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L’IDEE DE POUVOIR DANS LE PSYCHISME ALGERIEN

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Les formes de pouvoir connues par les Algériens tout au long de leur histoire appartiennent toutes ‎à la catégorie du despote, qu’il s’appelle Raïs, Zaïm, Dey, Cheikh, Mehdi, Sultan ou Aguellid.

Les notions de souveraineté populaire, de volonté générale, de République, de démocratie, ‎d’élections, d’opposition, etc, sont pour eux des idées étrangères et très récentes, donc sans ‎résonance dans leur psychisme et leur passé.

Comme ils ont vécu au fil du temps plus souvent sans autorité autre que celle qu’ils pouvaient ‎reconnaître localement à un « cheikh al-kabila » ou à quelque saint apparu à la faveur de ‎circonstances obscures, et qu’ils n’ont eu qu’un vague contact avec les institutions ramenées chez ‎eux par l’occupant de passage, romain, turc ou français, l’idée de pouvoir contient chez eux plus ‎d’ingrédients moraux et métaphysiques que d’éléments sociaux et politiques, ce qui explique qu’ils ‎se plient plus volontiers à l’exemple qu’à la règle générale, et qu’ils cèdent sous la harangue ‎religieuse plus aisément que sous les admonestations de la raison.‎

Leurs traditions politiques n’ont pas été au-delà des « djemaâ » (conseils des sages) qui officiaient ‎de temps à autre en plein air, sans formalisme ni organe d’aucune sorte, et dont la compétence se ‎limitait au campement, à la méchta (lieu-dit) ou à la déchra (hameau).

Honorant la parole donnée, hypersensibles à l’égalitarisme, respectueux de tout ce qui évoque le ‎sacré, les Algériens accordent leur allégeance au cheikh et au « alem » plus facilement qu’au ‎fonctionnaire nommé par l’administration. ‎

L’organisation tribale qui a de tout temps caractérisé l’Algérie, excepté durant quelques courtes ‎périodes où ils ont vécu sous une autorité plus large (Massinissa, Jugurtha, Abdelkader), leur ‎philosophie de la vie fortement imprégnée de religiosité, ne pouvaient pas les prédisposer à ‎développer une « volonté générale », un « contrat social », un « consensus » par lequel une Cité se ‎constitue et délègue le pouvoir à une forme de gouvernement donnée.‎

Dans leur enfance, tous les peuples croyaient que le pouvoir détenu par leurs chefs procédait d’un ‎mandat divin. ‎

Si dans le cas du christianisme la théorie du droit divin a donné des monarchies, elles-mêmes ‎soumises à l’autorité de l’Eglise, dans le cas de l’islam sunnite elle a donné des califes, des sultans et ‎des émirs soumis à leur seul arbitre, personne n’étant fondé à contester leurs décisions et tout le ‎monde étant tenu de leur obéir aveuglement.

Le « Fiqh » (droit musulman) dispose que le calife peut désigner qui il veut pour lui succéder, même ‎son père, son frère ou son fils. ‎

Formellement, l’Imamat (califat) se confère par deux voies : l’attribution directe qu’en fait le ‎titulaire à la personne de son choix (précédent d’Abou Bakr), ou la décision d’un collège d’électeurs ‎qualifiés (ahl-al-hal wa-l-aqd), c’est-à-dire les oulémas (savants religieux) qui doivent être au ‎nombre de cinq (précédent de Omar). ‎

Il n’est pas nécessaire que la communauté participe à l’élection. Une fois désigné, les « croyants » ‎prêtent serment à vie au calife ou à l’Emir (moubaya’a), et nul ne peut le révoquer.

C’est ainsi qu’une « République des mœurs », pour reprendre l’expression que Cicéron appliquait à ‎la première Rome, sera érigée en terre d’islam en monarchies héréditaires jusqu’à nos jours ‎‎(Arabie Saoudite, Koweït, Jordanie, Emirats Arabes Unis, Maroc…) par le sabre ou la ruse, en se ‎prévalant de la Charia et avec l’assentiment des Oulémas.

