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LA VIE DE MALEK BENNABI (32)‎

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En juin 1970, Bennabi est invité en Libye pour une série de conférences. Il est longuement ‎reçu par Kadhafi. Il remet au leader libyen un ensemble de documents composé d’un ‎‎« Historique » (de la Libye), de « Le Pétrole et la base de Wheelus », de « L’exemplarité », ‎de « Vigilance nécessaire » et d’une « Conclusion ». ‎

Dans le texte intitulé « L’exemplarité », on peut lire : « Dans les pays arabes, le politique ‎parle le langage du diplomate : il évite de dire la vérité ou bien il l’enrobe. Or, si on ‎définissait par antithèse la diplomatie, par rapport à la politique, on dirait de la première ‎que c’est l’art de dire ce qui endort la conscience, tandis que la seconde consiste à dire ce ‎qui la réveille. » Il appelle cette attitude qui a conduit maint pays arabe à la débâcle le ‎‎« complexe diplomatique ». ‎

Il faut savoir que Kadhafi avait un très grand respect pour Bennabi et qu’il sollicitait ‎fréquemment ses analyses. Il l’a aidé autant de son vivant qu’après sa mort, entourant sa ‎veuve et ses filles de toutes les prévenances. Deux autres libyens, des disciples, ont ‎également aidé Bennabi de son vivant : Mohamed Dakhil et Mohamed Haouissa. Bennabi ‎vouait pour sa part à Kadhafi une grande affection et voyait en lui un espoir pour le monde ‎arabo-musulman. ‎

En septembre, il est nommé par Nasser membre de l’Institut des Etudes Islamiques du Caire. ‎Il reprend la rédaction du « Problème des idées » interrompue en janvier 1960 au Caire. Le ‎‎04 octobre, il termine le premier chapitre, le 14 il en est au quatrième, le 22 novembre, il ‎peut noter dans ses Carnets : « Il est 20h30. Je viens d’écrire la dernière ligne de ce livre ». ‎

‎« Le Problème des idées dans la société musulmane »‎

Ce livre, qui est l’un des plus passionnants qu’ait écrits Bennabi, est aussi celui où ‎apparaissent l’évolution de sa pensée et ses capacités d’adaptation aux problèmes du ‎monde. Il se compose d’une courte préface, de dix-sept chapitres et d’une conclusion. Les ‎chapitres sont ainsi titrés : Les deux réponses au vide cosmique, L’enfant et les idées, La ‎société et les idées, La civilisation et les idées, L’énergie vitale et les idées, L’univers-idées, ‎Idées imprimées et idées exprimées, Dialectique de l’univers culturel, Dialectique idée-‎chose, Duel idée-idole, Authenticité et efficacité des idées, Idées et dynamique sociale, Idées ‎et processus révolutionnaire, Idée et politique, Idée et bilinguisme, Idées mortes et idées ‎mortelles, Némésis des idées trahies. ‎

En décembre, il se rend en Libye avec Chérif Belkacem, Ammar Talbi et Abdelwahab ‎Hammouda. En mars, il est au Caire avec sa femme. Il donne des conférences et y reste ‎pendant plus d’un mois. De là, il se rend à Tripoli où l’a demandé Kadhafi qu’il rencontre ‎plusieurs fois et à qui il remet un nouveau travail sur « La mission de l’islam dans le ‎monde ». ‎

Fin mai, il s’envole pour Beyrouth et passe quelques semaines chez Meskawi. Il lui établit ‎une procuration l’habilitant à publier ses livres en arabe. C’est là qu’il rédige « la crise ‎culturelle », nouveau chapitre annexé au « Problème de la culture », ainsi que la préface à ‎la deuxième édition. Il retourne au Caire où il va passer un autre mois pour superviser ‎l’édition du « Problème des idées dans la société musulmane ». ‎

Cela fait maintenant quatre mois qu’il a quitté Alger. Le livre sort le 10 juillet. Il en offre le ‎premier exemplaire à Amin Mançour, rédacteur en chef de « Akhbar al-youm ». Le même ‎jour, il donne une conférence au foyer des étudiants malaisiens. Il rentre en Libye le 16 ‎juillet où il est reçu par Kadhafi. ‎

Le 15 septembre, il prend l’avion pour les Etats-Unis. Il atterrit à Chicago où l’attendent les ‎étudiants qui l’ont invité. Il donne quelques conférences dans cet Etat puis poursuit son ‎périple à Detroit, Michigan, Madison, Los Angeles, New Orleans, Bâton Rouge, Washington, ‎Philadelphie… ‎

