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PENSEE DE MALEK BENNABI :‎‎ PERSPECTIVES ALGERIENNES

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A la proclamation de l’indépendance le 3 juillet 1962, Bennabi hésite à rentrer en Algérie où les ‎luttes pour le pouvoir tournent à l’affrontement. Le pouvoir ne l’ayant jamais intéressé, il ne ‎s’implique d’aucun côté mais ne se prive pas de s’exprimer par écrit comme à son habitude ‎pour condamner les dérives des uns ou des autres. Il poursuit sa vie et ses activités au Caire et ‎en Libye. ‎Le 03 janvier 1963, il met la dernière touche à une étude de 24 pages à laquelle il donne le titre ‎de « Révolution et pseudo-révolutions dans le monde musulman ». A l’époque, le mot ‎‎« révolution » est un mot magique qui cristallise les aspirations des peuples colonisés ou sous-‎développés à l’indépendance, au développement économique et à la justice sociale. Tous les ‎régimes « progressistes » s’en réclament. ‎Bennabi soumet à l’analyse ce concept afin de le rendre distinct des pseudo-révolutions ‎destinées à prévenir justement les véritables révolutions et écrit : « Une science révolutionnaire ‎doit dégager d’abord la commune mesure qui permette de ramener toutes les révolutions à un ‎schéma général, à un archétype, qui permet de distinguer d’emblée une révolution d’une ‎pseudo-révolution et de reconnaître le moment où une révolution, sous l’effet de certains ‎facteurs, peut dévier et devenir une pseudo-révolution. Cet archétype permet en particulier de ‎jauger un fait révolutionnaire, de savoir s’il appartient réellement au processus d’une ‎révolution, à celui d’une simple pseudo-révolution ou même d’une contre-révolution masquée ‎par les apparences ». ‎Le 18 août 1963, il rentre en Algérie par le poste frontalier de Bouchebka en provenance de ‎la Libye. C’est un homme accompli, désabusé, au fait des choses du passé et informé sur les ‎tenants et aboutissants du présent qui retrouve sa terre natale après sept années d’exil.‎A Alger, le contexte politique est extrêmement tendu. Le 3 septembre, il est reçu par Ben ‎Bella qui les retient, lui et son ami le Dr Abdelaziz Khaldi, à déjeuner. Le 11, il le rencontre ‎de nouveau. Le 15, Ben Bella est élu président de la République. Le 10 octobre, Bennabi ‎termine la rédaction d’une étude sur l’ «idéologie » et la remet à Ben Bella qui venait de ‎déclarer dans un discours : « Nous avons un programme mais pas d’idéologie ». ‎Au moment où l’Algérie indépendante entame sa construction sans une idée claire de ce ‎qu’elle veut être, Bennabi mesure à quel point elle est dépourvue de la vision juste qui ‎aurait été une garantie de succès de l’œuvre projetée. Il veut remédier à cette carence en ‎démontrant l’interconnexion des problèmes : l’économie avec la psychologie, la politique ‎avec l’éthique, la culture avec le travail… ‎Pour lui la politique n’est pas une fonction mais une mission. Le profil de l’homme politique ‎doit être plus proche de l’apôtre que du banal fonctionnaire. La politique n’a pas de sens si ‎elle ne mène pas à la civilisation. Il écrit dans ses Carnets en date du 25 octobre 1963 : ‎‎« Toute activité humaine située en dehors de ce cadre est une perte de temps : la politique ‎devient un mensonge, l’économie une affaire de quelques individus, la culture une parure de ‎quelques esprits distingués… » ‎Ben Bella lui ayant demandé son point de vue sur la situation globale du pays, il lui remet ‎début novembre un mémoire dont on a retrouvé le manuscrit et où on peut lire : « Le ‎devoir d’un intellectuel n’est pas de dire ce qui lui plait ou ce qui plait aux autres, mais ce qui ‎lui semble être la réalité. C’est sans doute pourquoi vous m’avez demandé mes impressions ‎lors du premier entretien que j’ai eu l’honneur d’avoir avec vous. » ‎Suit une analyse où il décrit par le détail les anomalies qui lui paraissent de nature à ‎conduire à l’échec de la politique envisagée. Il pose comme postulat qu’un régime politique ‎postcolonial peut se trouver confronté à deux situations : être écrasé du dehors (ce qu’il ‎exclut) ou « pourrir » de l’intérieur. Le pourrissement survient, prévient-il : ‎‎1) En laissant les initiatives et les décisions du pouvoir révolutionnaire en suspens ou en les ‎dénaturant de façon à les rendre incompréhensibles ou inadmissibles aux yeux du peuple ‎de manière à refroidir son enthousiasme.