Dans notre pays malade de tout et de partout, on ne rend hommage à un homme (ou une femme) qu’une fois mort. On est haineux, jaloux, aigri, surtout si on n’est à peu près rien. Dans le domaine intellectuelة par exemple, chacun est assuré d’être un génie jalousé. Que fait-on alors ? On jalouse les autres, on se tait devant leurs succèsة et médit d’eux discrètement.
C’est ainsi que personne ne rend hommage à personne car, pensent ces malades, ce serait reconnaître qu’il y a mieux que soi et, à cet aveu, nul n’est disposé. Ce n’est qu’une fois mort qu’on consent en public à quelques éloges qui fleurent plus le « bon débarras !» que l’aveu « C’était un grand homme ! »
Il y a des professions qui escamotent, floutent ou même détruisent des vocations.
Celle de journaliste par exemple qui, dans le cas de certains, à force d’être publiés et lus, peuvent écrire des choses comme ne le ferait pas le meilleur écrivain du moment mais ne seront jamais regardés que comme des tâcherons, des OS (ouvriers spécialisés), des salariés de l’écriture.
Ainsi en est-il, selon moi, du journaliste Mâamar Farah dont la chronique parue jeudi dernier sous le titre anodin de « Le train de banlieue » m’a beaucoup plu et a imposé à mon esprit un parallèle avec le grand poète français Alphonse de Lamartine (1790-1869) dont je connais par cœur depuis ma tendre jeunesse certains poèmes. C’est pourquoi le rappel s’est automatiquement fait, sinon comment y aurais-je pensé ?
Ce n’est pas la première fois que je suis touché par une chronique des « Choses de la vie » de Mâamar Farah paraissant le jeudi dans ce journal, et je le lui ai dit il y a quelque temps, mais celle-ci m’a obligé à cette intrusion dans un monde qui est surtout le sien, la poésie et la littérature.
On sait qu’il touche à tout et qu’il s’est fixé ces dernières années dans le billet et l’analyse politique sur le vif (c’est ce qu’a fait aussi Lamartine dont l’engagement en politique a été plus loin comme on le verra), mais moi je trouve qu’il excelle dans la littérature, sa propre littérature, car plus personne chez nous ne sait dépeindre comme lui les états d’âme ou les paysages algériens.
Qu’est-ce qui m’a séduit dans cette chronique que j’ai lue trois fois ? L’ensemble, du début à la fin, les images, les mots, le ton, la chute, la poésie générale qui s’en dégage et, par-dessus tout, l’âme derrière tout cela, l’âme de l’homme qui les trouvés, choisis et mixés pour composer un texte de cette facture.
Lamartine a laissé à l’âme universelle des poèmes comme « Le Lac », « L’isolement », « Le Vallon » ou « Le Désespoir », pour ne citer que ceux-là, parce que, justement, j’en ai trouvé des échos dans cette chronique.
L’âme dont je parle, dois-je préciser en ce mois de ramadhan, est celle que portent les vrais poètes de tous les temps et de toutes les civilisations, les grands romanciers de toutes les cultures et les chanteurs de renom du monde entier, et non celle des ulémas qui en parlent sans relâche du lever du soleil au coucher alors qu’ils l’ont asséchée et n’ont pour vocation que de l’assécher. En ces jours de jeûne, on ne voit et n’entend qu’eux sur les chaînes nationales et arabo-musulmanes nous parler d’âme avec leurs visages desséchés et ingrats, le regard plein de fatuité et sans aucune lueur de bien…
Lamartine, lui, a su parler d’âme, de la sienne d’abord tant éprouvée par la vie mais aussi de celle de notre Prophète (QSSL) dont il a dit dans un texte célèbre que j’ai publié en 1971 dans « El-Moudjahid » : « Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l’immensité du résultat sont les trois mesures du génie de l’homme, qui osera comparer humainement un grand homme de l’histoire moderne à Mahomet ? Les plus fameux n’ont remué que des armées, des lois, des empires ; ils n’ont fondé, quand ils ont fondé quelque chose, que des puissances matérielles, écroulées avant eux. Celui-là a remué des armées, des législations, des empires, des peuples, des dynasties, des millions d’hommes sur un tiers du globe habité ; mais il a remué, de plus, des idées, des croyances, des âmes… »
Mâamar Farah écrivant en français et bien comme il faut, évoque aussi par certaines de ses descriptions des chansons françaises de Jacques Dutronc, Léo Ferré, Gilbert Bécaud, Jacques Brel… Je veux dire par là qu’il les rejoint, les égale, et que le « Train de banlieue » appartient à cette catégorie de textes dont on tire des poèmes et des chansons qui ne se démodent pas.