Rentré en Algérie début novembre, il donne une conférence à Constantine sur « Le rôle du ‎musulman dans le dernier tiers du XX° siècle ». Le 1er janvier 1972, il adresse une lettre au ‎président Boumediene dans laquelle il lui rapporte les faits suivants : le 22 décembre ‎précédent, il s’est rendu à l’aéroport pour prendre un vol à destination de Djeddah où l’avait ‎invité l’Université Abdelaziz pour des conférences, et accomplir le pèlerinage, accompagné ‎de son épouse et de sa fille Rahma. ‎

Ayant souscrit à toutes les formalités et après même que ses bagages eurent été embarqués ‎dans l’avion, voilà qu’un élément de la police vient lui signifier qu’il n’est pas autorisé à ‎quitter le territoire. Bennabi retourne à son domicile avec sa famille et essaye de s’informer ‎sur les raisons de cette mesure qui le privait de l’exercice d’un droit religieux (le pèlerinage) ‎ainsi que de ses activités intellectuelles. Il dit dans sa lettre au président qu’il est obligé ‎d’interpréter cette interdiction comme « un placement en résidence surveillée ». Le 21 ‎janvier, il est enfin autorisé à prendre l’avion pour l’Arabie saoudite. Il accomplit son ‎troisième pèlerinage après ceux de 1954 et de 1961, et donne une série de conférences à ‎Djeddah, à la Mecque, à Médine et à Riyad. ‎

‎ « Le musulman dans le monde de l’économie »‎

Il est avec sa femme et sa fille à Beyrouth quand, dans une note du 07 mars, il écrit : ‎‎« L’idée d’un nouveau livre, « Le musulman dans l’univers économique », m’est venue à la ‎suite de mes conférences sur l’économie à l’Université du roi Abdelaziz Ibn Séoud à ‎Djeddah ». ‎

Il se met aussitôt à l’ouvrage et en termine la première partie ; le 17, il achève la ‎deuxième ; le 19, il se rend à Damas ; le 26, il est au Liban où il reçoit le télégramme ‎annonçant la mort de Khaldi (1). Il accuse sévèrement le coup et, de ce jour, rapporte sa ‎famille, il n’a plus regardé la télévision jusqu’à sa mort. Il donne une dizaine de conférences. ‎Le 10 avril, il retourne à Beyrouth, puis revient à Damas une nouvelle fois pour d’autres ‎conférences dans les universités syriennes. Cela fait trois mois qu’il a quitté l’Algérie. ‎

Le 18 mai 1972, paraît en arabe à Beyrouth « Le musulman dans le monde de l’économie ». ‎C’est un condensé des vues économiques qu’il a développées dans ses livres et articles. La ‎version française sortira en 1996 avec une préface de l’auteur de ces lignes. Il se compose ‎d’une Introduction de Bennabi datée du 07 mars 1972, de trois parties (Fondements des ‎relations économiques actuelles dans le monde, Cartes de répartition des potentialités dans ‎le monde et Les conditions de démarrage) et d’une conclusion. ‎

‎« Majalis Dimashq »‎

Sous ce titre, Bennabi a réuni en 1972 les conférences-débats qu’il venait d’animer à Damas ‎en vue de leur publication, mais l’ouvrage ne sera édité à l’initiative de Omar Kamel ‎Meskawi qu’en 2005 aux éditions Dar al-fikr. Le livre comporte une courte préface de ‎Bennabi, une longue introduction de Meskawi et six textes intitulés : Colonisabilité, ‎civilisation et islam ; Culture et crise culturelle ; Droits et devoirs ; La femme et l’homme ‎devant les mêmes devoirs dans la phase de renaissance ; Le rôle du musulman dans le ‎dernier tiers du XX° siècle et La mission du musulman dans le dernier tiers du XX° siècle. ‎

‎« Le rôle et la mission du musulman dans le dernier tiers du XX° siècle »‎

Les deux dernières conférences de Bennabi données à Damas ont fait l’objet d’une ‎publication à part sous forme d’une brochure. Dans ces deux textes, Bennabi livre ses ‎appréhensions quant à la fin du XX° siècle, annonçant que le dernier tiers sera déterminant ‎pour l’humanité en général et le monde musulman en particulier. ‎