‎‎2) En alourdissant l’appareil administratif au-delà de ses besoins, de manière que les ‎procédures deviennent bureaucratiques et freinent le processus révolutionnaire.‎‎3) En compromettant cet appareil du point de vue moral et technique en y introduisant le ‎maximum d’incompétence, d’immoralité et d’incohérence.‎‎4) En viciant par tous les moyens le cadre de la vie quotidienne, en le semant de mille ‎détails propres, d’une part à acclimater l’esprit populaire à l’anarchie et au désordre, et ‎d’autre part à mettre cette anarchie sur le compte du pouvoir révolutionnaire aux yeux de ‎l’opinion saine.‎‎5) En laissant des personnes douteuses mettre la main sur l’appareil de sécurité, ou de s’y ‎aménager des intelligences pour enlever au régime tout moyen de contrôle sur la marche ‎de sa politique, tout en essayant par ailleurs de conférer à cet appareil un caractère de ‎première nécessité. Ceci peut aller jusqu’au point où il y aura un Etat dans l’Etat.‎‎6) Pour donner à toutes ces causes le temps de produire leurs effets perturbateurs, les ‎milieux hostiles à la Révolution peuvent créer à l’intérieur du pays ou à ses frontières des ‎dissensions pour détourner l’attention du pouvoir des vrais problèmes.‎Il enverra ce même document à Boumediene en décembre 1969 dans l’espoir qu’il en tire ‎les enseignements utiles à ses projets et lui parle d’« aggravation du pourrissement depuis ‎‎1965 ». ‎On y lit : « La gestion d’un pays n’est pas la gestion d’un restaurant, d’un magasin, ni même ‎d’une usine. Le bilan de n’importe quel commerce est simple. Il s’établit en deux opérations. ‎Aussitôt la balance montre si le commerce prospère ou le contraire. Mais la balance d’un pays ‎est infiniment plus compliquée. Et à vrai dire aucune machine à calculer ne peut la faire. ‎L’Histoire seule la fait. C’est un comptable implacable qui n’omet aucun détail. Et il présente ‎parfois des factures bien lourdes qui totalisent des comptes qu’on a oubliés, des erreurs qu’on ‎n’a pas corrigées, des fautes qu’on n’a pas réparées, des scandales qu’on a tolérés ou étouffés. ‎Et il ne faut pas s’étonner si des Etats dont les affaires étaient prospères, dont la balance ‎commerciale était bénéficiaire, s’écroulent soudain sous la moindre poussée de l’extérieur ou ‎de l’intérieur. Ces Etats n’ont pas tenu compte de la comptabilité de l’Histoire et ont géré ‎leurs affaires comme on gère un magasin. A la veille de la ruée mongole à la fin du XII° siècle, ‎l’Etat musulman le plus prospère et apparemment le plus fort, c’était le Khawarezm. En ‎quelques semaines, il s’écroule sous les coups de Gengis Khan. Et le Chah Mohamed al-‎Khawarizmi alla se réfugier et mourir dans une île de la Caspienne. Il vaut la peine de rappeler ‎ces tragédies de l’Histoire à une époque où l’économisme tend à s’emparer de la politique, où ‎l’on croit que tous les problèmes humains sont uniquement justiciables de solutions ‎économiques ».