre ‎qu’il reçoit à l’école puis à la médersa, les lectures qui apportent les premières réponses à des ‎interrogations brûlantes, tout cela fixe dans son esprit les centres d’intérêt qui vont déterminer ‎sa vocation intellectuelle. Tout au long de ses années d’édification, il prend la mesure du déclin ‎de la vieille culture arabo-berbère.

Cette société traditionnelle qui a perdu depuis la chute de ‎l’Empire almohade ses capacités de développement était en somme devenue colonisable.

Ses nombreuses lectures, mais en particulier celle d’Ibn Khaldoun, de Mohamed Abdou et d’al-‎Kawakibi lui font découvrir la thématique de la décadence. Ainsi, ce n’est pas seulement son ‎pays mais le monde de l’islam au complet qui se trouve dans l’ornière et cherche une issue à ‎travers les premières tentatives de réforme morale et intellectuelle auxquelles appellent les ‎deux derniers. ‎

Son champ de vision s’en élargit, son regard s’étend maintenant à l’ensemble du monde ‎musulman, il comprend que le drame algérien n’est qu’une partie d’un drame plus vaste, celui ‎de la civilisation arabo-musulmane, et qu’il s’agit moins d’un problème politique que d’un ‎problème sociologique : « Le problème musulman est un, non pas dans ses variantes d’ordre ‎politique ou même ethnique, mais quant à l’essentiel, c’est-à-dire dans l’ordre social… » ‎‎(« Vocation de l’islam», 1954). ‎

En Algérie il a découvert l’inexistence de la société et les vains efforts des individus. A Paris il ‎observe le fonctionnement d’une société cohérente et efficace. Il en cherche les raisons et les ‎découvre dans l’articulation entre les valeurs et les comportements, les idées et les modes ‎opératoires, les individus et la collectivité, grâce au phénomène de l’éducation sociale.

Il va ‎ainsi vivre à cheval sur deux sociétés, l’une développée, l’autre sous-développée, et observer ici ‎l’imprécision, l’inefficacité, le laisser-aller, le gaspillage, et là la précision, l’organisation, le ‎travail, l’épargne… Il baigne dans les deux cultures, celle qui produit les dispositions au ‎développement et celle qui produit les conditions psychosociologiques du sous-développement.‎

C’est à cette époque (les années 1930) qu’il prend connaissance, parmi les nombreux livres qu’il ‎lit à la bibliothèque Sainte-Geneviève du Quartier latin, de l’ouvrage d’Oswald Spengler, « Le ‎déclin de l’Occident », qui a provoqué à sa parution une forte émotion dans les milieux de la ‎pensée en Europe et dont la traduction de l’allemand au français a été l’œuvre d’un Algérien, ‎Mohand Tazerout (1).‎

Il découvre dans le même temps les ouvrages de Toynbee qui, à partir de l’approche toute ‎fraîche de Spengler, dresse dans sa monumentale « Etude de l’histoire » une impressionnante ‎fresque présentant les « unités historiques » que sont les civilisations presque comme des ‎organismes vivants. Bennabi se familiarise avec ces spéculations et, les rabattant sur le cas ‎musulman, est amené à développer sa propre conception de la civilisation.‎
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C’est en cherchant à traduire l’idée de décadence dans le langage politique qu’il invente la ‎notion de « colonisabilité » dans laquelle il voit le trait d’union entre la décadence et la ‎colonisation.

Il pense que le commun dénominateur entre les états mentaux et sociaux induits ‎par l’une et l’autre est « l’homme post-almohadien qui a succédé à l’homme de la civilisation ‎musulmane et qui porte en lui tous les germes d’où allaient surgir successivement et ‎sporadiquement tous les problèmes désormais posés au monde musulman… Sous quelque ‎aspect qu’il subsiste – pacha, faux « alem », faux intellectuel ou mendiant – cet homme est la ‎donnée essentielle de tous les problèmes du monde musulman depuis le déclin de sa ‎civilisation… Il est l’incarnation de la colonisabilité, le visage typique de l’ère coloniale, le clown ‎auquel le colonisateur fait jouer le rôle d’ « indigène » et qui peut accepter tous les rôles, ‎même celui d’ « empereur », si la situation l’exige » (« Vocation de l’islam »).

