Dans son édition du 29 avril « El-Moudjahid » a publié une opinion de son directeur général intitulée « Autonomie ou paravent ? ». Ce n’est pas le débat sur le sort de la presse écrite auquel se rapportait cette opinion qui a retenu notre attention, mais la conclusion sur laquelle elle s’est terminée. Lorsque l’auteur écrit : « Je demeure convaincu que les idéaux d’indépendance et de justice sociale du FLN sont les seuls capables d’assurer un destin libre et prospère au peuple algérien », il est tout à fait dans le domaine de l’opinion, c’est-à-dire du point de vue personnel qui mérite d’être exprimé et porté à la connaissance du public. Mais quand il poursuit du même trait « C’est pourquoi je n’envisage de suivre d’autres directives que celles du FLN, ni d’autre avenir pour « El Moudjahid » que de rester porte-parole du FLN », force est de constater que l’auteur a quitté le domaine de l’opinion pour entrer dans celui de l’action résolue. Aussi eût-il été plus juste d’appelle cette proclamation « Communiqué No 1 », qu’ « opinion ».
Par rapport à l’esprit démocratique qui essaie tant bien que mal de s’imposer, une telle déclaration s’assimile à une sédition d’abord et à une offre d’allégeance personnelle assortie d’un apport de biens publics ensuite. Avant même que l’Assemblée Populaire Nationale n’ait tranché en la matière, voilà un responsable qui a planté son piquet et attend : lui a déjà tranché : « son » journal ne bougera pas d’un pouce.
Quand viendra sérieusement l’heure des choix, chaque Algérien reliera le camp qui lui plaira. Mais que deviendrait la démocratie, le pays même, si chaque responsable à la tête de quelque chose entreprenait de rejoindre le parti de son choix avec les armes et bagages que la collectivité lui a confiés ? C’est qu’il ne s’agit plus des biens de la France, ni du FLN au maquis, mais des biens de tous les Algériens et d’un parti parmi d’autres qui n’en a déjà que trop pris.
L’exemple de l’armée décidant dans un beau geste de discipline républicaine de se retirer du Parti FLN pour se placer désormais au seul service du pouvoir légal d’aujourd’hui, de demain et dans cent ans, ne semble pas avoir profité à tout le monde. Qu’aurait fait le directeur d’ « El-Moudjahid » s’il avait été général et chef de la 1ère Région militaire ?
Qu’à ce titre il continue de se vouloir homme de « directives » est de son droit. Notons seulement que c’est précisément ce que lui reprochent les journalistes entrés récemment en grève chez lui, et de façon générale les Algériens depuis vingt ans de lecture forcée d’une « Pravda » jugée aux ordres, immuable et sans âme.
Parler de « rester porte-parole du FLN » n’est pas juste car pour vouloir le rester, il faut d’abord l’avoir été. Or, à la connaissance de tous, c’est « Révolution Africaine », organe central du FLN, qui remplit cet office tandis qu’« El-Moudjahid » relève depuis 1965 du ministère de l’Information et a un statut d’entreprise nationale. Bien sûr, nous disons cela sans égard pour les subtilités du genre « le Gouvernement c’est aussi le FLN », et sans oublier que ce titre était celui de l’organe de la Révolution.
Battant en brèche la théorie assurément saugrenue de l’autonomie des journaux à l’instar de l’autonomie des exploitations agricoles, le directeur d’ « El-Moudjahid » proteste, outré : «Comment pourrait-on admettre qu’un petit groupe de personnes, fussent-ils journalistes, décident en exclusivité de ce que nous devons lire ou non, de ce dont nous avons à être informés ou non, de ce qu’il nous faut penser ou non ». Pourtant, pendant près d’un quart de siècle, le directeur d’ « El-Moudjahid », entouré d’un petit groupe de personnes, n’a été lui-même que cela, décidant de ce que les Algériens devaient savoir ou ignorer, leur infligeant une information incomplète, orientée, censurée et au bout du compte médiocre. S’il n’y avait eu les médias étrangers les Algériens auraient ignoré à ce jour des pans entiers de l’histoire contemporaine comme l’entrée des Soviétiques en Afghanistan ou la guerre d’Erythrée. Ils n’auraient que très peu appris sur la situation réelle de leur propre pays, sur Octobre 88, etc.
Depuis quelques mois, on assiste à une véritable opération de culpabilisation, de criminalisation, de minorisation des quelques partis qui ont eu le courage de se former au motif qu’ils ont, en naissant, la prétention de penser qu’ils pourraient aspirer au pouvoir un jour ! En revanche, le FLN est présenté avec force conviction et sans relâche comme le « libérateur » de la patrie, l’ « édificateur » du pays, le « démocratisateur » de la société, le seul « détenteur d’un programme de gouvernement »… Il y a là, pour le moins, matière à objection.
D’abord il faut dissiper la confusion volontairement entretenue entre le FLN historique, produit et patrimoine de l’ensemble des Algériens, morts et vivants, ici ou en exil, au pouvoir ou dans l’opposition, et le Parti du FLN qui a terminé sa carrière dans le sang de ses enfants insurgés. Dès lors, on peut affirmer que ce n’est pas le Parti du FLN qui a libéré la patrie, mais le million et demi de martyrs ainsi que l’écrasante majorité du peuple algérien en vie en 1962. Souvenons-nous de « Un seul Héros, le Peuple ! ». Ce n’est pas non plus le Parti du FLN qui a édifié le pays, mais l’ensemble des Algériens et Algériennes en activité ou en retraite de 1962 à ce jour, à l’exception toutefois des « expliqueurs », bonimenteurs et autres parasites qui peuplaient les permanences du parti.