‎Enfin, il le rend public pour l’essentiel lors de la conférence qu’il donne en janvier 1970 (à ‎laquelle j’ai assisté) à Alger sous le titre de « Le sens de l’étape ». Ce texte montre un ‎Bennabi lucide, courageux, conscient du rôle qu’il pourrait jouer, rôle auquel ont de tout ‎temps aspiré les penseurs : être le conseiller du Prince, de l’homme politique, du ‎‎« décideur », ce qu’il ne sera jamais, sauf de brefs moments auprès de Sadate quand il ‎dirigeait le Congrès islamique, de Chérif Belkacem au ministère de l’orientation et de ‎Kadhafi. ‎Une semaine après avoir remis au président Ben Bella son exposé sur la situation du pays, il ‎lui propose par écrit la création d’un « Centre d’orientation culturelle » qu’il présente ‎comme devant être « un véritable laboratoire où s’élaborera la formule d’une culture ‎nationale répondant à toutes les exigences de notre présente phase historique. » Il propose ‎qu’il soit parrainé par la Présidence et l’Université. En décembre 1963, la présidence de la ‎République met à sa disposition un appartement au 50 Avenue Roosevelt destiné à servir ‎de siège au centre et de logement pour lui. Il est également nommé conseiller technique au ‎ministère de l’Orientation dirigé par Chérif Belkacem. ‎En août 1964 on lui propose la direction de l’Enseignement Supérieur, poste qu’il accepte ‎sans ignorer la difficulté de la tâche : « Toute notre vie publique repose sur une base ‎d’inculture qui dénature et stérilise toutes nos entreprises. Avant la Révolution, notre ‎nationalisme est né sur le sol de cette inculture et ne pouvait donc s’incarner qu’en Messali… ‎Et notre héroïsme qui reposait également sur cette base d’inculture ne pouvait avoir pour ‎toute perspective que l’indépendance… »‎Il note à propos d’un thème d’actualité, les « biens vacants » abandonnés dans leur fuite ‎par les Français et que les Algériens se disputent, ces mélancoliques pensées : « C’est le ‎nouveau chancre de l’Algérie. Le colonialisme qui servait de paravent à toutes nos inerties ‎sociales, morales et politiques, est parti. Mais il nous a laissé ses biens accumulés en un siècle. ‎Et ces biens vacants sont cause aujourd’hui d’une maladie morale, sociale et politique plus ‎grave que le colonialisme lui-même… Nous vivons comme de mauvais enfants oisifs d’un père ‎avare qui a laissé en mourant un grand héritage… On vit sur un capital mal acquis et le vieux ‎proverbe rappelle : « Bien mal acquis ne profite jamais. » C’est ça le bien vacant ». ‎Pendant les premières années de l’indépendance, l’Algérie est un champ de bataille culturel ‎et politique où se dispute l’important enjeu de son orientation idéologique. Alger grouille ‎de coopérants et de conseillers en tous genres. ‎Bennabi ne va pas se confiner dans une tour d’ivoire et de là-haut contempler la mêlée. Au ‎contraire, il s’y jette. Il approuve le « Programme de Tripoli » et voit dans « les mesures ‎prises dans le domaine de la réforme agraire, du reboisement, de la prospection minière, une ‎intention de poser le problème du sol ». Il croit même voir un « cycle de civilisation » en ‎marche et écrit dans « Le problème de la civilisation », un texte destiné à une conférence ‎daté de décembre 1963 : « La synthèse de l’homme, du sol et du temps est en train de se ‎réaliser malgré les difficultés inhérentes à une métamorphose sociale à ses débuts ». ‎Il est motivé, optimiste, volontariste. Il pense pouvoir exercer une influence sur ‎l’orientation idéologique de son pays. Il veut de tout son être aider sa patrie à construire ‎ses idées, son infrastructure mentale, sa vision de la lutte contre le sous-développement. Il ‎déploie dans ses écrits son enseignement : la civilisation n’est pas un entassement de ‎produits, la culture n’est pas un programme de loisirs ; le sous-développement n’est pas un ‎manque de moyens mais d’idées…‎Il cherche à rallier les pouvoirs publics à sa doctrine : rendre l’homme efficace, le temps ‎utile et le sol rentable. Il est exalté, euphorique. Il écrit dans un autre texte destiné à une ‎conférence sous le titre de « Le problème de la culture » : « Il faut que toute notre vie soit ‎un beau tableau, un chant mélodieux, un poème exaltant, un mouvement harmonieux et un ‎parfum captivant… L’Algérie doit devenir un chantier de culture, une école où chacun apprend ‎et enseigne, un laboratoire où s’élaborent