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L’ALGERIE MALADE DE SON POUVOIR

by admin

‎« Mais voici que le pouvoir avait pris un visage terrible et faisait le mal avec toutes les forces à lui ‎remises pour le bien commun. Comment n’aurai-je pas eu l’esprit remué par un tel spectacle ? » ‎‎(Bertrand de Jouvenel).‎

Que reproche de tout temps le peuple au pouvoir ? D’être occulte, clanique, attaché au service de ‎ses seuls membres.

Que reproche le pouvoir au peuple depuis l’instauration du multipartisme, car auparavant il n’avait ‎pas voix au chapitre ? D’être irresponsable, immature, indigne de la démocratie.

Quel bien pense le pouvoir de lui-même depuis janvier 1992 ? D’avoir sauvé l’Algérie, préservé ‎l’unité nationale, empêché le terrorisme de prendre le pouvoir par la force. Le peuple ayant été ‎jugé « irresponsable » après la double victoire électorale du FIS en juin 1990 et décembre 1991, le ‎pouvoir ne lui faisait plus confiance.‎

Aussi, et avec la relance du processus électoral en novembre 1995, a-t-il pensé mettre au point une ‎‎« main invisible », semblable par ses vertus régulatrices à celle décelée par Adam Smith dans le ‎fonctionnement du marché, qui s’arrangerait pour concocter à la fermeture des bureaux de vote ‎les seuls résultats acceptables, à savoir un courant islamiste contenu dans des proportions ‎admissibles, un courant berbériste confiné dans son espace naturel, et la majorité dévolue au parti ‎qu’il a crée de toutes pièces trois mois avant le scrutin législatif de Juin 1997 (RND).

C’est ainsi que pour la première fois de son histoire l’Algérie s’est retrouvée avec une assemblée ‎nationale pluraliste non par la grâce d’un électorat assagi et édifié par l’expérience, mais grâce à la ‎‎« main de Fatima » cette probable sœur jumelle de la « main invisible » de l’économiste écossais.

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Dans la superstition arabe, « la main de Fatima » sert à prévenir le mauvais sort. En l’occurrence, ‎elle n’a pas conjuré le « mauvais » mais seulement le « pire », c’est-à-dire une autre victoire de ‎l’islamisme, fut-il modéré.

Aux élections communales d’octobre dernier, le pouvoir ne pouvait que poursuivre l’œuvre de ‎‎« reformatage » du paysage politique commencée avec les élections présidentielles et destinée à ‎perpétuer son emprise sur les institutions.

C’est toujours l’ancien système qui est en vigueur avec la différence que le paysage est pluraliste et ‎qu’il recrute ses hommes dans la nouvelle génération après l’échec et le vieillissement de ‎l’ancienne. ‎

Ceux-là, larbins et faux hommes politiques, n’aspirent en ces temps troubles et d’encanaillement ‎qu’à se faire une petite place au soleil, à vivre mieux, à profiter de l’aubaine, à prendre qui une villa ‎à Moretti, qui une bourse d’études à l’étranger pour ses enfants, qui un créneau d’importation, qui ‎une retraite dorée.‎

N’ayant de stratégie que celle de durer le plus longtemps possible, le pouvoir a mis au service de ‎cette fin tous les moyens. Il ne voit pas les problèmes en termes d’avenir pour tous, mais de durée ‎pour quelques-uns. Il ne cherche pas les solutions véritables, réelles, définitives, mais des ‎expédients et des dérivatifs. ‎

Faute de posséder une vision globale et lointaine, il se contente de parer au plus pressé, de ‎colmater les brèches apparues, d’accourir là où le feu s’est déclaré.

Cette politique ne tient compte ni des coûts en argent, ni des pertes en vies humaines, ni du ‎temps, ni de l’image du pays à l’étranger, ni des précédents qu’elle crée et par lesquels elle mine ‎l’avenir.