Alors que c’est par leurs vertus que les quatre premiers califes s’étaient imposés, les détendeurs ‎du pouvoir qui viendront après eux se prévaudront de leur ascendance ou du tranchant de leur ‎glaive pour imposer leur despotisme. ‎

Mais le problème avec les monarchies et les dynasties partout où elles ont existé et effectivement ‎exercé le pouvoir (ce n’est plus le cas en Europe et au Japon où le souverain n’est que le symbole ‎de la continuité historique et de l’unité nationale), c’est que tout dépend de la valeur personnelle ‎du prince.

C’est pour cela qu’elles ont été tant de fois exposées aux violences de palais, aux émeutes et à la ‎guerre civile.‎

N’ayant que peu d’expérience dans le « self-government » les Algériens attendent en général plus ‎des qualités personnelles et de la valeur morale de leurs chefs que de l’efficience d’institutions ‎qu’ils n’ont pas eu le loisir d’éprouver dans leur vie antérieure : pluralisme politique, indépendance ‎de la justice, liberté de la presse…

Dans leur subconscient, l’homme de religion est nécessairement un homme juste, intègre, ‎désintéressé ; on peut lui faire confiance car il est par vocation sur la voie de Dieu. C’est donc tout ‎naturellement sur les bons sentiments des individus qu’ils comptent pour mener à bien leur vie sur ‎terre. ‎

N’ignorant pas cet état d’esprit, le pouvoir qui s’est institué à partir de 1962 a fondé sa légitimité et ‎son discours sur une autre sacralité, une autre mystique, celles de la Révolution.‎

L’idée d’opposition est tout à fait étrangère aux traditions politiques musulmanes. Les Ouléma ‎considèrent que prodiguer des « conseils » (naciha) aux détenteurs du pouvoir est un devoir, mais ‎le calife, Sultan ou Emir ne peut être critiqué que s’il s’éloigne « manifestement » de la pratique ‎‎« convenable » de l’islam.

La notion de « naciha » découle du principe de consultation (« choura ») énoncé dans le Coran, mais ‎elle est plus facultative qu’obligatoire, le calife étant lui-même habilité à interpréter le Coran et la ‎Sunna. On ne peut donc s’opposer à lui sans passer pour un hérétique. ‎

C’est cette personnification de la fonction de direction qui est à l’origine des déviances surgies dans ‎l’histoire du pouvoir musulman. Le Verset qui dit : « O vous qui croyez, obéissez à Allah, au ‎Prophète et à ceux d’entre vous qui détiennent l’autorité » (ulu-l-amr) fonde la légitimité du ‎commandement en même temps que le devoir d’obéissance.

Un hadith du Prophète est souvent invoqué pour renforcer l’idée d’obéissance inconditionnelle ‎aux détenteurs du pouvoir : « D’autres chefs après moi vous commanderont, le pieux d’après sa ‎piété, le pervers d’après sa perversité. Écoutez-les et obéissez à tout ce qui est conforme à la ‎vérité ; s’ils font bien, cela vous servira et leur servira, s’ils font mal, cela vous servira et leur nuira ». ‎

Les Oulémas en ont déduit que la tyrannie est préférable à l’anarchie, ne manquant pas de ‎s’appuyer là encore sur un verset, celui qui dit que la « fitna » (division) est pire que le « qatl » ‎‎(meurtre).‎

Dans le système de représentations mentales des Algériens, l’Etat moderne qui a vu le jour en 1962 ‎était une donnée trop récente pour que les gens en soient venus à le sacraliser. ‎

Par ses méfaits et ses échecs, il a été compris comme pouvoir personnel et pratiques arbitraires et ‎non comme puissance publique et émanation de la volonté générale, ce qui accrut la désaffection à ‎son égard. ‎

Le nationalisme est l’idée qui a porté les Algériens au cours du siècle qui est en train de se clore, ‎mais elle a perdu sa magie avec les déceptions accumulées depuis l’indépendance. Elle les a exaltés ‎entre les années 1920 et 1960, mais le désenchantement s’est installé dans les années 1970, ‎aboutissant à une explosion populaire dans les années 1980 et au terrorisme dans les années 1990.