les valeurs culturelles correspondant aux nécessités ‎du développement, un séminaire où le peuple discute des questions du vrai et du beau, de ‎l’efficace et de l’utile… » ‎Ne se contentant pas d’écrire et de publier, il va porter la bonne parole dans la série de ‎conférences qu’il donne à la salle des Actes en janvier et février 1964 sur les thèmes de la ‎civilisation, de la culture et de l’idéologie. Ces conférences formeront la brochure ‎‎« Perspectives algériennes »‎ ‎ (1) que préface le Dr Khaldi. ‎La « Charte d’Alger », document de référence du socialisme algérien, est publiée en mars ‎‎1964. Dans le préambule, une critique vise Bennabi en faisant allusion à « la mystification ‎du terme colonisabilité ». On mesure ainsi combien a été profonde la blessure : le concept ‎de Bennabi a été inconsciemment intégré comme une « acceptation du fait colonial ». Les ‎reproches que lui adressent les intellectuels dits « progressistes » sont plus virulents et ‎méchants que ceux qu’ils adressent au colonialisme lui-même car Bennabi a débusqué ‎le post-almohadien en l’Algérien, il lui a enlevé le masque de la victime derrière lequel il se ‎cachait, il l’a dénudé et mis en face de ses responsabilités historiques qu’il a finalement ‎assumées en se libérant. Cette notion n’est toujours pas acceptée. ‎Dans le cadre de ses fonctions de directeur de l’Enseignement supérieur, Bennabi est ‎amené à effectuer des voyages à l’étranger où il est reçu davantage pour ce qu’il est, un ‎penseur, qu’au titre des responsabilités de second plan qu’il occupe.‎Il visite l’URSS, l’Indonésie, le Canada, l’Europe et un grand nombre de pays arabes. Il se ‎rend à la tête d’une délégation officielle dont fait partie Khaldi en Chine où il est reçu par ‎le premier ministre Chou En Lai et le président Mao Tsé Toung qui lui relate les péripéties ‎de la longue marche, lui confiant : « Au départ, nous étions 300.000 hommes, et à l’arrivée ‎nous n’étions plus que 20.000. Ce ne sont pas toujours nos ennemis qui nous ont fait subir ‎nos grands revers, mais nos propres erreurs. »‎Il ouvre le « Centre d’orientation » nonobstant la non-parution du décret qui devait ‎l’autoriser (2). Il y reçoit le samedi des étudiants francophones et, à partir de 1969, des ‎étudiants arabophones le dimanche. Beaucoup d’étudiants, dont l’auteur de ces lignes, et ‎d’enseignants vont passer par son domicile, de même que d’éminentes personnalités ‎intellectuelles et politiques dont Yasser Arafat, Benoist Méchin, Pierre Rossi, Pierre ‎Bernard, Hubert Nyssen, Lucien Bitterlin, Louis Gardet, Jacques Berque…. Le Dr Khaldi est ‎extrêmement actif et publie lui-même de nombreux billets dans la presse ; il est chargé du ‎public-relations de Bennabi. ‎En février 1965 ils sont tous les deux désignés pour assister au Vatican à l’investiture d’un ‎groupe de cardinaux parmi lesquels Mgr Duval, archevêque d’Alger (3). Le pape le reçoit en ‎audience. En mars, il est chargé de diriger la délégation algérienne à la Conférence ‎islamique afro-asiatique qui se tient à Bandoeng et prononce un discours au nom de ‎l’Algérie. ‎Nous avons consulté le texte de ce discours et le brouillon du « Rapport de la délégation ‎algérienne sur la Conférence islamique afro-asiatique à Bandoeng » écrits de sa main. La ‎conférence est présidée par le Chef de l’Etat indonésien, Ahmed Soekarno. Dans le texte ‎que Bennabi lit à la tribune officielle, on retrouve ses idées personnelles et des ‎formulations qu’on ne rencontre que rarement dans le langage diplomatique. ‎Il voit dans le monde musulman cette « communauté pour laquelle Dieu a voulu réserver, ‎parmi toutes les autres communautés humaines, le devoir du témoignage ». Citant le verset ‎qui institue ce devoir, il commente : « Si on ne mesurait l’objet de ce Congrès rien que par ‎rapport à la portée morale de ce seul verset et à ses implications sociologiques, cet objet nous ‎apparaîtrait déjà d’une exceptionnelle importance aussi bien sur le plan historique que sur le ‎plan technique. » ‎Ce n’est pas un discours de circonstance que Bennabi récite, mais des pans de sa pensée ‎qu’il décline devant un parterre réunissant les représentants de tout le monde musulman : ‎‎« Pour aligner le devoir moral et le comportement social du musulman sur cette haute ‎exigence du verset, il faudrait aujourd’hui entreprendre dans l’âme du musulman des ‎transformations qui mobiliseraient les efforts des meilleures intelligences de la génération ‎musulmane actuelle. Car chaque transformation requise comme condition nécessaire pour ‎restituer au musulman seulement une de ses dimensions, celle du témoin, pose un problème ‎technique d’ordre psychologique et social, voire économique ». ‎Le rapport de mission qu’il rédige à son retour est un exemple de compte-rendu, mené ‎selon un plan clair et précis : Préparatifs de la mission (avec huit alinéas numérotés), ‎Réception (entendre accueil à Djakarta), Ouverture de la Conférence (résumé du discours ‎du président Soekarno), Déroulement de la conférence (résumé des interventions des ‎délégués, organisation du travail en commissions, tendances du Congrès, incidents…), ‎Activités de la délégation algérienne, Analyse des travaux de la Conférence, Conclusion. ‎En avril 1965, le maréchal Tito est en voyage officiel en Algérie. Le gouvernement décide de ‎l’honorer en lui décernant le doctorat honoris causa. C’est Bennabi qui prononce le ‎discours de réception et lui remet le titre en présence du président Ben Bella. ‎Ces activités intenses ne le détournent pas pour autant de son œuvre qu’il poursuit avec le ‎même entrain qu’auparavant. C’est ainsi qu’il nous apprend dans ses Carnets qu’en juin ‎‎1965, il est à la page 103 du manuscrit de « Mémoires d’un témoin du siècle : l’Enfant », ‎tome 1. ‎Au lendemain du coup d’Etat du 19 juin 1965, il note dans ses Carnets : « J’apprends que le ‎régime Ben Bella est par terre et que l’armée a pris le pouvoir… Le nouveau pouvoir parait ‎vouloir tirer sa légitimité de la continuité. A l’heure où le pays attend du nouveau, on lui dit ‎qu’on continue l’ancien : le socialisme notamment. C’est la première faute du régime ». Le 27 ‎juin, il note : « Je viens de terminer la première partie de mes Mémoires que je compte ‎publier en volumes séparés, correspondant aux trois phases de ma vie » (L’Enfant, l’Etudiant, ‎l’Ecrivain). ‎Le nouveau pouvoir désigne Taleb Ahmed al-Ibrahimi à la tête du ministère de l’Education ‎nationale. Le ministre convoque Bennabi qui note en date du 16 juillet 1965 : « C’était ‎convenu pour 10h. Quand je suis introduit, Taleb Ahmed reste derrière son bureau. Il ne reçoit ‎pas comme son prédécesseur : il reçoit « officiellement ». Goût du pouvoir ? Vanité ? ». ‎Aux réunions auxquelles sont régulièrement convoqués les directeurs de l’enseignement ‎primaire, secondaire et supérieur, le ministre ne lui donne pas la parole, lui cherche ‎querelle et ne rate aucune occasion de l’humilier. Il ne traite pas Bennabi en écrivain, en ‎penseur, en aîné, mais en fonctionnaire subalterne, en auxiliaire. En septembre, le ministre ‎demande qu’on lui retire le véhicule de fonction. ‎En sus de ses diverses activités, Bennabi a inauguré une collaboration avec l’hebdomadaire ‎‎« Révolution africaine » où tous les articles qu’il propose ne passent pas. Il est conscient ‎des limites imposées à l’expression de ses idées et note en date du 18 septembre : « Quand ‎j’écrivais sous le règne de Ben Bella j’étais obligé, pour introduire certaines idées dans le ‎milieu algérien, de les placer sous le parrainage du personnage. J’étais presque obligé de dire ‎que c’était lui qui les avait pensées. C’était l’impôt dû au zaïm dans le domaine des idées dans ‎un pays où l’on ne peut pas exprimer ses idées, même en payant cet impôt. D’ailleurs, je le ‎payais aussi au Caire, quand j’étais obligé de dire que toutes mes idées m’étaient inspirées par ‎le zaim des zaims, Nasser. Et aujourd’hui, je suis obligé dans chacun de mes articles que je ‎publie en ce moment dans « Révolution africaine » de parler du 19 juin… Et même à ce prix, ‎toutes mes idées ne passent pas : chaque fois que la critique devient sérieuse, et par ‎conséquent nécessaire et utile, elle est barrée. » ‎En novembre paraît le premier volume de « Mémoires d’un témoin du siècle : l’Enfant ». En ‎janvier 1966, Taleb Ahmed lui parle de l’enlever de la direction de l’enseignement ‎supérieur. Il écrit dans une note du 19 janvier 1966 : « Pour le minus habens de Taleb Ahmed, ‎Bennabi est élevé, il faut l’abaisser ». ‎A la fin du mois, il part pour la seconde fois en mission en Indonésie où il est reçu par ‎Soekarno. A son retour, il commence la rédaction du deuxième volume de ses Mémoires, ‎‎« L’Etudiant ». En mars, Chérif Belkacem l’informe que Boumediene pense à le nommer ‎ambassadeur au Vatican. Bennabi lui répond que cette désignation ne l’intéresse pas(4). En ‎mai, il est à Beyrouth où il voit son ancien disciple Omar Meskawi et rencontre le Dr. ‎Abdelmadjid qui vient de traduire en arabe le premier volume des « Mémoires d’un témoin ‎du siècle », puis, de là, se rend en Irak où il visite les lieux célèbres de l’histoire matinale de ‎l’islam : Koufa, Nedjef, Kerbala… ‎A son retour il note en date du 19 août 1966 : « Le secrétaire général m’apprend que le sieur ‎Taleb Ahmed me remplace à la DES. Et il me propose en échange un poste de conseiller ‎technique. » De fait, Bennabi reçoit bientôt une lettre du ministre lui notifiant son ‎limogeage de la DES. ‎Il refuse la nouvelle affectation et écrit le 29 septembre au président Boumediene la lettre ‎que voici : « Un décret vient de mettre fin à mes fonctions à la direction de l’Enseignement ‎Supérieur. Ce n’est pas la moindre anomalie dans ce texte, Mr. Le Président, qu’il ne porte pas ‎votre signature mais semble plutôt, comme vous pouvez vous en rendre compte en jetant un ‎coup d’œil sur le journal officiel, signé par un ministre. En tout état de cause, j’ai conscience ‎d’avoir représenté dignement l’Université algérienne dans le pays et à la face du monde en ‎des circonstances qui marquent dans ses annales, comme elles marquent dans ma propre vie. ‎C’est pour demeurer fidèle à ses traditions que je ne crois pas devoir prendre possession des ‎nouvelles fonctions que je ne saurais remplir dans les conditions où j’y suis appelé. Veuillez ‎agréer… (5)»‎Le véhicule de fonction lui ayant été retiré, il prend le bus pour ses déplacements. Le 20 ‎août, il dit être à la page 149 du manuscrit du deuxième volume de ses Mémoires ‎‎(« L’Etudiant »). Il est seul à la maison et médite sur sa situation : il a quitté ses fonctions, ‎craint pour son salaire et son logement, tremble pour ses filles en bas âge et confie ‎tristement à ses Carnets : « Il y a trente ans à présent que je traverse un drame sans ‎dénouement. Je vis en ce moment, devant la fenêtre de ma chambre à coucher des moments ‎que j’ai vécus dans ma cellule de Chartres… Pendant que mes doigts égrènent le chapelet, mon ‎esprit égrène les contradictions de mon destin. Pendant les trente années que j’ai vécues ‎depuis la fin de mes études, le colonialisme a voulu détruire en moi les germes de mes idées. Il ‎n’y a pas réussi : mes idées circulent aujourd’hui dans le monde musulman, comme la semence ‎de demain… » ‎Pris en sandwich dans l’immeuble de trois étages où il habite entre des voisins de dessus et ‎de dessous fort incommodants, les plaintes qu’il dépose pour tapage nocturne et bruits ‎permanents n’aboutissent pas. On lui coupe fréquemment l’eau, l’électricité, le téléphone. ‎Il pense qu’on veut le priver de sommeil ainsi que des nécessités de la vie pour l’empêcher ‎de travailler au parachèvement de sa pensée et à sa transmission aux étudiants qui ‎viennent à ses séminaires.