« Que celui qui se sent la vocation du Christ se fasse crucifier mais ne crucifie pas les autres » (L. S. Senghor).
Un climat de déliquescence s’est installé dans le pays, alimenté depuis quarante jours par les spéculations sur l’état de santé du président de la République.
C’est vrai qu’aux termes de la Constitution l’essentiel des pouvoirs exécutifs est concentré entre ses mains, et qu’une vacance prolongée (aucune limitation n’est indiquée par la Constitution) induirait des dysfonctionnements importants dans la conduite des affaires de la nation, dont le moindre n’est pas le blocage à plus ou moins court terme de toutes les institutions faute de signature des décrets présidentiels qui permettent leur fonctionnement.
Mais cherche-t-on à trouver une solution à un problème qui enfle jour après jour, ou à évincer à tout prix le président quitte à sombrer dans l’inconnu ?
Or, qu’entend-on depuis quelque temps ? Les uns en appellent à la mise en œuvre de l’article 88 de la Constitution pour déclarer l’incapacité du Président et organiser une élection anticipée au terme des trois mois et demi prévus par la Constitution.
D’autres, balayant d’un revers de main cette même Constitution, prônent une « période de transition de deux ans » sous la houlette d’une personnalité nationale prestigieuse, en l’occurrence l’ancien président Liamine Zéroual, période qui déboucherait sur un nouvel ordre constitutionnel échafaudé par une Assemblée constituante à élire.
Le président Zéroual est connu pourtant pour son légalisme, sa foi en la démocratie, son hostilité à l’idée de l’homme providentiel et son désintéressement personnel. Je ne crois pas d’ailleurs qu’on lui ait demandé son avis avant de l’impliquer dans ce fourvoiement.
L’estimé politologue Chafik Mesbah qui a animé à lui tout seul l’actualité de la semaine dernière par l’écrit et l’oral, avec le brio qu’on lui connait, nous a cependant surpris avec ce qui nous semble être des incohérences peu fréquentes chez lui.
En effet, à peine a-t-il écarté l’idée d’un « coup d’Etat militaire » pour faire partir le Président, qu’il lui substitue quelques lignes plus loin une « transition » qui ne vise pas moins qu’à renverser l’ordre constitutionnel en vigueur puisqu’il propose le plébiscite d’un homme en guise d’élection présidentielle et la mise en place d’une Assemblée constituante, ce qui entrainerait ipso facto la suspension de la Constitution actuelle, la dissolution du parlement avec ses deux chambres et d’autres institutions (comme le Haut conseil de sécurité, par exemple, à un moment où nos frontières sont menacées) et la désignation d’un gouvernement provisoire pour expédier les affaires courantes.
Pourquoi faire compliqué, en préconisant une improbable et non moins dangereuse transition, quand on peut faire simple en appelant franchement à un coup d’État ?
N’est-ce pas sous cet emballage que tous les coups d’État ont été vendus aux peuples africains, à commencer par les Algériens ? On a pas mal de fois lu au cours des deux dernières années des appels à l’armée pour déposer le chef de l’Etat.
Cette fois-ci, c’est à un coup d’État civil, placé de surcroit sous l’égide morale d’un ex-président de la République, doublé d’un général à la retraite, qu’un intellectuel de renom fait appel. Est-ce le soldat qui dort en lui qui a divagué en plein jour ?
Pourquoi le choix du président Zéroual ? Parce que ni les partis politiques, ni la société ne recèleraient, selon Mr Mesbah, de personnalités charismatiques dignes de se présenter à la prochaine élection présidentielle. Et pourquoi deux ans ? Parce qu’après ce court délai, estime-t-il, les personnalités charismatiques inexistantes actuellement apparaitraient subitement et peut-être même abondamment.
Le mot charisme est un nom qui s’applique, selon le dictionnaire, aux « personnes exceptionnelles jouissant d’un grand prestige, d’un ascendant sur autrui, qui savent séduire les foules… ». Chez nous, malheureusement, on a plus souvent eu affaire depuis 1926 au djouhaisme (du nom du mythique Djouha) qu’au charisme des préposés à notre guidance, LE « DJOUHAISME » ETANT, POUR CEUX QUI L’IGNORERAIENT, L’ART DE DUPER LES FOULES AVEC LEUR CONSENTEMENT EN PRIME.
Et puis, naît-on charismatique ou le devient-on ? Est-on charismatique par le verbe ou par les œuvres, par l’apparence ou par le contenu (vision, compétence, courage de tenir un langage de vérité au peuple pour redresser le pays…) ?
L’est-on par la capacité réelle à faire face à une situation critique, comme celle que connaîtra très probablement notre nation au cours des prochaines années, ou par le soutien intéressé de certains médias et le discours populiste et démagogique ?