Le pays qui sortira de tels procédés ne peut pas être un Etat durable mais un État fragile, gangréné, ‎diminué socialement et moralement. Un tel État ne supportera pas la compétition dans le prochain ‎siècle et ne survivra pas à la fin inéluctable de la rente pétrolière.‎

Le pouvoir algérien n’est pas né d’un mouvement des lumières ou d’une évolution politique ‎naturelle, mais d’un mouvement de violence contre un colonisateur qui était resté sourd à toute ‎issue par des voies pacifiques et politiques. Il est né du commandement en soi, de l’autorité non ‎éligible et non récusable. Il est né dans une ambiance empreinte de sacré – la guerre de libération – ‎qui le para d’une aura messianique. ‎

Il en a retenu une mentalité tutélaire et patriarcale. Il est convaincu d’être le géniteur de l’Algérie. ‎Son existence ayant chronologiquement précédé celle de la nation algérienne souveraine, il ‎n’attendait pas que celle-ci lui confère une légitimité que « l’Histoire » lui avait déjà reconnue. ‎C’est, au contraire, lui, « son » action entre 1954 et 1962, qui a créé la nation ! Il avait par ‎conséquent le droit d’user et d’abuser d’elle sans qu’elle puisse piper mot.‎

Les hommes qui ont constitué les équipes qui ont dirigé le pays depuis l’indépendance sont tous ‎pénétrés de cette mentalité, de cet ensemble d’idées qui est devenue une idéologie, une ‎‎« açabiya », une somme de jugements et d’intérêts opposables à tous les autres groupes sociaux. ‎En tant que telle, cette mentalité avait besoin de distinguer ses propres forces de celles des ‎‎« autres ». ‎

Elle mit au monde les organisations dites nationales que le pouvoir soutient, finance et où il puise ‎ses hommes de confiance. La Révolution algérienne ne serait pas le fait de l’ensemble du peuple, ‎mais l’affaire de quelques-uns.

Comme pour préparer le terrain à des discriminations supplémentaires dont jailliront un jour ou ‎l’autre d’autres haines, d’autres affrontements, le pouvoir a mis en place un système de privilèges ‎en faveur de cette catégorie, « la priviligentsia ». Il n’y a qu’en Algérie qu’existe une organisation ‎des « Enfants d’anciens combattants », et une autre des « Enfants de martyrs » (on ne devrait ‎pourtant pas pouvoir dire « enfants » d’hommes dont la moyenne d’âge est supérieure à 40 ans). ‎La tendance dynastique est évidente.‎

Ayant monopolisé les « valeurs de Novembre 1954 », le pouvoir ne laissa d’autre alternative aux ‎Algériens non satisfaits de sa politique, de sa gestion et de ses excès, que celle d’inventer d’autres ‎valeurs ou d’aller les chercher dans le passé ou la religion. C’est ce qu’ils firent pour se différencier ‎de lui, de son discours, de ses références, de son personnel et de ses symboles.

A une conjuration, le corps électoral répliqua par deux autres : la première a déjà ravagé le pays ; ‎quant à la seconde, elle accumule les ingrédients nécessaires à une future explosion dont on a eu ‎un avant-goût après l’assassinat de Matoub Lounès.

Le pouvoir travaille donc consciemment et sciemment à l’affaiblissement de l’idée nationale. A son ‎incompétence et ses abus se sont ajoutées les discriminations qu’il a introduites dans le corps de la ‎nation chaque fois qu’il s’est senti menacé. La « famille révolutionnaire », les « Novembristes », ‎sont quelques-unes des expressions sous lesquelles se cachent ces ségrégations dignes de l’ancien ‎régime français qui ont conduit à la Révolution de 1789.‎

Se prévalant de l’acquiescement de Dieu, les islamistes tiennent pour hérétiques ceux qui ne ‎partagent pas leurs vues. Se réclamant de la légitimité révolutionnaire, le pouvoir tient pour traîtres ‎ceux qui s’opposent à lui. Dans le premier cas les adversaires manquent de foi, dans le second de ‎patriotisme.

Pourtant le peuple algérien n’a pas fait de procès à son pouvoir au motif qu’il n’était pas légitime, il ‎l’a surtout jugé sur les résultats de son action, de sa politique, de ses décisions, et c’est de ce ‎jugement qu’ont découlé son soulèvement en 1988, ses votes-sanction successifs et la haine ‎insondable qu’il continue de lui vouer jusqu’à ce matin.‎

Sur les cinq présidents qui ont dirigé l’Algérie depuis son indépendance, trois n’ont jamais imaginé ‎qu’ils occuperaient ces fonctions. Ils ne se sont pas portés candidats, mais ont été « appelés ». Le ‎premier, Chadli, vivote aujourd’hui quelque part dans l’Oranie, le second, Boudiaf, a été assassiné, ‎et le troisième, Zeroual, en est à la cinquième année de son apostolat. Quant aux deux autres, Ben ‎Bella et Boumediene, ils n’avaient rêvé que de cela alors même que le pays n’était pas encore ‎libéré.