Il estime que la civilisation occidentale traverse une crise existentielle illustrée par ‎l’apparition de pathologies morales préludant à son déclin : perte de motivations, révoltes ‎sociales (mai 1968), drogue, propension au suicide, etc. Il voit se profiler la fin d’une histoire ‎et le début d’une autre dans laquelle l’islam aurait à jouer un rôle essentiellement spirituel. ‎Il établit un parallèle entre l’apparition de l’islam à une époque intermédiaire entre l’Empire ‎perse et l’Empire byzantin, et la situation présente (1972) où il se trouve dans une position ‎de recours entre l’idéologie soviétique et l’idéologie occidentale. ‎

Bennabi est amené à conclure que la lutte idéologique, avec le recul du christianisme ‎comme source de motivations et la quasi-disparition du bouddhisme et du brahmanisme, va ‎fatalement opposer l’islam et le communisme qui vont devoir se livrer un combat qui ‎signera la fin d’une époque et le début d’une nouvelle.‎

En juin 1972, il se rend de nouveau au Liban. Le 14 juin, il s’envole pour le Caire où il reste ‎une dizaine de jours avant de prendre le chemin de la Libye où il est reçu à deux reprises par ‎Kadhafi et donne quelques conférences. Dans une note du 5 juillet 1972, il écrit : « J’ai ‎commencé hier la traduction du second volume de l’ouvrage qui comporte les écrits ‎postrévolutionnaires. Je l’ai commencé sous le toit de Sassi Rabah à Paris où nous sommes ‎arrivés il y a trois jours venant de Libye. » Le 29 juillet, il ajoute : « J’en suis à la page 80 de ‎la traduction de « Post –révolution » (2). ‎

Début août, il prend la direction de Beyrouth. Le 05 septembre, il écrit dans ses Carnets : ‎‎« Je suis au huitième mois hors de chez moi… La mort de Khaldi m’éloigne davantage du ‎pays. » Le 08, il est au Caire pour une réunion du Congrès islamique. Rentré à Alger, il remet ‎le 15 octobre 1972 à Chérif Belkacem une lettre destinée à Boumediene où il dit : « Ma ‎conscience n’est à vendre à personne et à aucun prix. Le cadre de ma vie est faussé ‎systématiquement sur tous les points : le logement, la fonction, le travail intellectuel, etc. ‎Mais surtout sur le plan moral puisque depuis mon retour en Algérie après la Révolution, je ‎vis avec ma famille entre une maison de rendez-vous au-dessous de moi, et un café chantant ‎au-dessus, sans qu’aucune démarche auprès de qui que ce soit n’ait rien pu y changer depuis ‎neuf ans. Et quand le wali, prenant en considération une de mes démarches, au moment du ‎départ de la « patronne » du café-chantant, prit un arrêté en faveur d’une honorable famille ‎de chahid, quelque chose est intervenu qui l’obligea à annuler cet arrêté afin qu’un nouveau ‎café-chantant soit établi au-dessus de moi… Je vois deux solutions à cette situation : ‎normaliser ma situation en Algérie en tant que citoyen et en tant qu’écrivain qui doit pouvoir ‎achever son œuvre dans des conditions normales, ou me permettre de me retirer avec ma ‎famille, avec ou sans traitement. » ‎