Peut-on le devenir en vertu d’une courte période de temps, sachant par ailleurs que celle-ci sera dominée, à suivre le raisonnement du célèbre politologue, par un homme déjà charismatique et faisant donc nécessairement de l’ombre à ses accompagnateurs dans la galère qu’il propose ?
Car Mr Mesbah s’est rendu au Forum du journal « Liberté » mardi dernier muni d’une short-list des personnalités qu’il a choisies pour épauler l’ancien président dans l’aventure suggérée, c’est-à-dire les candidats présomptifs dont les noms reviennent à chaque échéance présidentielle et dont l’âge tourne pour la majorité d’entre eux autour de 70 ans.
Il a même quantifié les chances des uns et des autres et donné à chacun une note alors que sur la dizaine de noms qu’il a sélectionnés un seul, jusqu’à présent, a fait œuvre de candidature et bat la campagne depuis.
Si l’Algérie ne recèle pas en son sein des hommes et des femmes capables d’assurer la relève de la génération de la Révolution, ce n’est certainement pas en deux ans qu’elle les verra apparaître car un grand homme (ou une grande dame) ne peut pas être formé (e) en un laps de temps aussi réduit. On n’improvise pas un grand homme ou une grande dame. Ou il (elle) l’est en soi, et les circonstances ne manqueront pas de le (la) révéler, ou il (elle) ne l’est pas et le jugement a priori de Mr Mesbah n’y pourra rien, ni dans un sens ni dans l’autre.
Pourquoi faire compliqué quand on est sûr du diagnostic et des remèdes, en poussant en avant les autres, alors qu’on peut faire simple en y allant soi-même, c’est-à-dire en se portant candidat ? En effet, qu’est-ce qui empêcherait Mr Mesbah de se présenter à l’élection présidentielle ? Pas la compétence et l’expérience, je suppose. Le charisme alors ? Au pire il l’obtiendrait après le délai d’acquisition auquel il croit dur comme fer.
Il a textuellement demandé au président Zéroual de se « sacrifier ». Pourquoi ne s’offrirait-il pas, lui, en holocauste sur l’autel de la patrie ? Parce qu’il ne serait qu’un « analyste » comme il se définit lui-même alors qu’il est largement sorti cette fois de ce rôle ?
L’analyste est celui qui s’emploie à éclairer des situations confuses, à démêler des écheveaux inextricables pour le commun des mortels, à lire pour le compte des autres des données obscures et disparates, cherchant à établir entre elles les rapports non décelés par eux et en en tirant les déductions qui leur ont échappé.
Un analyste ne donne pas de feuille de route pour un coup d’Etat, ne choisit pas les conjurés, n’établit pas de short-list des acteurs, ne prescrit pas de délais d’exécution…
S’il le fait, il devient immédiatement un homme d’action, de faction, un politicien intéressé ou quelque chose comme un Qaradhaoui appelant au meurtre d’un chef d’État. S’il dicte ce qui doit être fait et en donne le modus-operandi, il n’est plus dans la posture de l’analyste mais dans celle du conspirateur, du partisan ou du « décideur ».
Des données visibles de tous et augurant de la mise en œuvre d’un scenario précis et cohérent (même si la logique interne et la signification de ces données n’apparaissent pas à tout le monde) n’ont pourtant pas retenu l’attention de Mr Mesbah, malgré leur relation patente avec la prochaine élection présidentielle, qu’elle se déroule avant ou à son terme.
Ces données sont apparues bien avant la maladie du Président. On peut citer dans le désordre l’inattendue victoire législative du FLN en 2012 qui avait surpris le parti lui-même qui n’en espérait pas tant, le brusque départ de plusieurs leaders de partis, le renouvellement générationnel qui s’est effectué au RCD, au FFS et au MSP, les mouvements de « redressement » ayant touché les directions du FLN et du RND restés depuis en stand by, l’abandon par le FFS du dogme de l’Assemblée constituante (que récupère Mr Mesbah) et de son ralliement à la doctrine du « consensus national »…
Tout cela en moins d’un an. Il y a aussi les nombreux agréments donnés à de nouveaux partis et l’entrée en force au parlement de quelques-uns d’entre eux à peine nés…
Ces données, ces faits, ces évènements, sont annonciateurs d’une reconfiguration encore en cours de la scène politique, et constitutifs d’un avenir en train d’advenir. Leur dénouement est-il compatible avec un coup d’État qui leur ferait perdre toute signification ?
C’est la question que devrait se poser Mr Mesbah. Je crois pour ma part qu’un certain « changement » est déjà en route, qu’il ne s’arrêtera pas en si bon chemin, et qu’il n’a pour justification que la prochaine élection présidentielle.