‎Il apprend même un jour que son logement a été affecté à un tiers. Il n’en peut plus et ‎adresse une lettre comminatoire au président Boumediene où on peut lire : « Les ‎manœuvres auxquelles je suis en butte depuis mon retour en Algérie indépendante et les ‎mesures qui m’ont touché ont leur source à l’étranger. Et en particulier, ma longue expérience ‎qui est je crois unique en Algérie dans le domaine de la lutte idéologique, de son esprit et de ‎ses moyens, ne pouvait laisser place à l’étonnement si les enquêtes que j’ai demandées ‎avaient eu lieu : elles ne pouvaient avoir lieu… Depuis deux ans, depuis un an, de nouveaux ‎crimes sont passés que j’ai renoncé à porter à la connaissance de qui de droit. J’en viens au ‎dernier. Aujourd’hui, le service de l’habitat qui avait installé voici cinq ans à la demande du juif ‎Sydney Nathan une maison de tolérance sous mon appartement, vient de me signifier qu’il ‎installe sous mon toit même un locataire… » ‎Signe qu’il est à bout de toute résistance nerveuse il écrit ces lignes étonnantes : ‎‎« Conscient de la gravité et de la solennité de mon acte, je me trouve engagé – si cette infâme ‎mesure n’est pas rapportée dans les 24 heures – que je proclamerais le Djihad en tout lieu et ‎en toute circonstance où je pourrais le faire, jusqu’à ce que le sionisme me fasse abattre ou ‎arrêter par ses mandataires en Algérie. Veuillez agréer… » ‎Le 19 août 1966, il envoie une lettre à Chérif Belkacem où il écrit : « Je me suis rendu compte ‎que ni Si Boumediene ni vous-même ne vous rendez compte du degré de pourrissement dans ‎l’administration même, et je dirais surtout dans l’appareil de sécurité ». ‎Le 10 septembre Sayyed Qotb (1906-1966) est pendu au Caire. Bennabi note : « Cette belle ‎figure du mouvement des « Frères musulmans » n’est plus. Les bourreaux qui l’ont exécuté ne ‎se doutent pas qu’ils ont libéré aussi le souffle qui deviendra bientôt une tempête au-dessus de ‎leur tête : la tempête qui les emportera ». ‎NOTES :‎ ‎ 1 Ed. En-Nahda, Alger 1964. ‎‎2 Dans un article intitulé « Défense du capital-idées » (« Révolution Africaine » du 24 avril 1968) Bennabi rappelle ‎sur un ton excédé qu’il a « été rappelé de l’étranger par le gouvernement algérien pour constituer un Centre ‎d’orientation culturelle », avant d’ajouter : « Je l’ai constitué effectivement dans le petit coin où je suis. Il fonctionne ‎depuis quatre ans. Son programme figure dans le dossier de présentation du décret portant création qui n’a pas ‎encore paru au journal officiel».‎‎3 A la mort de Bennabi, le cardinal Duval enverra une lettre à sa veuve où il salue « la hauteur de ses pensées, la ‎délicatesse de son cœur et l’ouverture de ses sentiments », ajoutant : « Il croyait fortement au dialogue entre ‎musulmans et chrétiens. Je n’oublierai jamais qu’il est venu à Rome comme délégué du gouvernement, avec le regretté ‎Dr. Khaldi, pour mon cardinalat et que, à cette occasion, il a été reçu par Paul VI. Depuis lors, une parenté spirituelle ‎s’était établie entre nous. »‎‎4 Par contre, il postulera sans succès en 1969 pour une ambassade dans un pays arabe (Beyrouth ou Le Caire). ‎‎5 Dans une autre lettre au président Boumediene datée du 17 février 1968, il écrit : « Le pouvoir parallèle est ‎parvenu à mettre fin à mes fonctions à la direction de l’Enseignement Supérieur parce que ma présence à cette ‎direction gênait les manœuvres de toutes sortes contre la promotion des cadres attendus par le pays. » Ces éclairages ‎démentent la version selon laquelle Bennabi a démissionné de ses fonctions de directeur de l’Enseignement ‎supérieur. Il n’en aura pas d’autres. L’Etat algérien l’aura donc employé en tout et pour tout moins de trois ans. ‎‎

‎Le soir d’Algérie du 06/12/2015

‎Oumma.com du 23 avril 2016

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