Une autre préface inédite

Le 10 février 1973 à 9h 45, Bennabi commence la rédaction d’une préface à un projet de ‎livre intitulé « Le pipe-line de la trahison ou le biberon qui allaite les traîtres » dont on ne ‎connaît pas le sort. L’a-t-il écrit ? A-t-il disparu comme d’autres documents ? Ce qu’on y lit ‎est hallucinant. Est-ce le journal d’un fou ? la confession d’un désespéré ? ou l’incroyable ‎témoignage d’un David Vincent (3) que personne ne veut croire ? Non, rien de tout cela. ‎
C’est au contraire ce qu’il y a de meilleur en lui qui nous est donné à lire dans cette préface : ‎son courage, sa candeur, sa détermination à assumer jusqu’au bout sa mission, celle du ‎Témoin : « J’ai franchi le seuil de ma 68ème année… J’ai donc franchi la ligne des chances de ‎vie que la statistique accorde à un homme même dans un pays développé. Je dois donc ‎normalement m’attendre à mourir un jour ou l’autre. Cette perspective ne me fait ni chaud ‎ni froid. Sauf quand je pense à mes filles, trop jeunes encore pour se passer de leur père, ou ‎bien quand je pense à mon œuvre que je laisserai inachevée à cause des traîtres qui, depuis ‎que j’ai mis définitivement le pied dans le monde arabo-musulman au Caire en 1956, m’ont ‎enlevé tout moyen de travail, y compris le sommeil. Naturellement, je connaissais déjà les ‎traîtres et les traîtrillons d’Algérie et du Maghreb depuis mes années d’études à Paris. Mais ‎j’ignorais encore l’échelle de la trahison, sa nature, sa topographie et sa psychologie dans la ‎société arabe et musulmane, surtout dans sa classe intellectuelle et parmi ses hommes ‎politiques… Je vois comme un pipe-line réunir les capitales arabes… Ce pipe-line est une ‎sorte de biberon où Tel-Aviv, Paris et Washington mettent la ration quotidienne qui nourrit ‎la trahison (des capitales musulmanes)… » ‎
On croit se retremper dans l’atmosphère de « Pourritures », ou plonger dans l’ambiance du ‎roman de Georges Orwell (4). Il poursuit : « J’ai eu affaire à toute cette franc-maçonnerie de ‎la trahison, sur toute la longueur du pipe-line ou presque. Et je sais ce que je lui dois, même ‎en ce moment, alors que mon horizon est bouché, que mes filles sont menacées même de ‎perdre leur toit… (5). Alors, ce serait injuste, n’est-ce pas, si je dois laisser mon œuvre ‎inachevée, que je ne puisse pas au moins, avant de quitter cette terre, dire quelque chose, ‎même de très succinct, sur ces frères de lait qui font le même travail, remplissent les ‎mêmes missions de Tanger à Djakarta pour la gloire d’Israël… Aujourd’hui, alors que toute ‎l’histoire musulmane est un tissu de trahisons, personne n’a encore songé à consacrer un ‎livre aux traîtres. Ce serait injuste de laisser un pareil trou dans nos lettres et dans mon ‎œuvre, une œuvre dont l’auteur se targue, à juste raison, d’avoir été le seul qui ait consacré ‎un livre à la lutte idéologique. Il faut bien, me semble-t-il, combler cette lacune avec ‎quelque chose qui, d’une part, soit digne de cette œuvre et, de l’autre, comme l’anathème ‎contre les tristes héros dont même les sinistres journées de juin 1967 et celle du Bangladesh ‎n’ont pas ébranlé le pouvoir dans le monde musulman. » ‎
Le lendemain à midi, Bennabi signe la fin de cette préface qui se termine sur ce passage : ‎‎« Dans les terribles conditions où je travaille, alors que je risque même l’expulsion de mon ‎logement au moindre ordre d’une ambassade étrangère, mon entreprise peut s’arrêter à ‎cette simple préface. DANS CE CAS, QUELQU’UN L’ACHEVERA PEUT-ETRE UN JOUR EN ‎S’AIDANT DE MES CARNETS ET DE MES MANUSCRITS » (c’est nous qui soulignons). ‎