Par ailleurs, le nationalisme n’est pas une source d’inspiration inépuisable. Il peut attacher un ‎peuple à l’État, à la patrie, à l’Histoire, mais quand ce dernier vient à en désespérer, il s’en délie et ‎se réfugie dans le passé.

L’idéalisation du passé est une opération qui s’effectue dans le psychisme d’un peuple dont le ‎présent est dégradé et l’avenir sombre. Ce passé idéalisé, on voudrait qu’il remplace le présent ‎honni et prenne la place de l’avenir redouté, comme on voudrait qu’à des gouvernants faillibles ‎succèdent des hommes de Dieu.

Si seulement ils savaient !‎

Le modernisme est apparu dans le monde il y a cinq siècles, mais c’est depuis à peine une ‎génération qu’il a fait son apparition en Algérie de manière massive. Les Algériens sont donc passés ‎sans transition d’un mode de vie traditionnel au mode de vie et de pensée qui est en train de ‎conduire l’homme aux confins d’un univers en expansion.‎

Le processus de transformation des mentalités ne s’est pas encore engagé en profondeur et à une ‎vaste échelle, sachant qu’il doit toucher en même temps et à la fois des dizaines de millions de ‎personnes. La lutte est certes engagée, elle a pris des formes diverses au fur et à mesure de son ‎avancée, se faisant conflits de générations ici et terrorisme là, mais elle ne s’est pas encore conclue.‎

Non encore acquis de manière irréversible aux toutes récentes idées de nation, de république, de ‎démocratie, de vote, les Algériens demeurent des proies faciles pour les charlatans et les ‎démagogues qui connaissent leur crédulité ancestrale, leur inclination au sacré et leur profond ‎sentimentalisme.

Au fait de leur extrême sensibilité aux thèmes populistes et aux anathèmes religieux, ils savent ‎qu’il est plus payant de se présenter à eux sous les traits d’un savetier ou d’un dévot que sous les ‎apparences d’un homme rationnel ou d’un esprit positif. C’est dans les premiers qu’ils se ‎reconnaissent plutôt que dans les seconds.

Un seul individu, surtout s’il se pare des signes de la pauvreté et de la piété, suffit pour enflammer ‎les quartiers populaires au moyen de quelques versets coraniques et hadiths du Prophète. ‎Ajoutez-y les cassettes vidéo, le fax et le TNT et vous aurez le GIA, les « Talibans » et les « Jamaat ‎Islamiya » modernes.‎

A chaque fois un « da’i » (prédicateur) surgit d’on ne sait où, dresse un violent réquisitoire contre ‎l’injustice, l’immoralité et la « hogra », prône un retour aux sources, émeut les foules, puis les lance ‎contre l’Etat islamique. ‎

Il y a douze siècles c’était Maysara, ancien porteur d’eau Kharidjite, qui lève une armée populaire ‎et la jette contre la première dynastie arabe au Maghreb, les Aghlabides, et se proclame calife.

Puis c’est Abu Abdallah, chiite ismaélite que des Algériens Kotamas en pèlerinage à la Mecque ont ‎ramené avec eux pour leur enseigner le « vrai islam », qui établit le califat fatimide pour près d’un ‎siècle sur les ruines du royaume rostémide. ‎

Ce sera ensuite Abu Yazid, « l’homme à l’âne », qui prêchera le djihad contre le califat fatimide et ‎massacrera des milliers de ses compatriotes avant de se parer d’or et de se mettre à monter des ‎chevaux de race.