Le premier, après un règne éphémère de trois années et un emprisonnement sans procès ni ‎jugement de 14 ans, vit aujourd’hui en exil, et le second est mystérieusement mort en pleine force ‎de l’âge. Les règnes les plus longs ont été ceux de Boumediene et de Chadli, soit treize années ‎chacun. Ils auraient été plus longs si le destin n’en avait décidé autrement : une étrange maladie ‎pour le premier, et une démission forcée pour le second. Sur ces cinq présidents, quatre ont été ‎‎« choisis », le cinquième, Boumediene, s’étant choisi lui-même. ‎

C’est ce principe du « choix » qui est à l’origine de la nature clanique du pouvoir algérien, le ‎‎« choisi » s’efforçant sitôt en place de réduire sa marge de dépendance, comme c’est de cette ‎singulière modalité d’intronisation – malsaine, inefficace et ruineuse – que découle le drame de ‎l’Algérie. Autant cette façon d’agir pouvait se justifier sous l’ère du parti unique, autant elle était ‎devenue indécente et contre-indiquée après sa chute en 1989. ‎

Pourtant elle a encore une fois été, peut-être une fois de trop, utilisée avec la présentation de la ‎candidature de M. Zeroual, ministre de la Défense, aux élections présidentielles de novembre ‎‎1995. A quoi cela a-t-il mené en fin de compte ? A la fraude électorale, à la création d’un faux parti – ‎le RND -, aux négociations avec l’islamisme, à une commission d’enquête internationale, à la ‎décrédibilisation de l’institution présidentielle du fait des agissements d’hommes proches du ‎président, à l’utilisation des moyens et des institutions de l’État à des fins inavouables : affaire Ali ‎Bensaad, affaire des villas de Moretti (ce n’est pas leur prix qui doit être revu mais le principe ‎même de leur cession au profit de dignitaires du régime qui doit être annulé et une enquête ‎publique ordonnée), empêchement de sortie du territoire national d’enfants dûment autorisés par ‎leurs familles…‎

L’Algérie est-elle sortie de la crise ? Oui si l’on s’en tient à l’épure des choses, mais surtout au ‎discours du pouvoir.

Vue de loin, elle est un pays tout à fait comme les autres. N’étaient les attentats quotidiens nul ne ‎prêterait attention à elle. Elle ressemble à une démocratie, elle a l’air d’être une République, elle a ‎un parlement apparemment diversifié, une presse relativement libre, des partis dits d’opposition, ‎mais tout cela n’est qu’artifices et mise en scène. Cet échafaudage reste fragile car le peuple n’a ‎pas confiance dans le pouvoir et le pouvoir n’a pas confiance dans le peuple. Le premier craint le ‎second, et le second flatte le premier et le remercie régulièrement du « renouvellement » de sa ‎confiance. ‎

Au plan institutionnel, elle a achevé la mise en place de ses institutions « démocratiques », mais ‎cette œuvre a été conduite comme une opération de restauration d’un ouvrage atteint par le ‎temps. C’est l’ancien régime qui a été ravalé, rafistolé et rétabli sans que quiconque ne soit dupe. ‎

Les citoyens n’ont pas le sentiment que le pouvoir a changé ou que la rupture tant espérée s’est ‎produite. Au plan social et économique, la signature des accords de rééchelonnement de la dette ‎extérieure a contraint le gouvernement à des mesures de libéralisation mais sans que celles-ci ‎n’enclenchent un véritable élan d’investissement et une dynamique de croissance. Seules les ‎‎« mauvaises mesures » ont été prises, creusant encore davantage le fossé entre une infime ‎minorité de privilégiés et une écrasante majorité de laissés pour compte. Le secteur des ‎hydrocarbures, caisse du pouvoir, a connu une certaine aisance au cours des deux dernières ‎années, mais ni la découverte de nouveaux gisements, ni la stabilité des prix à un bon niveau avant ‎leur récente dégradation n’ont réanimé une économie toujours corsetée par la bureaucratie et la ‎corruption.‎

Si le pouvoir n’a pas changé, le peuple lui non plus n’as pas changé. Pris sous le feu de la violence et ‎par les difficultés du quotidien, il tente de survivre en faisant semblant d’accepter sa reprise en ‎main. ‎

Dans l’Histoire, la violence a eu raison de main régime autoritaire, illégitime ou corrompu, mais ‎c’était quand elle véhiculait un sentiment commun et un projet politique représentant un progrès ‎reconnu.