Par ailleurs, cela fait au moins un an que le nom du président Zéroual est épisodiquement cité pour jouer un rôle en 2014. Un rôle que d’aucuns voudraient le voir tenir en se portant candidat, d’autres en le voyant soutenir le moment venu un candidat et, depuis quelques jours, Mr Mesbah qui l’exhorte à piloter une transition dont l’Algérie ne sortira pas indemne ne serait-ce qu’à cause de cette histoire d’ « Assemblée constituante » qui n’a de sens que si elle doit écrire une nouvelle Constitution avec les empoignades et l’impossibilité d’accords sur certains points qu’il est facile d’imaginer.
Sans parler de l’apparition d’un phénomène inédit mais en constante expansion : l’intrusion dans la vie des partis, les scrutins électoraux et les assemblées élues des porteurs de « chkara », des « habba wa dab », DES DETENTEURS D’ARGENT SALE QUI, A CETTE ALLURE, FINIRONT PAR ACHETER LES INSTITUTIONS LES UNES APRES LES AUTRES, ET PEUT-ETRE MEME UN JOUR L’ETAT DANS SA GLOBALITE.
Il se trouve que le président Zéroual a déjà été associé à une « transition » entre 1993 et 1995 et qu’y ayant goûté, il n’éprouve certainement pas l’envie d’y goûter de nouveau. Il a vu ce qu’il en coûte de gérer une « Conférence nationale », de rétablir le processus électoral, d’amender la Constitution (et non d’en rédiger une nouvelle), d’exercer le pouvoir avec une dette colossale et un baril du pétrole à 9 ou 10 dollars, de faire face à un terrorisme génocidaire, de recevoir des émissaires de l’ONU qui envisageait sérieusement la mise sous tutelle de l’Algérie…
L’élection d’une Assemblée constituante implique la dévolution des pouvoirs législatifs et exécutifs à ladite Assemblée qui aura alors à désigner un président de la République par intérim et un gouvernement provisoire (de quoi faire saliver tous les Bouchakara d’Algérie et de Navarre !)
Le vide politique et juridique ainsi instauré pourrait durer au-delà du souhaitable et s’enliser dans des débats sur des questions non consensuelles comme on l’a vu en Tunisie, ou laisser le pays aller à vau-l’eau comme on le voit en Libye. Et cela, sans égard pour les périls qui nous environnent.
Comment peut-on prendre le risque de superposer de nouvelles incertitudes aux vulnérabilités déjà recensées par Mr Mesbah, toutes aussi plausibles les unes que les autres ?
Il est indéniable que la Constitution algérienne a été une nouvelle fois prise en défaut par un impondérable, la maladie du président. On n’a pas tiré les enseignements de 1978 (maladie puis décès de président Boumediene) ni de 1992 (démission du président Chadli). Mais cela justifie-t-il qu’on cherche à compliquer le problème en proposant non pas une, mais deux élections présidentielles en l’espace de deux années, la première le plus tôt possible selon Mr Mesbah, et la seconde au terme de la transition ?
Pourquoi faire compliqué en appelant à une transition aléatoire, quand on peut faire simple en sollicitant les ressources de la Constitution en vigueur et en cours d’amendement ? Faire compliqué, c’est chercher à sortir des clous de la légalité comme le ferait un conducteur pressé qui grille feux rouges et ligne jaune au motif qu’on l’a prévenu d’un péril en sa demeure.
Faire simple, c’est chercher la solution en restant dans les clous de la légalité, sans ajouter à la légitime inquiétude le saut dans l’inconnu.
Tout le monde sait que juste avant de tomber malade le Président avait confié à un comité d’experts le soin de mettre en forme, « dans les plus brefs délais », les propositions d’amendement contenues dans la plateforme issue de la consultation en 2011 et 2012 des partis politiques, d’organisations de la société civile et de personnalités nationales. Dans ces amendements réside peut-être la clé du problème qui se pose, je veux dire l’instauration du poste de Vice-président de la République (si elle a été retenue).
En une ou quelques semaines l’affaire pourrait être bouclée : adoption en Conseil des ministres du projet de loi organique portant amendements, convocation du parlement avec ses deux chambres pour son adoption, promulgation de la nouvelle Constitution et, enfin, nomination du Vice-président. Il ne serait dès lors plus besoin de réclamer l’application de l’article 88, ni question d’élection anticipée.
L’intérêt du pays est que le Président de la République se remette complètement, ou pour l’essentiel, de l’accident dont il a été victime, qu’il procède aux démarches qu’on vient de résumer, puis nomme le Vice-président qui l’assisterait dans sa tâche et poursuivrait sous son autorité la réalisation de son programme jusqu’au terme de son mandat.
Ce qui rassure, en conclusion, dans la théorie de la « succession pacifique » de Mr Mesbah, c’est qu’elle tenait dès le départ à un fil, ou plus exactement à deux « si » : si le conseil constitutionnel consent à proclamer l’ « empêchement » et si le président Zéroual accepte.
Or un adage français nous a appris ce qu’on pouvait faire avec des « mais » et des « si » : Rien !
« Le Soir d’Algérie » du 09 juin 2013