La « colonisabilité » est un état d’incapacité à se gérer collectivement qui se traduit par une ‎déliquescence générale, une psychologie de la résignation et une distension du réseau des ‎relations sociales.

Les gens, n’ayant pas conscience de la nécessité d’avoir des buts communs et ‎des projets collectifs, vivent individuellement leur condition.

Quand il existe, le pouvoir s’occupe ‎de durer tandis que les individus se laissent vivre, indifférents au lendemain, jusqu’à ce que ‎survienne une invasion étrangère ou un conflit intérieur qui atomise encore davantage cette ‎collectivité incapable de se hisser au rang de société.

Ainsi, la « colonisabilité » n’est pas une conséquence de la colonisation, mais la cause qui ‎l’engendre. Elle n’est pas le résultat défavorable d’un rapport de forces, mais le terme d’un ‎processus de désagrégation antérieur.

Certes, une civilisation ou une nation peut être battue ‎militairement par plus puissant qu’elle, mais tant qu’il subsiste entre ses membres un sentiment ‎d’unité, un esprit collectif, un « désir de vivre ensemble », elle ne saurait se résigner au fait ‎accompli. Le facteur militaire n’est lui-même que le résultat du dynamisme économique et de ‎l’activité scientifique qui conduit aux inventions et aux innovations.

La société, estime Bennabi, n’est pas un simple groupement d’individus ayant les mêmes ‎usages, vivant sous les mêmes lois et ayant un certain intérêt commun :

« La colonie de fourmis ‎dont la forme de vie ne varie pas d’une façon appréciable, même au cours des millénaires, ne ‎répond pas à la définition qu’on veut donner ici au mot car une société se définit dans le ‎temps… Tout groupement humain qui constitue une société a pour objet sa propre ‎transformation en vue d’une civilisation » (« Naissance d’une société »).

Il distingue la « société naturelle» ou « statique », de la « société historique » ou « dynamique ». ‎La première « n’a pas modifié d’une façon sensible les caractères qui définissent son identité ‎depuis ses origines », alors que la seconde « a pris naissance dans des conditions initiales ‎données mais modifie par la suite ses caractères d’origine ».

Pour lui, la nature fait l’espèce, et ‎l’histoire la société : « L’une a pour fin sa simple conservation, tandis que l’autre fixe sa finalité ‎dans la direction du progrès, vers une forme d’existence supérieure qu’on nomme civilisation ». ‎Un groupement humain prend le caractère de « société » quand il se met en mouvement, c’est-‎à-dire quand il entreprend sa transformation en vue d’une finalité. Ce moment correspond ‎historiquement à l’éclosion d’une société, d’une civilisation. ‎
Si pour l’historien britannique Toynbee l’explication du mouvement historique réside dans le ‎‎« milieu physique », et que la pensée marxiste la voit dans le jeu des facteurs économiques, ‎Bennabi pense que le mécanisme du mouvement de l’histoire a son origine dans un processus ‎psychologique résultant d’une tension psychologique.

C’est la « dynamique sociale » qui est le ‎moteur essentiel de l’histoire humaine. Un milieu humain est doué d’inertie comme un milieu ‎de matière. Lorsqu’il se met en mouvement « cela veut dire qu’une cause initiale a vaincu ‎l’inertie originelle en transformant toutes les données statiques du milieu en valeurs ‎dynamiques » (« Naissance d’une société »).

Pour lui, « c’est toujours la révélation sensationnelle d’un Dieu ou l’apparition d’un mythe qui ‎marque le point de départ d’une civilisation. Il semble que l’homme doive regarder ainsi par-‎delà son horizon terrestre pour découvrir en lui le génie de la terre en même temps que le sens ‎élevé des choses » (« Les conditions de la renaissance », 1949).‎

Dans la plupart des cas, en effet, les religions ont précédé les grandes civilisations. Ces ‎dernières sont apparues là où s’est formée une économie agricole assez élaborée pour ‎sédentariser et favoriser par quelque culte un regroupement important d’individus jusque-là ‎organisés en familles, clans ou tribus.

