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PENSEE DE MALEK BENNABI ‎:« IDEE D’UN COMMONWEALTH ISLAMIQUE »‎

by admin

‎ Le monde dans lequel vit Bennabi en 1958 est marqué par la prééminence de vastes ‎ensembles : URSS, Commonwealth britannique, Communauté européenne des Six, OTAN, ‎Comecon…

Seul le monde musulman est dispersé car ne possédant ni une volonté collective, ni ‎des intérêts objectifs communs, ni un continuum géographique. Composé d’Etats nouveaux ‎ayant accédé pour la plupart à l’indépendance depuis peu, les pays musulmans sont divisés ‎politiquement, les uns proches de Moscou, les autres alliés des Etats-Unis ou de l’Europe. ‎

Au moment où Bennabi rédige entre le 07 et le 18 octobre 1958 ce petit ouvrage, l’Egypte et la ‎Syrie viennent de fusionner au sein de la « République arabe unie » (RAU) mais l’évènement ne ‎semble pas l’avoir impressionné. Au contraire, ses vues continuent de s’inscrire à contre-sens du ‎discours nationaliste arabe.

L’étude se compose d’une introduction, de trois parties ‎principales (projet d’une étude exhaustive, valeur de l’idée dans la société musulmane, fonction ‎du Commonwealth islamique) et d’une conclusion.

Le besoin d’écrire cette étude s’est formé en lui à la suite d’une discussion avec un écrivain et ‎un médecin cairote. Le premier laissa tomber à un moment « Je travaille le désespoir au ‎cœur », tandis que le second, comme pour lui faire écho, dit en soupirant : « J’avoue que chez ‎les musulmans je ne trouve rien à sa place ».

Une fois seul, ces impromptus font remonter à la ‎mémoire de Bennabi des souvenirs plus anciens : celui d’un condisciple chinois connu dans les ‎années 1930 qui présentait constamment l’air d’un homme mal à l’aise dans sa peau à cause de ‎la situation de son pays confronté à l’impérialisme japonais et, plus tard, celui d’un autre ‎Chinois rencontré au lendemain de la fondation de la République chinoise en 1949 qui, lui, ‎arborait un air fier et conquérant, ce qui avait inspiré à Bennabi cette réflexion: « La révolution ‎chinoise n’a pas supprimé les problèmes, mais elle a modifié fondamentalement l’attitude de ‎l’individu à leur égard ».

Dans « Vocation de l’islam » (1954) il avait signalé cette attitude psychotique chez le penseur ‎Mohamed Iqbal devant le problème de la condition féminine en terre musulmane :

« On le ‎voyait hésiter entre la coutume orientale qui sépare la femme de la réalité par un voile ou par ‎un « moucharabieh », et la conception occidentale d’« émancipation » inconditionnelle qui la ‎met de plain-pied avec la réalité. Cette attitude témoigne du trouble général de la conscience ‎musulmane moderne, déroutée entre deux solutions qui lui paraissent également déplorables… ‎Il faudrait trouver là sans doute la cause de ce trouble des meilleurs esprits d’où résulte une ‎sorte de pause dans l’évolution des idées puisque la société musulmane ne peut plus revenir en ‎arrière, au stade post-almohadien, et ne peut se lancer plus avant, aveuglément, dans son ‎mouvement vers l’Occident. Le monde musulman donne ainsi l’impression de se trouver dans ‎un no man’s land historique entre le chaos post-almohadien et l’ordre occidental ». ‎

Dans « L’Afro-asiatisme » (1956) il adresse une critique générale aux intellectuels musulmans ‎chez qui il devinait « une sorte d’hypocrisie se traduisant par une incapacité à poser et à penser ‎sincèrement et convenablement les problèmes du monde musulman… Cette liaison viciée du ‎musulman avec un état de choses qu’il idéalise, parce qu’il y voit comme l’impression de l’idée ‎islamique dans la matière sociale, créé chez lui une certaine inhibition, une sorte d’insécurité ‎intellectuelle qui lui fait parfois détourner les yeux de certains problèmes de peur, en les ‎abordant sincèrement, de se heurter à un tabou religieux résultant de l’idée inhibitrice… ».

