Home ARTICLESLa problématique algérienne2011-2016 EVOCATION : MAAMAR FARAH ET LAMARTINE 

EVOCATION : MAAMAR FARAH ET LAMARTINE 

by admin

Dans notre pays malade de tout et de partout, on ne rend hommage à un homme (ou une ‎femme) qu’une fois mort. On est haineux, jaloux, aigri, surtout si on n’est à peu près rien. ‎Dans le domaine intellectuelة‎ par exemple, chacun est assuré d’être un génie jalousé. Que ‎fait-on alors ? On jalouse les autres, on se tait devant leurs succès‎ة‎ et médit d’eux ‎discrètement. ‎

C’est ainsi que personne ne rend hommage à personne car, pensent ces malades, ce serait ‎reconnaître qu’il y a mieux que soi et, à cet aveu, nul n’est disposé. Ce n’est qu’une fois mort ‎qu’on consent en public à quelques éloges qui fleurent plus le « bon débarras !» que l’aveu ‎‎« C’était un grand homme ! »‎
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Il y a des professions qui escamotent, floutent ou même détruisent des vocations. ‎

Celle de journaliste par exemple qui, dans le cas de certains, à force d’être publiés et lus, ‎peuvent écrire des choses comme ne le ferait pas le meilleur écrivain du moment mais ne ‎seront jamais regardés que comme des tâcherons, des OS (ouvriers spécialisés), des salariés ‎de l’écriture. ‎

Ainsi en est-il, selon moi, du journaliste Mâamar Farah dont la chronique parue jeudi dernier ‎sous le titre anodin de « Le train de banlieue » m’a beaucoup plu et a imposé à mon esprit ‎un parallèle avec le grand poète français Alphonse de Lamartine (1790-1869) dont je ‎connais par cœur depuis ma tendre jeunesse certains poèmes. C’est pourquoi le rappel s’est ‎automatiquement fait, sinon comment y aurais-je pensé ?‎
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Ce n’est pas la première fois que je suis touché par une chronique des « Choses de la vie » ‎de Mâamar Farah paraissant le jeudi dans ce journal, et je le lui ai dit il y a quelque temps, ‎mais celle-ci m’a obligé à cette intrusion dans un monde qui est surtout le sien, la poésie et ‎la littérature. ‎

On sait qu’il touche à tout et qu’il s’est fixé ces dernières années dans le billet et l’analyse ‎politique sur le vif (c’est ce qu’a fait aussi Lamartine dont l’engagement en politique a été ‎plus loin comme on le verra), mais moi je trouve qu’il excelle dans la littérature, sa propre ‎littérature, car plus personne chez nous ne sait dépeindre comme lui les états d’âme ou les ‎paysages algériens.‎
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Qu’est-ce qui m’a séduit dans cette chronique que j’ai lue trois fois ? L’ensemble, du début à ‎la fin, les images, les mots, le ton, la chute, la poésie générale qui s’en dégage et, par-dessus ‎tout, l’âme derrière tout cela, l’âme de l’homme qui les trouvés, choisis et mixés pour ‎composer un texte de cette facture.‎

Lamartine a laissé à l’âme universelle des poèmes comme « Le Lac », « L’isolement », « Le ‎Vallon » ou « Le Désespoir », pour ne citer que ceux-là, parce que, justement, j’en ai trouvé ‎des échos dans cette chronique.‎
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L’âme dont je parle, dois-je préciser en ce mois de ramadhan, est celle que portent les vrais ‎poètes de tous les temps et de toutes les civilisations, les grands romanciers de toutes les ‎cultures et les chanteurs de renom du monde entier, et non celle des ulémas qui en parlent ‎sans relâche du lever du soleil au coucher alors qu’ils l’ont asséchée et n’ont pour vocation ‎que de l’assécher. En ces jours de jeûne, on ne voit et n’entend qu’eux sur les chaînes ‎nationales et arabo-musulmanes nous parler d’âme avec leurs visages desséchés et ingrats, ‎le regard plein de fatuité et sans aucune lueur de bien…‎
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Lamartine, lui, a su parler d’âme, de la sienne d’abord tant éprouvée par la vie mais aussi de ‎celle de notre Prophète (QSSL) dont il a dit dans un texte célèbre que j’ai publié en 1971 ‎dans « El-Moudjahid » : « Si la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l’immensité du ‎résultat sont les trois mesures du génie de l’homme, qui osera comparer humainement un ‎grand homme de l’histoire moderne à Mahomet ? Les plus fameux n’ont remué que des ‎armées, des lois, des empires ; ils n’ont fondé, quand ils ont fondé quelque chose, que des ‎puissances matérielles, écroulées avant eux. Celui-là a remué des armées, des législations, ‎des empires, des peuples, des dynasties, des millions d’hommes sur un tiers du globe ‎habité ; mais il a remué, de plus, des idées, des croyances, des âmes… »‎
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Mâamar Farah écrivant en français et bien comme il faut, évoque aussi par certaines de ses ‎descriptions des chansons françaises de Jacques Dutronc, Léo Ferré, Gilbert Bécaud, Jacques ‎Brel… Je veux dire par là qu’il les rejoint, les égale, et que le « Train de banlieue » ‎appartient à cette catégorie de textes dont on tire des poèmes et des chansons qui ne se ‎démodent pas.‎