Ce culte, ce mythe, cette idée, cette culture sociale ‎développe en eux et entre eux un sentiment collectif et une conscience de l’intérêt commun. ‎Des villages puis des villes surgissent, soumis à des règles et des institutions. Les arts ‎apparaissent, le foyer s’étend peu à peu à d’autres contrées et la civilisation en formation va ‎englober de vastes territoires et de multiples ethnies que rassemblent de mêmes croyances. ‎

Ces domaines s’érigent en entités politiques, économiques, militaires qui s’appelleront Sumer, ‎l’Egypte pharaonique, la Grèce, l’Inde ancienne, la Chine, les Maya, les Aztèques, les Incas, le ‎monde musulman, l’Occident…

Ces civilisations ne se sont pas formées « naturellement », quelque chose a brusquement ‎réveillé et motivé l’âme des hommes, les a dynamisés et poussés vers des buts déterminés. La ‎cause initiale n’a rien à voir avec la qualité des terres ou les moyens physiques. ‎

Pour Bennabi, le pouvoir créateur provient nécessairement d’une source psychique, c’est un ‎phénomène énergétique. Le premier acte historique d’une société à sa naissance est ‎l’établissement de son « réseau de relations sociales ».

Il illustre cette idée par un exemple, la ‎formation de la première société musulmane : « Le premier acte de la société musulmane fut ‎le pacte qui a lié « Ansars » et « muhadjirine ». L’Hégire est la première date de l’histoire ‎musulmane non seulement parce qu’elle coïncide avec un acte personnel du Prophète, mais ‎parce qu’elle coïncide avec le premier acte de la société musulmane. C’est-à-dire avec la ‎formation de son réseau de liaisons, avant même que ses trois catégories sociales (monde des ‎idées, monde des personnes, monde des choses), ne soient nettement formées… Donc, l’origine ‎du réseau de liaisons qui permet à une société d’accomplir son action concertée dans l’histoire ‎se trouve dans la genèse de sa synthèse bio-historique» (« Naissance d’une société»).‎
Pour lui, « Si en un lieu, en un moment donné, il y a une action concertée des hommes, des ‎idées et des choses, c’est la preuve qu’une civilisation a déjà commencé, que sa synthèse s’est ‎opérée déjà et tout d’abord dans le monde des personnes. Le premier acte de la transformation ‎sociale c’est l’acte qui transforme l’individu en personne en transformant les caractères ‎grégaires qui le lient à l’espèce, en affinités sociales qui le lient à la société. Ce sont les liaisons ‎propres au monde des personnes qui fournissent les liens nécessaires entre les idées et les ‎choses dans l’action concertée d’une société. Les rapports entre personnes sont des rapports ‎culturels, c’est-à-dire des rapports assujettis aux normes d’une culture entendue comme on ‎l’avait définie, à la fois comme ambiance et comme un ensemble de règles éthiques, ‎esthétiques, etc… » (« Naissance d’une société »).