Sous l’occupation française, ce seront encore des hommes de religion qui animeront les principales ‎révoltes du siècle dernier (Abdelkader, Boumaza, Boubaghla, El Haddad, Mokrani, Bouamama…) et ‎ce jusqu’à l’apparition du mouvement national où l’on verra les « zaïms » (leaders) remplacer, ‎quoiqu’avec une certaine ambiguïté, les anciens cheikhs dans la conscience populaire. ‎

Il a fallu attendre le XXe siècle pour que l’idée nationale s’impose aux Algériens d’un bout à l’autre ‎du territoire, et que le patriotisme les unisse dans un élan libérateur. C’est avec les idées de ‎l’Occident (droit des peuples à l’autodétermination, démocratie, liberté d’expression et ‎d’association, suffrage…) qu’ils ont combattu le colonialisme, et ce sont ses propres principes que ‎les Algériens ont opposés à l’occupant français. ‎

Mais avec l’apparition du courant islamiste à la veille du troisième millénaire, c’est encore une fois ‎le retour aux « daiya », aux « chouyoukhs » et aux émirs, et l’inévitable soulèvement contre l’Etat ‎‎« taghout » (tyrannique) à la place duquel il convient d’installer, comme de bien entendu, l’Etat ‎islamique et le califat.‎

La marche des Algériens vers la lumière de l’Histoire, la démocratie et la liberté, a été entravée et ‎détournée de nombreuses fois par les démagogues et les charlatans.

Ce qu’ils voulaient depuis toujours, ce qu’ils cherchaient depuis l’indépendance, c’était la justice, la ‎dignité, le respect de leurs valeurs. Ils souhaitaient des dirigeants propres, éclairés, compétents, ‎exemplaires ; ils n’eurent droit qu’à des ignorants et des corrompus.‎

L’Algérie possède en apparence tous les attributs d’un Etat de droit, mais aucun de ces attributs ‎n’est authentique ni fonctionnel. Ce ne sont que des parodies : un parlement constitué d’une ‎majorité de faux-élus, une semi-indépendance de la justice, un faux pouvoir civil… ‎

Les quatre Constitutions que s’est données l’Algérie affirment des choses théoriquement vraies ‎mais concrètement fausses. Le pouvoir constituant imputé au peuple ne lui a en fait jamais ‎appartenu et il n’en a jamais disposé.‎

Les peuples ont les dirigeants qu’ils méritent, a dit le Prophète. En Algérie, cela vaut aussi bien pour ‎le pouvoir que pour la nouvelle classe politique. ‎

Diriger un peuple encore incertain de son avenir ou se faire son porte-parole, ce n’est pas flatter ‎ses tares, le tromper délibérément ou s’ériger en représentant de ses idées fausses, mais lui ‎proposer une vision plus juste de ses intérêts quitte à le heurter dans ses préjugés et à le froisser ‎dans sa susceptibilité.

Depuis l’indépendance, les présidents de la République passent mais la situation de l’Algérie ‎empire. Vivants, le peuple les déteste ; morts, il leur découvre des mérites tant leurs successeurs ‎se seront avérés pire qu’eux. ‎

Ces dirigeants, tout comme les charlatans et les mafieux qui briguent leur place, ne sont pas ‎tombés du ciel. Ils sont sortis du sein du peuple et portent les mêmes idées que lui, des idées ‎fausses sur l’Etat, la société, l’économie, le monde…

Il a toujours manqué à cette nation une direction éclairée qui projette devant ses pas la clarté d’un ‎soleil éclatant au lieu de la lueur blafarde de la lune.

Tant qu’il n’aura pas un projet, une pensée, une culture pour le guider, le peuple algérien ‎continuera à succomber à la démagogie des incultes, aux décibels des tribuns, aux anathèmes de ‎l’illuminé, aux boniments du sorcier.

Très souvent c’est lui qui va à leur recherche, les encensant et se sacrifiant pour eux avant de ‎s’apercevoir qu’il en a été dupe. ‎

Il y a une grande différence entre être au pouvoir par simple passion de commander, par ‎mégalomanie ou par pur hasard, et être au pouvoir au nom d’une idée de l’Algérie, d’une vision de ‎l’avenir national, d’un programme véritablement destiné à la promotion de l’ensemble des ‎citoyens. ‎

C’est au second terme de cette alternative que les Algériens n’ont pas encore eu affaire.‎

‎ (« El-Watan » du 22 juillet 1998)‎

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