Ce n’est pas davantage le Parti du FLN qui a démocratisé la société, mais au contraire cet embryon de démocratie a vu le jour à son corps défendant et parce que les tenants du pouvoir constataient que le pays était dans l’impasse totale et au bord du chaos. Octobre 1988 n’a d’ailleurs été que le signe avant-coureur de ce chaos qui peut encore être fatal à notre pauvre Algérie. La démocratie n’avait et n’a toujours de sens pour les Algériens que contre les abus, l’incompétence et la disqualification des hommes uniques du parti unique. S’il en est qui ont été emportés par la première vague, d’autres attendent la lame de fond.
La tomate à 30 DA, la voiture d’occasion à 30 millions, le 3 p.c.s.d.b à 70 millions, le dirham marocain et le dinar tunisien à 500%, la spéculation, la corruption, le « trabendo », la haine entre les gens dans la rue, la destruction de toute motivation en l’Algérien, la disparition des valeurs morales, tel est en quelques flashes le bilan du parti unique. Les conséquences de cette mauvaise gestion ne se résorberont pas avant une bonne dizaine d’années de redressement poursuivi, tandis qu’aucun parti ne bénéficiera à l’avenir des conditions exceptionnelles dont a disposé le Parti du FLN (peuple docile, manne pétrolière, crédits extérieurs faciles, conjoncture internationale excellente)
Comment ce parti aurai-il, à la différence des autres, un « programme de gouvernement » quand il n’a derrière lui qu’une expérience inégalée dans l’art de conduire à la faillite un pays aussi bien pourvu naturellement que l’Algérie, et devant lui que la désaffection d’un peuple mortifié, désabusé et livré à la self-défense (grève du couffin et autres expédients d’orphelin) ? Non seulement la gestion du parti a compromis les chances économiques du pays et hypothéqué son avenir (les 20 ou 24 milliards de dollars de dette, l’appel au capital étranger, le « contrat de management et de franchising », l’endettement en cours et à venir pour éviter l’effondrement…), mais il a surtout ruiné l’âme de la société, il a fait de ses citoyens des nihilistes et des criquets pèlerins dont les instincts destructeurs n’ont pas encore donné toute leur mesure. On ne peut même pas affirmer aujourd’hui que ce sentiment de vouloir vivre ensemble qui fonde les Nations est définitivement acquis. Quand on traine derrière soi un si lourd passé, on ne peut ni ne doit prétendre à aucun avenir. Aussi, l’espérance de vie du Parti du FLN est-elle normalement liée à cette de ses hommes au pouvoir.
Le complot rampant contre la démocratie naissante vise d’abord le président de la République qu’on veut absolument marquer dans le rôle de chef d’un parti plutôt que dans celui de Président de tous les Algériens qui l’ont élu à plus de 80 pour cent. C’est à ces mêmes Algériens, criminalisés dès lors qu’ils s’étiquettent islamistes, communistes, libéraux, sociaux-démocrates ou indépendants, que le complot oppose l’amalgame entre le FLN historique (totalité des Algériens) et le Parti du FLN (une partie des Algériens et essentiellement celle au pouvoir depuis la commune jusqu’à l’échelon national). Ce sont eux qui formaient jadis le véritable FLN, ce sont eux qui désirent aujourd’hui s’éclater en mouvements, partis et tendances, c’est en leur nom aussi qu’hier le parti officiel présidait, avec les résultats que l’on sait maintenant, aux destinées du pays.
Le peu d’islam qui figurait dans le programme de ce Parti (Charte Nationale ?) lui est désormais disputé par les islamistes, c’est-à-dire les Algériens qui estiment que le Parti du FLN n’ambitionne nullement de les mener à la société islamique. Sa capacité à édifier le socialisme lui est déniée par les communistes, c’est-à-dire les Algériens qui considèrent que le Parti du FLN a trahi le socialisme authentique et édifié à sa place une bourgeoisie d’Etat alliée à la classe capitaliste locale. L’interstice qui lui tenait lieu d’ouverture est accaparé par les libéraux et les sociaux-démocrates, c’est-à-dire les Algériens qui jugent que le Parti du FLN est très peu qualifié pour opérer la véritable ouverture sans laquelle aucune relance ne serait possible. Que reste-t-il dès lors du programme du FLN, de son projet de société, de son discours en direction desAlgériens ?
Jusqu’à quand continuera-t-on à confisquer aux Algériens leur Révolution, leur indépendance, leur travail, leur libre-arbitre politique, leur capacité à s’organiser et à coexister fructueusement dans la pluralité ? Jusqu’à quand continuera-t-on à leur imposer des guides, des directeurs de conscience, des « expliqueurs », des hommes et des partis providentiels ?
Si la démocratie parvient à s’instaurer effectivement on verra apparaître des hommes nouveaux, compétents, intègres, jeunes, capables de gérer l’Algérie et de la représenter dignement à l’étranger ; on verra des partis s’affronter pacifiquement et accepter les règles du jeu ; on verra une opposition toujours aux aguets face à un gouvernement légitime ; on verra enfin l’Algérie décoller et prendre le chemin du développement et de la civilisation. Pour l’heure, l’obstacle de taille qui barre ce chemin est la volonté hégémonique de ce Parti qui n’entend pas lâcher la proie (le pouvoir) pour l’ombre (la démocratie).
« El-Moudjahid » du 18 mai 1989