Que peut vouloir dire « trahison » dans la bouche de Bennabi ? Bien sûr, d’abord ce que ce ‎mot signifie au premier degré dans toutes les langues : passage à l’ennemi, intelligence avec ‎l’ennemi, subornation par l’ennemi… Mais ce n’est pas tellement cette définition qu’il a à ‎l’esprit. Par-delà cette acception, Bennabi possède des paramètres qui sont le plus souvent ‎de nature intellectuelle et morale pour juger des comportements et des attitudes dans le ‎droit fil des révolutionnaires purs et durs comme Saint-Just ou Robespierre qui déclarait ‎dans un discours : « Ce n’est pas une contre-révolution que je crains ; ce sont les progrès des ‎faux principes, de l’idolâtrie et la perte de l’esprit public… L’espèce de trahison que nous ‎avons à redouter n’avertit point la vigilance publique, elle prolonge le sommeil du peuple ‎jusqu’au moment où on l’enchaîne » 6).‎
A ce titre, est trahison pour lui tout ce qui déroge aux principes, au sacré, à la logique. Nous ‎le savons entier de caractère et peu porté au compromis, nous connaissons son « esprit de ‎système » qui est l’exact opposé de l’« atomisme », ainsi que son intransigeance morale. Son ‎ennemi, c’est d’abord l’ignorance, l’inculture. Ce sont elles qui sont à la source de toutes les ‎trahisons et de tous les « riens » dont les dommages ne sont pas moins importants que ceux ‎que peut provoquer une invasion étrangère ou une trahison à grande échelle. ‎
Il écrit dans « La lutte idéologique dans les pays colonisés » : « Quand une politique a ses ‎mobiles dans une conscience, dans une raison, dans un cœur, en un mot, dans les « idées », ‎il est difficile de la dévier… Si on analysait les évènements de la dernière décennie dans les ‎pays musulmans, on se rendrait bien vite compte que ce ne sont pas les traîtres ordinaires ‎qui conduisent les nations aux grandes catastrophes, mais des hommes honorés, portés sur ‎le pavois, des hommes qui ont reçu le baptême des « héros » sur l’autel de leur Patrie ». Il ‎est difficile d’empêcher des noms de « grands leaders » arabes de se présenter à l’esprit à la ‎lecture de ces lignes. ‎
Mais il est une autre définition qu’il donne dans « Naissance d’une société » : « Il y a deux ‎sortes de trahison d’une société, celle qui détruit son esprit et celle qui détruit ses moyens. ‎L’une crée le vide social en détruisant les principes, l’éthos, l’« éon » qui maintiennent la ‎tension nécessaire à la société pour poursuivre son action concertée dans l’histoire. L’autre ‎créé le vide en orientant toutes les facultés créatrices et toutes les vertus morales d’une ‎société hors du monde des réalités et des phénomènes. L’une ignore les exigences du Ciel, ‎l’autre ignore les exigences de la Terre. Les deux trahisons aboutissent par des voies ‎différentes et parfois opposées au même résultat : le vide social où s’engouffrent l’esprit et ‎les moyens d’une civilisation. » ‎
Pour lui, l’action politique est une concrétisation d’idées fausses ou justes. Les zaïms sont ‎utilisés dans les pays musulmans par le colonialisme ou la lutte idéologique à une double ‎fin : comme « condensateurs » qui captent toute l’énergie politique d’un pays pour la dévier ‎du courant révolutionnaire au courant pseudo-révolutionnaire, et ‎comme « interrupteurs » pour empêcher une idée authentique de parvenir à la conscience ‎populaire. Souvent, les zaïms en question remplissent leur rôle à leur propre insu. D’où la ‎distinction qu’il établit entre le « traître conscient » et le « zaïm inconscient », entre ‎l’ « erreur inhérente » et l’ »erreur induite ». ‎
Cet homme qui aime les lois, les théorèmes, les axiomes, les postulats, connote tout de ‎signes positifs ou négatifs. Esprit scientifique, tout doit découler pour lui de quelque chose et ‎engendrer autre chose. Adoptant souvent dans ses raisonnements l’approche algébrique, il ‎aime mettre les choses en équation et en facteur. Nous le voyons prendre ses exemples dans ‎la physique, la biologie, la thermodynamique, la mécanique… Il n’hésite pas à recourir aux ‎graphiques et aux formules chimiques pour illustrer l’idée de civilisation, de Commonwealth ‎islamique, de lutte idéologique, de liaisons sociales … Homme total, rempli du sentiment de ‎l’absolu, sa vie a été une ligne droite dont il n’a pas dévié d’un seul centimètre. ‎
Le thème de la « trahison » l’a hanté depuis ses années d’étude à Paris où il a très tôt été ‎confronté au visage occulte de la puissance coloniale. Il a appris à ne pas croire au hasard, à ‎rapporter les faits, avant de les juger, à des critères préalablement établis. Maniaque de ‎l’ordre, discipliné comme un militaire de la vieille école, méticuleux et réglé dans sa vie et ‎ses habitudes comme une horloge, tout ce qui introduit du désordre ou de la désharmonie ‎l’atteint dans ses sentiments et l’affecte dans son moral. ‎