Il faut retenir cette notion « d’action concertée de la société » qui est pour Bennabi l’essence ‎même de l’histoire : « Une société n’a pas pour unité l’individu, mais l’individu conditionné…. ‎L’intégration de l’individu à un réseau social est à la fois une opération d’élimination et une ‎opération de sélection. Cette double opération a lieu dans les conditions ordinaires, c’est-à-dire ‎quand la société s’est déjà organisée par l’intermédiaire de l’école. C’est ce qu’on appelle ‎l’éducation…
Quand une société évolue d’une manière quelconque, cette évolution est marquée ‎quantitativement et qualitativement dans son réseau de relations sociales. Quand ce réseau se ‎distend et devient impropre à soutenir efficacement une action concertée, c’est le signe que la ‎société est malade et va à sa fin. Quand il se disloque définitivement, la société est abolie et ‎n’est plus qu’un souvenir enfoui dans les livres d’histoire.
Et sa fin peut même coïncider avec ‎une pléthore de personnes et de biens, c’est-à-dire de personnes, d’idées et de choses, comme ‎c’était le cas de la société musulmane en Orient à la fin de l’époque abbaside et au Maghreb à ‎la fin de l’époque almohade. Quand le puissant empire d’Assur disparaît au V° siècle avant J.C, ‎ce fait historique n’est pas imputable à la fortune de la guerre, mais à la désintégration de la ‎société que cet empire représente et qui devient brusquement incapable d’une action ‎concertée. Son réseau de liaisons disloqué ne lui permit pas de conserver le puissant empire ‎d’Assurbanipal ».

Description frappante du phénomène de dislocation du réseau des relations sociales mis par ‎Bennabi à l’origine de la décadence et de la colonisabilité : « Les complexes qu’une culture et ‎une longue tradition ont déterminés deviennent impropres à produire et à entretenir le ‎mouvement social normal, provoquant une espèce de paralysie dont les effets ne deviennent ‎visibles qu’à travers les épreuves d’une société et les vicissitudes de ses institutions. » ‎

Comme certaines maladies la décadence est héréditaire, elle est transmise d’une génération à ‎l’autre par des germes qui sont les représentations mentales, les habitudes, les traditions : « ‎Toute modification d’un complexe psychologique a pour conséquence une modification sociale ‎correspondante, en bien ou en mal (2)… Les idées sont les « microbes » qui transmettent et ‎perpétuent à travers le temps les maladies sociales… Quand on étudie les maladies d’une ‎société sous divers aspects – économique, politique, technique – on étudie en fait les maladies ‎du « moi » dans cette société, maladies qui se traduisent en inefficacité de son réseau social. Et ‎quand on oublie ou qu’on néglige cette considération d’ordre psychologique, on juge de ‎l’apparence des choses au lieu de juger de leur essence. On cherchera par exemple à appliquer ‎dans le domaine économique des solutions techniques suggérées par des spécialistes ‎européens ; mais ce sont des solutions parfois inefficaces parce qu’elles ne correspondent pas ‎aux données du « moi » dans ces pays ».

Alors que Bennabi ne voit qu’une cause à la formation des civilisations, l’apparition d’une idée-‎force, Toynbee en voit plusieurs susceptibles de provoquer « le passage d’une condition statique ‎à une activité dynamique », dont le « défi-riposte ».

Il veut montrer que cette notion est ‎insuffisante à expliquer un tel phénomène : « Les circonstances de son apparition sont ‎interprétées par un historien comme Toynbee comme celles où un groupe humain doit ‎répondre à un défi par une action concertée. Cette interprétation ne donne pas cependant ‎l’explication de la formation des sociétés historiques actuelles dont le nombre ne dépasse pas le ‎quart de douzaine. On ne comprend pas pourquoi la société bouddhique n’a pas répondu au ‎début de l’ère chrétienne au « défi » de la renaissance de la pensée védique qui la condamnait ‎cependant à l’exil en Chine. On ne comprend pas davantage qu’elle ne réagisse pas plus au XX° ‎siècle dans sa nouvelle patrie, au défi de la pensée marxiste importée par Mao Tsé Toung qui ‎l’efface à jamais de la carte idéologique du monde » (« Le problème des idées dans la société ‎musulmane », 1971).‎

Avant Toynbee, les historiens expliquaient la genèse des civilisations par la « race » et le ‎‎« milieu ». Dans la transition de la condition statique à l’activité dynamique (du yin au yang), ‎Toynbee ne s’en tient pas exclusivement à ces deux facteurs : « La cause de la genèse des ‎civilisations n’est pas simple mais multiple ; ce n’est pas une entité mais une relation… Elle peut ‎être recherchée dans un modèle d’interaction que nous avons appelé défi-riposte. » ‎
L’idée de « défi-riposte » a été inspirée à Toynbee, selon ce qu’il en dit lui-même, par le ‎‎« Prologue dans le ciel » de Goethe où on voit Dieu accepter le défi que lui pose ‎Méphistophélès. ‎