Celle qui a éclaté en Algérie et frappé les faibles plus que les forts, les innocents plus que les ‎coupables, ne promettait pas le meilleur mais a incarné le pire. C’est pourquoi le gros de la ‎population et des partis politiques s’est élevé contre elle, sortant le pouvoir d’une mauvaise passe. ‎Notion incomprise, objet de procès en damnation ou confondue avec la « laïcité », elle-même ‎assimilée à une entreprise générale d’apostasie, la démocratie a finalement servi le pouvoir en lui ‎servant d’alibi et de couverture.‎

Une décennie sanglante tire à sa fin sur un constat amer : l’Algérie est revenue à la case départ. Elle ‎a tourné en rond pendant une dizaine d’années et dans sa ronde elle a perdu un grand nombre de ‎ses enfants et quantité de ses moyens. Cet échec est celui de toute la nation : de ses idées, de sa ‎culture, de son peuple, de son pouvoir, de ses partis, de ses élites…

Les jeux sont-ils irrémédiablement faits ? Ce serait insulter l’Histoire, et d’abord celle de ce pays. La ‎force, la peur, l’usage de faux ne peuvent pas bloquer indéfiniment l’avenir d’un peuple passé par ‎toutes les épreuves. Même les échecs sont utiles car ils portent en eux les leçons propices à des ‎tentatives mieux préparées.‎

L’Algérie est désormais obligée d’adopter les normes universelles de gestion. Ces normes sont en ‎elles-mêmes structurantes tant socialement, culturellement que politiquement. Le « droit divin de ‎mal gouverner » ayant rencontré une limite salutaire (opinion publique en voie de formation, ‎communauté internationale, ONG, FMI…), les Algériens peuvent espérer renouer à terme avec le ‎droit, la morale publique, le bon sens et le réalisme, et partant instaurer entre eux des rapports ‎objectifs, légalistes et rationnels. Ils cesseront d’être alors les âmes vacantes, les vies inoccupées, ‎les esprits disponibles à l’aventure théocratique ou autre.

Quand chacun n’aura pas assez de sa journée pour vaquer à ses affaires dans une société ‎rigoureuse, quand la réanimation de l’économie occupera un maximum de cerveaux et de bras, ‎quand le coût de la vie imposera à chacun un mode de vie hyper-organisé, quand la concurrence ‎aura changé le comportement du vendeur et du prestataire de service, quand l’indépendance de la ‎justice, la transparence et la liberté de la presse auront réduit à l’extrême les abus de pouvoir et la ‎corruption, alors l’Algérie deviendra une ruche, c’est-à-dire une société, une association des ‎destins et une imbrication des intérêts régis par un État fort mais juste.

Une fois ouverte à l’investissement étranger, à la libre circulation des capitaux, des personnes et ‎des idées, elle se verra alors prise dans l’engrenage universel et, au lieu de rêver d’un chemin ‎solitaire ou d’un sort singulier, elle se retrouvera dans la réconfortante compagnie des nations ‎policées, pacifiées, développées. ‎

Un fou pourra encore se lever comme il s’en lève de temps à autre dans d’autres pays, mais il ne ‎trouvera que peu de monde pour donner suite à ses divagations. Les Algériens lui indiqueront sa ‎place : dans un asile ou en prison. Il ne pourra plus en tout cas faire d’eux avec quelques phrases, ‎quelques larmes et quelques amulettes, des assassins sanguinaires et des esprits démoniaques.‎

Peuple fait d’individus impétueux, pleins de vie, endurants et entreprenants, peuple ayant déjà ‎mentalement fait d’importants pas sur la voie de la modernité, les Algériens sont en mesure de ‎devenir très vite une société capable de vivre au diapason du monde développé pour peu qu’ils ‎soient régis par des règles et des lois allant dans le sens de la liberté, de la démocratie et de la ‎justice. Ce maître-mot commande à toute leur subjectivité : qu’ils aient le sentiment d’être dirigés ‎par des hommes justes, intègres et compétents et les voilà capables de tous les miracles.‎‏..

(« El-Watan » du 28 juillet 1998)‎

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