Il ‎prend un exemple en la personne de Sayed Qutb, le théoricien des « Frères musulmans » : ‎‎« Parfois, quand il s’agit d’un intellectuel voulant étudier positivement les problèmes du monde, ‎c’est une certaine limitation forcée qui s’impose à sa pensée ayant pour effet une sorte de ‎dénaturation de ces problèmes… Un de ces penseurs avait voulu tracer le plan d’un travail dont ‎il avait sans doute à juste raison choisi pour titre «Vers une société musulmane civilisée ». Mais, ‎réflexion faite, l’homme rectifia son titre et l’écrivait : « Vers une société musulmane ». Dans ce ‎cas, on voit que la liaison viciée intervient sous forme d’inhibition intellectuelle imposant la ‎rectification en question. Je ne crois pas que l’éminent penseur se soit rendu compte que le mot ‎retranché de son titre a précisément dénaturé le problème dans son esprit, l’escamotant ou ‎l’assoupissant en quelque sorte dans sa conscience… En voulant croire et nous faire croire ‎qu’une société musulmane est par définition « civilisée », l’homme éminent a éludé le ‎problème crucial du monde musulman».‎

Il a évoqué une nouvelle fois le sujet dans le « Problème de la culture » (1959) écrivant :

« Sa (le ‎musulman) conscience est envahie d’un malaise parce qu’il se rend compte de sa présence ‎insolite au milieu d’un monde où il n’a pas le sentiment d’avoir sa place, mais il s’explique ‎incorrectement l’origine de son mal en l’attribuant au fait que dans son armoire il manque ‎beaucoup de « choses », alors qu’il y manque surtout des « idées »… Les pédagogues dans les ‎pays arabes et musulmans devraient enseigner à la jeunesse non pas la manière d’emboîter le ‎pas des Russes ou des Américains dans leurs voies en expliquant comment on peut les suivre, ‎mais au contraire lui enseigner comment elle peut découvrir une voie où elle pourra marcher ‎en tête de l’humanité. Et si par exemple cette jeunesse faisait sienne le problème de ‎l’intégration de l’humanité en y mettant toute son intelligence et tout son cœur pour en faire ‎son message personnel, elle prendrait la tête de la marche dans une direction que semblent ‎suivre inévitablement les destinées humaines. Ce faisant, elle aura dissipé le malaise qui plane ‎aujourd’hui dans nos âmes et certaines chimères qui planent dans notre esprit ». ‎

Le désarroi détecté par Bennabi dans l’attitude des trois intellectuels égyptiens et du penseur ‎indo-pakistanais (Iqbal) est le même que celui repéré par al-Kawakibi près d’un siècle ‎auparavant dans le comportement de ses contemporains, désarroi lié au poids de la religion sur ‎leur pensée à la suite de quoi le penseur syrien du XIXe siècle avait écrit :

« Il n’est pas sage que ‎les gens de notre époque se sentent liés par les opinions de ceux qui les ont précédés de dix ‎siècles… Dieu connaît les bienfaits du destin qu’Il vous a tracé et Il vous a laissé le libre choix de ‎vos décisions dans vos affaires afin que vous les adoptiez aux exigences de votre époque qui, ‎elles, n’ont rien de fixe. Par conséquent, si vous abordez la plupart des questions de la vie ‎courante avec une tranquillité de cœur et une liberté de décision, ce sera bien mieux que si ‎vous les abordiez embarrassés, ne sachant si vous agissez en accord ou en contradiction avec ‎l’ordre de Dieu. Ainsi, vous vivez dans la peur, non pas dans cette crainte de Dieu qui est à la ‎base d’une sage conduite, mais dans cet embarras de l’esprit et cette incertitude de décision qui ‎entraînent un manque total d’initiative et d’énergie dans les affaires ». ‎

Plus d’un siècle après al-Kawakibi et un demi-siècle après Bennabi, le problème ne s’est pas ‎dissipé mais s’est au contraire amplifié et généralisé aux masses musulmanes qui, faute de ‎trancher en faveur d’un choix clair et cohérent, entre la société moderne et la société religieuse ‎traditionnelle, ont choisi de ne pas choisir, cumulant les attributs et les signes extérieurs des ‎deux cultures dans un syncrétisme du plus mauvais effet.