Comme s’il répondait aux remarques de Bennabi, il reconnaitra qu’« au contraire de l’effet ‎d’une cause, la réponse à un défi n’est pas invariable et, par conséquent, n’est pas prévisible. Un ‎défi identique peut susciter une réponse créatrice dans certains cas, mais non dans d’autres ». ‎

A propos de la Chine il précisera : « L’introduction d’une idéologie occidentale étrangère n’a ‎pas amené une rupture décisive dans l’histoire de la Chine, ni une transformation de sa ‎configuration politique… Il est vrai qu’une fois dans le passé une philosophie ou une religion ‎non-chinoise, sous la forme du bouddhisme, s’est emparée de la Chine » (3).

Ce sont Jung et Goethe qui ont mis Toynbee sur la voie. Jung écrit : « Tous les phénomènes sont ‎de nature énergétique. Or, sans un contraste, il ne saurait y avoir d’énergie. Il faut toujours que ‎préexiste la tension entre le haut et le bas, le chaud et le froid, pour que prenne naissance et se ‎déroule ce processus de compensation qui constitue précisément l’énergie. Tout ce qui est ‎vivant est énergie et, par conséquent, repose sur la tension des contraires ».

Là où Bennabi voit un élan spirituel propulser une civilisation (la phase de l’âme), Toynbee voit ‎un « élan prométhéen » animer la « phase de croissance ». L’élan spirituel ou prométhéen agit ‎sur les membres de la communauté engagée dans un processus de civilisation, mais c’est une ‎élite, la « minorité créatrice », qui porte l’essentiel de la responsabilité du mouvement vers ‎l’avant. Encore faut-il qu’elle reste en parfaite osmose avec la communauté, faute de quoi elle ‎n’est plus représentative et ne sera pas suivie. S’il arrive que l’élite ne crée plus, ne produise ‎plus de « ripostes » aux défis incessants que génèrent la vie, l’évolution et le milieu, c’est la fin ‎de la civilisation (4). ‎

Toynbee appelle la faculté de conduire l’histoire par une minorité la « faculté de la mimesis» : ‎‎«Pour que les personnalités créatrices puissent relever les nouveaux défis, il faut la vigoureuse ‎communion intellectuelle et le rapport personnel intime qui transmet le feu divin d’une âme à ‎une autre » (5).‎

Les « minorités créatrices » agissent à travers les institutions qu’elles créent : systèmes ‎politiques, organisation juridique, découvertes scientifiques, créations artistiques, valeurs ‎culturelles. Lorsque tout le monde est imprégné de ces valeurs, cela donne lieu à des réflexes ‎sociaux, à un style général, à un type psychologique, à une culture, à une histoire.

Le penseur anglais poursuit : « La meilleure sauvegarde contre le risque de détraquement dans ‎l’exercice de la faculté de la « mimesis » consiste dans une cristallisation sous la forme ‎d’habitudes et de coutumes… Je crois que l’avenir d’une civilisation se trouve aux mains d’une ‎minorité d’individus créateurs ».

Spengler, Toynbee et Bennabi classent les sociétés en trois catégories : les sociétés pré-‎civilisées, les sociétés civilisées et les sociétés post-civilisées (chez Bennabi) ou « civilisations ‎postérieures » (chez Toynbee).

Bennabi se distingue de Toynbee par la définition de la troisième catégorie quand il écrit ‎qu’« une société post-civilisée n’est même pas une société qui s’arrête, mais une société qui ‎renverse sa marche, qui va en arrière après avoir quitté la voie de sa civilisation et rompu avec ‎elle » (« Le problème des idées »).