Le combat de l’ombre qu’il a mené contre l’administration coloniale et Massignon a forgé ‎en lui une conscience méfiante : le monde, la vie, l’histoire, les faits, ont deux visages, deux ‎dimensions, deux significations : l’une visible, apparente, officielle, l’autre invisible, ‎immatérielle, occulte. La providence n’est pas seule à diriger le monde ; le mal, la volonté ‎de domination, l’intérêt égoïste rivalisent avec elle. La lutte du bien et du mal n’est pas pour ‎lui une figure métaphysique, mais une réalité de tous les jours. Il est lui-même au centre de ‎cette lutte, il a appris à se déterminer par rapport à elle. ‎
Pour lui, rien n’est fortuit dans la vie des nations et des hommes, tout est calculé, voulu, ‎provoqué. Le hasard et les coïncidences, il n’y croit presque pas. Dans la version française de ‎‎« La lutte idéologique dans les pays colonisés », il écrit : « Tout détail faisant partie de la vie ‎et du mouvement des idées fait partie nécessairement d’une chaîne, d’un ensemble ‎d’éléments qui fixent dialectiquement sa signification et sa portée, comme la conséquence ‎d’un élément qui le précède et la prémisse d’un élément qui le suit. On ne peut les séparer ‎que si l’on est atteint d’atomisme ». ‎
Balzac disait : « Il y a deux histoires : l’histoire officielle, menteuse, qu’on enseigne ad usum ‎delphini, puis l’histoire secrète où sont les véritables causes des évènements, une histoire ‎honteuse » (7). ‎
La « lutte idéologique » est le nom générique qu’il a donné à cette opposition entre le bien ‎et le mal, entre l’islam et ses adversaires, entre les pays musulmans d’un côté et le ‎colonialisme et le sionisme de l’autre. Il écrit dans le livre qui porte ce titre : « Les idées ‎n’évoluent pas en vase clos, dissociées du monde des personnes, comme c’est le cas dans les ‎‎« idéaux » de Platon. Il n’est pas possible de dissocier l’aventure d’une idée de son initiateur, ‎quel que soit le degré du sondage de l’abstrait ; bien au contraire, son odyssée se déroule ‎entièrement sur terre. En résumant ces considérations, nous dirons : le colonialisme tente en ‎premier lieu de faire d’un individu un traître agissant contre la société au sein de laquelle il ‎évolue. S’il échoue dans sa tentative, il s’efforcera d’inverser les rôles en faisant en sorte ‎que l’individu en question soit lui-même trahi par sa société, par des individus sans ‎scrupules, interposés. » ‎
Dans les écrits de la dernière période de sa vie (1963-1973), Bennabi ne parle plus ‎de « psychological-service » mais du « néo-colonialisme » qui doit « continuer la guerre du ‎colonialisme par d’autres moyens », du « myriapode » ou de « Mr. X ». ‎
Ce qui est « trahison » dans sa bouche ou sous sa plume n’est souvent que l’incompétence et ‎la pusillanimité qu’il a rencontrées tout au long de sa vie… Son reproche le plus fondé à la ‎classe politique et intellectuelle de son temps, c’est finalement de ne pas l’avoir compris. ‎
Il en a voulu au mouvement nationaliste car celui-ci, d’essence populiste, ne pouvait se ‎réclamer de ses idées ou reconnaître en lui un penseur sans nuire au culte du « zaïm ». ‎Parfois, il abuse de ce terme en qualifiant de trahison un point de vue différent ou une ‎action d’opposition politique comme celle de Krim Belkacem et de Tahar Zbiri au temps de ‎Boumediene (8).‎
Larbi Tébessi a fait de la prison et est mort en martyr de la Révolution ; Bachir al-Ibrahimi a ‎connu les geôles coloniales, la mise en résidence surveillée et l’exil ; Abane Ramdane a fui ‎l’Algérie pour ne pas tomber entre les mains de l’ennemi, mais a été finalement étranglé ‎par celles de ses frères ; Ferhat Abbas a été incarcéré de multiples fois et fut réduit au ‎silence par l’Algérie indépendante… ‎
Toutes ces grandes figures ont servi leur pays selon leur notion des choses, avec leurs ‎moyens, leurs qualités et aussi leurs faiblesses. Humain, Bennabi ne pouvait être exempt de ‎défauts et avait les siens, mais ils étaient largement compensés par sa droiture, ses mérites ‎et son génie. ‎
NOTES
‎1) Bennabi est informé de l’événement par le professeur Abdelwahab Hammouda auquel il répond, mortifié, ‎pour s’informer sur les causes du décès de son ami. ‎

‎2) Il s’agit d’une trentaine d’articles parus dans « Révolution africaine » que Meskawi éditera en 1973 sous le ‎titre « Bayna Attayhi oua errachad » (Entre le droit chemin et l’égarement) aux éditions Dar al-Fikr. Bennabi leur ‎a ajouté une conclusion datée du 08 août 1972. ‎

‎3) Célèbre personnage du feuilleton télévisé américain « Les envahisseurs » que Bennabi appréciait beaucoup.‎
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‎4) Georges Orwel : « 1984 ». ‎

‎5) La veuve de Bennabi n’arrivera à régulariser la situation de son logement qu’une dizaine d’années plus tard.‎

‎6) Cf. « Œuvres de Maximilien Robespierre : Discours 1791-1792 », T.8, Ed. PUF, Paris 1953. ‎
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‎7) Cité in Henri Costand : « Le secret des Dieux ».‎
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‎8) Cf. « La leçon d’un crime », Révolution africaine » du 02 mai 1968. ‎

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