Je crois qu’à part lui il n’y a pas, dans notre spectre humain, qui soit capable de ces accents de l’âme et de ces pensées trop humaines comme dirait Nietzsche.
Les gens qui n’écrivent pas ne savent pas combien il est difficile de composer une chronique sans accroche, à partir de rien, sans s’appuyer sur des faits, des situations, des idées ou des personnages. Quand on y parvient, c’est par une prouesse et le résultat en est une véritable création au sens artistique du terme.
C’est le cas de celle de jeudi 25 juin où Mâamar Farah parle sans qu’on sache si c’est en son nom ou à la place de quelqu’un d’autre dont on ne sait rien, ni ce qu’il fait, ni d’où il vient, ni où il va, ni dans quel pays, ni à quelle période de l’histoire algérienne ou humaine.
Le seul point de sûr, c’est que l’histoire appartient à l’époque moderne puisqu’il y est question de trains et de téléphone portable. Enlevez ces deux éléments et vous vous croiriez, pourquoi pas, dans le décor du roman « Graziella » de Lamartine.
Comme souvent avec Mâamar Farah, il est difficile de faire la part des choses entre le réel et la fiction, sa propre personne et un personnage de son invention, entre aujourd’hui et une autre époque, entre notre pays et un autre.
Cette fois-ci plus que d’habitude, je crois. On n’est même pas sûr de la saison, hiver, automne ou une autre. On ne sait même pas s’il vient d’écrire ce texte ou s’il l’a exhumé de ses archives. Car il est arrivé qu’il nous donne à lire des chroniques remontant à longtemps mais qu’on aurait prises pour des produits de la veille.
Et cette « banlieue pitoyable », bon sang de bonsoir, où se trouve-t-elle ? A l’Est ? A l’Ouest ? En France ?
Un moment j’ai parié pour la France car l’auteur parle de « loto » qu’à ma connaissance nous n’avons pas, mais il y a ces « vitres répugnantes de saleté », ces « wagons repoussants » et cette « longue traversée de misère » qui ne collent pas avec les trains ou les paysages français. J’ai pensé à une époque reculée, celle de Zola et de la « Bête humaine », mais je me suis ravisé car il n’y avait pas alors de « rame à grande vitesse »…
Est-ce une confession de Mâamar Farah ? Le compte-rendu d’une journée de sa vie à Annaba ? Est-ce la narration blasée d’une journée de « métro-boulot-dodo » par un prolétaire des années 1960 travaillant à Boulogne-Billancourt et habitant à Trappes ou Mantes-la-Jolie » ? Impossible de trancher. En tout cas, je n’y suis pas arrivé et espère qu’il aura la commisération de me soulager avec un petit email.
Ce que j’en retiens, c’est que c’est le propre des écrivains de talent et non des journalistes de savoir se glisser dans toutes les peaux. Les grands écrivains se recrutent parmi les « intimistes », les introvertis, et c’est la touche de ce texte, tandis que les journalistes sont essentiellement extravertis, par nécessité de service pourrait-on dire.
Que lit-on dans la chronique qui soit si émouvant que je l’affirme et qui justifie la comparaison avec Lamartine ?
Voici quelques extraits pour s’en faire une idée, mais on peut toujours retourner au texte complet pour former son propre jugement :
1) Le personnage qui s’exprime à la première personne du singulier dit au début du texte : « A demi-somnolent, je laisse mes pensées vagabonder en espérant qu’elles m’emmèneront loin de cette banlieue pitoyable où j’ai passé toute ma vie entre deux trains, à errer sur les quais déserts des petits matins pluvieux, à somnoler dans des wagons repoussants, à lire un journal mal imprimé qui me noircit les doigts, à espérer qu’un évènement quelconque vienne me tirer de cette affligeante monotonie qui me bouffe petit à petit ».
En langage ancien et châtié du XIXe siècle, cette prose peut devenir sous la plume de Lamartine cette strophe du poème intitulé « Le Vallon » :
« Mon cœur, lassé de tout, même de l’espérance
N’ira plus de ses yeux importuner le sort
Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance
Un asile d’un jour pour attendre la mort ».