Il a sur ce point la même position que Spengler qui note : « L’homme est sans histoire non ‎seulement avant la naissance d’une culture, mais de nouveau dès qu’une civilisation s’est ‎constituée dans sa forme définitive et qu’elle a donc consommé le développement vivant de la ‎culture, épuisé les dernières virtualités signifiantes de l’être.‎ ‎ »

Pour lui, il y a un peuple de ‎culture (les Allemands), un peuple de civilisation (la France, la Grande-Bretagne, les USA) (6), un ‎peuple de nature (les Asiatiques), et des « peuples de fellahs ».

Mohand Tazerout, le traducteur de l’œuvre maîtresse de Spengler nous éclaire sur ce que veut ‎dire le penseur allemand par cette expression qu’il a dû lui souffler et que lui-même pourrait ‎avoir prise d’Ibn Khaldoun : « L’homme-fellah, c’est l’homme absolu qui n’est ni cultivé, ni ‎civilisé, ni primitif. Homme par conséquent impossible à connaître par une théorie scientifique ‎de l’histoire ou par une philosophie de l’histoire… Il est a-historique, c’est-à-dire éternel (7)».

Spengler ajoute que le « peuple de fellahs » (notion qui correspond chez Bennabi au post-‎almohadien) est « indépendant de toute culture qui niche dans les villes. Il la devance et lui ‎survit, se multipliant obscurément de génération en génération (8)».

Spengler, Toynbee et Bennabi ont puisé leur première inspiration dans l’œuvre d’Ibn Khaldoun. ‎Honnête et reconnaissant, Toynbee dit de ce dernier qu’ « il a conçu et formulé une philosophie ‎de l’histoire qui est sans doute le plus grand travail qui ait jamais été créé par aucun esprit, ‎dans aucun temps et dans aucun lieu… Il est l’interprète le plus brillant de la morphologie de ‎l’histoire que le monde ait connu jusqu’ici… » (9). ‎

A l’approche du XXI° siècle, Toynbee et Bennabi ont abandonné le paradigme des civilisations ‎pour se projeter dans celui du « mondialisme ». ‎

NOTES :‎
‎ Né à Aghrib, en Haute Kabylie en 1893 dans une famille pauvre, il est diplômé de l’Ecole normale de Bouzaréah. Il ‎enseigne quelques années à Theniet el-Had avant d’être enrôlé dans l’armée française pendant la première guerre ‎mondiale. Blessé, il est fait prisonnier et détenu en Allemagne où il découvre la culture allemande. Libéré dans le ‎cadre d’un échange de détenus, il s’établit en Suisse où il prépare un diplôme en langues (latin, allemand). En 1919, ‎il est en France et enseigne l’allemand dans des lycées de renom. Il visite l’Allemagne des années 1930 pour les ‎besoins d’une étude. Il traduit de l’allemand au français Oswald Spengler et Carl Brockelmann. Il enseigne l’allemand ‎au Lycée Louis-le-Grand à Paris puis devient professeur honoraire à la Sorbonne et membre de l’Institut. Il visite ‎plusieurs pays d’Asie et le sous-continent indien. Il a soutenu la Révolution algérienne et dénoncé la répression ‎coloniale. Il est mort en 1973 à Tanger. Parmi son œuvre, on peut citer : ‎
‎-‎ ‎« L’Etat de demain », Ed. PUF, Paris.‎
‎-‎ ‎« Manifeste contre le racisme », Ed. Subervie.‎
‎-‎ ‎« Au Congrès des civilisés » (5 volumes), Ed. Subervie.‎
‎-‎ ‎« La trilogie du monde moderne ».‎
‎-‎ ‎« Contradiction ou contrariété » (Promotions et Editions).‎
‎-‎ ‎« Histoire politique de l’Afrique du Nord ».‎
‎-‎ Un roman autobiographique anonyme.‎
‎-‎ Une tragédie en cinq actes et vers sur l’Algérie et sa libération.‎
‎-‎ Deux ouvrages sur l’Algérie parus à Monaco sous le pseudonyme de Moutawakkil.‎
‎-‎ Une traduction du Coran.‎