Je crois qu’à part lui il n’y a pas, dans notre spectre humain, qui soit capable de ces accents ‎de l’âme et de ces pensées trop humaines comme dirait Nietzsche.‎
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Les gens qui n’écrivent pas ne savent pas combien il est difficile de composer une chronique ‎sans accroche, à partir de rien, sans s’appuyer sur des faits, des situations, des idées ou des ‎personnages. Quand on y parvient, c’est par une prouesse et le résultat en est une véritable ‎création au sens artistique du terme. ‎

C’est le cas de celle de jeudi 25 juin où Mâamar Farah parle sans qu’on sache si c’est en son ‎nom ou à la place de quelqu’un d’autre dont on ne sait rien, ni ce qu’il fait, ni d’où il vient, ni ‎où il va, ni dans quel pays, ni à quelle période de l’histoire algérienne ou humaine. ‎

Le seul point de sûr, c’est que l’histoire appartient à l’époque moderne puisqu’il y est ‎question de trains et de téléphone portable. Enlevez ces deux éléments et vous vous croiriez, ‎pourquoi pas, dans le décor du roman « Graziella » de Lamartine.‎
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Comme souvent avec Mâamar Farah, il est difficile de faire la part des choses entre le réel ‎et la fiction, sa propre personne et un personnage de son invention, entre aujourd’hui et une ‎autre époque, entre notre pays et un autre. ‎

Cette fois-ci plus que d’habitude, je crois. On n’est même pas sûr de la saison, hiver, ‎automne ou une autre. On ne sait même pas s’il vient d’écrire ce texte ou s’il l’a exhumé de ‎ses archives. Car il est arrivé qu’il nous donne à lire des chroniques remontant à longtemps ‎mais qu’on aurait prises pour des produits de la veille.‎
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Et cette « banlieue pitoyable », bon sang de bonsoir, où se trouve-t-elle ? A l’Est ? A l’Ouest ? ‎En France ? ‎

Un moment j’ai parié pour la France car l’auteur parle de « loto » qu’à ma connaissance ‎nous n’avons pas, mais il y a ces « vitres répugnantes de saleté », ces « wagons ‎repoussants » et cette « longue traversée de misère » qui ne collent pas avec les trains ou ‎les paysages français. J’ai pensé à une époque reculée, celle de Zola et de la « Bête ‎humaine », mais je me suis ravisé car il n’y avait pas alors de « rame à grande vitesse »…‎
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Est-ce une confession de Mâamar Farah ? Le compte-rendu d’une journée de sa vie à ‎Annaba ? Est-ce la narration blasée d’une journée de « métro-boulot-dodo » par un ‎prolétaire des années 1960 travaillant à Boulogne-Billancourt et habitant à Trappes ou ‎Mantes-la-Jolie » ? Impossible de trancher. En tout cas, je n’y suis pas arrivé et espère qu’il ‎aura la commisération de me soulager avec un petit email.‎
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Ce que j’en retiens, c’est que c’est le propre des écrivains de talent et non des journalistes ‎de savoir se glisser dans toutes les peaux. Les grands écrivains se recrutent parmi les ‎‎« intimistes », les introvertis, et c’est la touche de ce texte, tandis que les journalistes sont ‎essentiellement extravertis, par nécessité de service pourrait-on dire.‎
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Que lit-on dans la chronique qui soit si émouvant que je l’affirme et qui justifie la ‎comparaison avec Lamartine ? ‎

Voici quelques extraits pour s’en faire une idée, mais on peut toujours retourner au texte ‎complet pour former son propre jugement :‎
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‎1) Le personnage qui s’exprime à la première personne du singulier dit au début du texte ‎‎: « A demi-somnolent, je laisse mes pensées vagabonder en espérant qu’elles ‎m’emmèneront loin de cette banlieue pitoyable où j’ai passé toute ma vie entre deux trains, ‎à errer sur les quais déserts des petits matins pluvieux, à somnoler dans des wagons ‎repoussants, à lire un journal mal imprimé qui me noircit les doigts, à espérer qu’un ‎évènement quelconque vienne me tirer de cette affligeante monotonie qui me bouffe petit à ‎petit ». ‎

En langage ancien et châtié du XIXe siècle, cette prose peut devenir sous la plume de ‎Lamartine cette strophe du poème intitulé « Le Vallon » :