2) Mâamar Farah poursuit : « Cela fait un demi-siècle que je fais le va-et-vient entre le dégoût et le désespoir, balloté par le balancement d’une rame à grande vitesse qui s’arrête toujours aux mêmes gares, sous les mêmes insolentes horloges qui s’amusent déjà de nos retards au travail. Cela fait un demi-siècle que je traîne ma gueule blafarde de raté congénital, de vitre en vitre, cherchant à repérer le vol d’un oiseau dans ce paysage fatigué et mangé par la fumée. Et quand, de temps à autre, le ciel se pare de sa belle couleur bleue, il m’arrive de ne pas le remarquer, pris que je suis par mes problèmes insolubles. Pour moi, il est toujours gris. Cela fait un demi-siècle que j’attends le bonheur ».
Lamartine a confié à «L’isolement » son désespoir :
« De colline en colline en vain portant ma vue
Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant
Je parcours tous les points de l’immense étendue
Et je dis : « Nulle part le bonheur ne m’attend »;
Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières
Vains objets dont pour moi le charme s’est envolé ?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.
Que le tour du soleil ou commence ou s’achève
D’un œil indifférent je le suis dans son cours
En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève
Qu’importe le soleil ? Je n’attends rien des jours.
Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente
N’éprouve devant eux ni charme ni transports
Je contemple la terre ainsi qu’une ombre errante
Le soleil des vivants n’échauffe plus les mort.
Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts
Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire
Je ne demande rien à l’immense univers.
Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère
Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre
Ce que j’ai tant rêvé paraîtrai-il à mes yeux ? »
3) Mâamar Farah, lui ou on ne sait qui d’autre à sa place, est arrivé à destination on ne sait où, au « Terminus » comme il se contente de nous dire : « Comme un bateau ivre qui retrouve finalement la raison pour s’adosser tranquillement au débarcadère, le train de banlieue, lourd de tant de désespoirs, de désillusions, d’amitiés ratées, d’amours trompées, de mensonges et de paroles en l’air, s’arrête enfin, déversant cette somme de destins enchevêtrés sur les quais sans fin du Terminus… Emporté par la foule qui coule, impétueuse, sous les voûtes de cette gare d’un autre âge, j’avance machinalement. Dans ma main, un journal sale. Je le jette à la première poubelle. Que de choses jetons-nous chaque matin ; à l’heure où nous croyons entamer un autre cycle plus prometteur, lorsque, sous les rayons du doux soleil hivernal, l’illusion d’une renaissance nous pousse à redevenir optimistes ! ».
Lamartine continue d’étaler son désenchantement dans « Le Vallon » :
« J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie
Je viens chercher vivant le calme du Léthé
Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l’on oublie
L’oubli seul désormais est ma félicité.
D’ici je vois la vie, à travers un mirage
S’évanouir pour moi dans l’ombre du passé
L’amour seul est resté, comme une grande image
Survit seule au réveil dans un songe effacé.
Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile
Ainsi qu’un voyageur qui, le cœur plein d’espoir
S’assied, avant d’entrer, aux portes de la ville
Et respire un moment l’air embaumé du soir.
Tes jours, sombres et courts comme les jours d’automne
Déclinent comme l’ombre au penchant des coteaux
L’amitié te trahit, la piété t’abandonne
Et, seul, tu descends le sentier des tombeaux ».
Salut le poète ! Il y a encore des âmes pour vibrer à la lecture de tes méditations poétiques. Au plan humain, tu ressembles aussi à Lamartine qui était un homme bon, un romantique et un révolutionnaire. C’est lui qui a proclamé la IIe République après la Révolution de 1848 où il avait pris le parti du peuple et a été pendant trois mois chef du gouvernement provisoire.
Mais un Djouha, le futur Napoléon le Petit, s’étant présenté à l’élection présidentielle de 1848 contre lui, l’emporta et Lamartine se retira définitivement de la vie politique. Il avait obtenu 0,26% des voix.
Trois ans après, Napoléon le « républicain-démocrate » viola la constitution de 1848, supprima la limitation des mandats, changea l’état-major de l’armée, s’entoura de proches, dont un frère et d’hommes d’affaires, et proclama le Second empire.
Il n’a lâché le pouvoir que dans les circonstances dramatiques pour la France de la guerre franco-prussienne de 1870 où il fut fait prisonnier et l’Alsace-Lorraine annexée à la Prusse.
(« Le Soir d’Algérie » du 28/06/2015)