‎2 C’est Jung qui a découvert les « complexes » qu’il a définis comme étant des « images émotionnelles douées d’une ‎forte cohésion intérieure ». Bennabi a une définition propre du « complexe psychologique » qui est la fixation des ‎habitudes, des traditions, des goûts dans les structures mentales et les comportements. Il est la traduction de tout ce ‎qui est hérité de la société : « C’est le mobile qui transforme instantanément une habitude, bonne ou mauvaise, une ‎tradition en usage, un acte concret, bon ou mauvais ». C’est l’archétype, l’idée, qui s’intègre à notre éthique ‎personnelle sous forme de canevas mental de notre comportement social (Cf. « Le problème des idées », ébauche ‎de 1960). ‎

‎3 Fondé par Bouddha vers 525 av. J.C en Inde, le bouddhisme est venu réformer la religion védique qui lui était ‎antérieure de quelques siècles. Sa philosophie est athée. Il nie toute autorité et notamment la division de la société ‎en castes. Il est opposé à l’ascétisme et aux pratiques brahmanes. Il nie les Vedas, livres sacrés de l’Inde, dénonce les ‎castes et ne croit pas à l’existence de l’âme. L’esprit doit rechercher ce qui a une utilité pratique pour la délivrance ‎des souffrances que sont la vie et la mort. Il rejette le monde. Après la mort de son fondateur, le bouddhisme se ‎scinde en deux voies : le grand véhicule et le petit véhicule. Mais il n’arrive pas à éclipser le brahmanisme et ‎l’hindouisme qui, eux, croient en un principe créateur, Varuna, qui veille à l’ordre du monde. L’Hindouisme ne ‎repose pas sur une révélation ou une foi, mais sur la connaissance que l’on peut atteindre par des intuitions et des ‎visions. Dans le bouddhisme la notion de dieux est présente, mais pas celle d’un Être suprême. Il disparaît de l’Inde ‎entre le premier et le troisième siècle de l’ère chrétienne et émigre en Chine où il est assimilé au taoïsme. Là non ‎plus il ne fait pas racine. Le confucianisme renaissant le surclasse vers le X° siècle. Le développement du ‎bouddhisme en Chine a été stoppé vers l’an 1000. Les mandarins confucéens le persécutent. Au XII° siècle, ‎l’empereur Hui-Tsung le proscrit. Il trouve refuge au Japon, à Ceylan, en Birmanie et en Thaïlande. Apparu à la même ‎époque que le bouddhisme en Inde et le Taoïsme en Chine, le confucianisme ne comporte pas de métaphysique ou ‎d’idée de Dieu. Il canonise les vertus, la droiture, le sens filial et social, l’idée de Bien. La nature est régie par deux ‎forces cosmiques, le yin et le yang. C’est le taoïsme qui constitue le volet métaphysique et spirituel de la philosophie ‎chinoise traditionnelle. Il est hostile à l’existence d’un « souverain d’en haut » appelé « Tai yi ». ‎
‎ 4 Spengler écrit pour sa part : « C’est une minorité de cerveaux supérieurs dont les noms ne sont peut-être plus ‎connus qui décide de tout, tandis que la grande masse des politiciens de deuxième zone, rhéteurs et tribuns, ‎députés et journalistes, élus des horizons provinciaux, maintiennent pour la foule l’illusion de la liberté de disposer ‎de soi », « Le déclin de l’Occident », T.1. ‎

‎5 Prométhée, premier créateur de la civilisation humaine dans la mythologie grecque, dérobe le feu aux dieux et le ‎remet aux hommes. Le Prométhée auquel se réfère Toynbee n’est pas celui-là, mis en scène dans la tragédie ‎d’Eschyle mais celui, retouché, de Goethe qui co-agit avec le Prophète de l’islam pour rétablir l’Alliance entre Dieu ‎et l’homme.‎

‎6 Op. cité. T.2. ‎

‎7 Ibid.‎

‎8 ibid.‎

‎9 Cf. « L’Histoire », op.cité.‎

Le soir d’Algérie du 03/12/2015‎
Oumma.com du 16/04/2016

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