« Mon cœur, lassé de tout, même ‎de l’espérance
N’ira plus de ses yeux importuner le sort
Prêtez-moi seulement, vallon de ‎mon enfance
Un asile d’un jour pour attendre la mort ».‎
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‎2) Mâamar Farah poursuit : « Cela fait un demi-siècle que je fais le va-et-vient entre le ‎dégoût et le désespoir, balloté par le balancement d’une rame à grande vitesse qui s’arrête ‎toujours aux mêmes gares, sous les mêmes insolentes horloges qui s’amusent déjà de nos ‎retards au travail. Cela fait un demi-siècle que je traîne ma gueule blafarde de raté ‎congénital, de vitre en vitre, cherchant à repérer le vol d’un oiseau dans ce paysage fatigué ‎et mangé par la fumée. Et quand, de temps à autre, le ciel se pare de sa belle couleur bleue, ‎il m’arrive de ne pas le remarquer, pris que je suis par mes problèmes insolubles. Pour moi, ‎il est toujours gris. Cela fait un demi-siècle que j’attends le bonheur ».‎
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Lamartine a confié à «L’isolement » son désespoir :

« De colline en colline en vain portant ‎ma vue
Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant
Je parcours tous les points de ‎l’immense étendue
Et je dis : « Nulle part le bonheur ne m’attend »;

Que me font ces ‎vallons, ces palais, ces chaumières
Vains objets dont pour moi le charme s’est ‎envolé ?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères
Un seul être vous manque, et tout ‎est dépeuplé.

Que le tour du soleil ou commence ou s’achève
D’un œil indifférent je le ‎suis dans son cours
En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève
Qu’importe le ‎soleil ? Je n’attends rien des jours.

Mais à ces doux tableaux mon âme ‎indifférente
N’éprouve devant eux ni charme ni transports
Je contemple la terre ainsi ‎qu’une ombre errante
Le soleil des vivants n’échauffe plus les mort.

Quand je pourrais ‎le suivre en sa vaste carrière
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts
Je ne ‎désire rien de tout ce qu’il éclaire
Je ne demande rien à l’immense univers.

Mais peut-‎être au-delà des bornes de sa sphère
Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux
Si je ‎pouvais laisser ma dépouille à la terre
Ce que j’ai tant rêvé paraîtrai-il à mes yeux ? »‎
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‎ 3) Mâamar Farah, lui ou on ne sait qui d’autre à sa place, est arrivé à destination on ne sait ‎où, au « Terminus » comme il se contente de nous dire : « Comme un bateau ivre qui ‎retrouve finalement la raison pour s’adosser tranquillement au débarcadère, le train de ‎banlieue, lourd de tant de désespoirs, de désillusions, d’amitiés ratées, d’amours trompées, ‎de mensonges et de paroles en l’air, s’arrête enfin, déversant cette somme de destins ‎enchevêtrés sur les quais sans fin du Terminus… Emporté par la foule qui coule, impétueuse, ‎sous les voûtes de cette gare d’un autre âge, j’avance machinalement. Dans ma main, un ‎journal sale. Je le jette à la première poubelle. Que de choses jetons-nous chaque matin ; à ‎l’heure où nous croyons entamer un autre cycle plus prometteur, lorsque, sous les rayons du ‎doux soleil hivernal, l’illusion d’une renaissance nous pousse à redevenir optimistes ! ».‎
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Lamartine continue d’étaler son désenchantement dans « Le Vallon » :

« J’ai trop vu, trop ‎senti, trop aimé dans ma vie
Je viens chercher vivant le calme du Léthé
Beaux lieux, ‎soyez pour moi ces bords où l’on oublie
L’oubli seul désormais est ma félicité.

D’ici je ‎vois la vie, à travers un mirage
S’évanouir pour moi dans l’ombre du passé
L’amour seul ‎est resté, comme une grande image
Survit seule au réveil dans un songe effacé.

Repose-‎toi, mon âme, en ce dernier asile
Ainsi qu’un voyageur qui, le cœur plein ‎d’espoir
S’assied, avant d’entrer, aux portes de la ville
Et respire un moment l’air ‎embaumé du soir.

Tes jours, sombres et courts comme les jours d’automne
Déclinent ‎comme l’ombre au penchant des coteaux
L’amitié te trahit, la piété t’abandonne
Et, ‎seul, tu descends le sentier des tombeaux ».‎
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Salut le poète ! Il y a encore des âmes pour vibrer à la lecture de tes méditations poétiques. ‎Au plan humain, tu ressembles aussi à Lamartine qui était un homme bon, un romantique et ‎un révolutionnaire. C’est lui qui a proclamé la IIe République après la Révolution de 1848 où ‎il avait pris le parti du peuple et a été pendant trois mois chef du gouvernement provisoire. ‎

Mais un Djouha, le futur Napoléon le Petit, s’étant présenté à l’élection présidentielle de ‎‎1848 contre lui, l’emporta et Lamartine se retira définitivement de la vie politique. Il avait ‎obtenu 0,26% des voix. ‎

Trois ans après, Napoléon le « républicain-démocrate » viola la constitution de 1848, ‎supprima la limitation des mandats, changea l’état-major de l’armée, s’entoura de proches, ‎dont un frère et d’hommes d’affaires, et proclama le Second empire. ‎

Il n’a lâché le pouvoir que dans les circonstances dramatiques pour la France de la guerre ‎franco-prussienne de 1870 où il fut fait prisonnier et l’Alsace-Lorraine annexée à la Prusse.‎

‎(« Le Soir d’Algérie » du 28/06/2015)‎

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