Cette indécision se remarque ‎notablement dans leur attitude face à l’islamisme qui les a séduits comme alternative politique ‎dans presque tous les Etats musulmans où des élections libres ont eu lieu et au terrorisme qui ‎ne semble pas en avoir fait assez à leurs yeux pour déclencher en eux un réflexe de rejet franc ‎et une condamnation absolue.‎

Ceci pour les circonstances dans lesquelles l’idée du livre a vu le jour. Pour le fond, ce petit ‎ouvrage paru en février 1960 pose problème lorsqu’on le place dans la perspective ouverte par ‎‎« Vocation de l’islam » et « L’Afro-asiatisme ».

On a l’impression que la pensée de Bennabi ‎opère une rétrogradation puisque « Vocation de l’islam » exalte l’aspiration au mondialisme, ‎‎« L’Afro-asiatisme » propose une démarche pragmatique pour réaliser la jonction entre ‎l’Afrique et l’Asie, tandis que « Idée d’un Commonwealth islamique » met en avant un critère ‎religieux pour monter un ensemble politico-économique.

Autant dans les deux premiers il a ‎déployé des trésors d’ingéniosité pour dessiner un futur universel ou à tout le moins régional à ‎l’islam, autant on s’étonne de le voir se rabattre dans le troisième sur un Commonwealth ‎d’essence idéologique. Mais est-ce vraiment le cas ?‎

Trois mois après son arrivée au Caire, fin avril 1956, Bennabi adresse au Secrétaire général du ‎Congrès islamique qui se trouve être le colonel Anouar Sadate une lettre datée du 20 juillet ‎‎1956 (soit trois mois avant la parution de « L’Afro-asiatisme ») où on peut lire :

« Je me permets ‎de vous soumettre respectueusement deux documents qui ont trait aux problèmes du monde ‎musulman. Le premier est un chapitre que je détache d’un ouvrage intitulé « L’Afro-asiatisme » ‎que j’ai consacré aux problèmes soulevés à Bandoeng, considérés sous leur aspect sociologique. ‎Dans ce chapitre, et pour les besoins de la thèse, j’ai cru devoir mettre en relief un certain ‎aspect pathologique dans l’évolution actuelle du monde musulman, en mettant l’accent sur la ‎nécessité méthodologique de séparer dans toute étude de ce genre le « spirituel » du « social », ‎afin de considérer plus librement cet aspect des maladies sociales dont souffre actuellement le ‎monde musulman ; le deuxième document représente le schéma d’une étude du monde ‎musulman en vue de son organisation sous forme de Commonwealth… Je crois, si cette étude ‎était entreprise systématiquement et si sa publication était poursuivie au fur et à mesure, ‎qu’elle constituerait le meilleur guide pour la génération actuelle et le meilleur antidote contre ‎le trouble qui envahit sa conscience en ce moment. Je pense qu’en définissant la fonction d’un ‎Commonwealth musulman, le Congrès islamique aura donné à la génération musulmane ‎actuelle le sens de sa mission historique et qu’il aura, par la même, évité les catastrophes qui se ‎préparent dans sa conscience. Je dois ajouter, pour dire toute ma pensée, que je crains que ‎dans dix ans il ne sera trop tard ».

On peut penser que Bennabi attendait trop de l’afro-asiatisme. A peine l’’idée lancée, son ‎enthousiasme lui fait voir une synthèse nouvelle à l’œuvre, une civilisation universelle en voie ‎de se réaliser.

Pourtant il n’ignorait pas que l’idée n’avait pas encore créé sa substance. Il avait ‎en fait mis à sa charge trop de responsabilités : sortir les pays sous-développés de leur état et ‎amener les pays développés à renoncer à la « puissance ».

Mais il ne s’est pas trop engagé ‎quant aux chances de succès puisqu’on le voit écrire avec une certaine prudence dans « L’Afro-‎asiatisme » : « Bandoeng est surtout un bilan de virtualités. Il reste à actualiser ces virtualités ‎en réalités concrètes traduisant les idées nées au cours des débats en conduites précises, en ‎réalisations effectives de nature à transformer la condition de l’homme afro-asiatique ».

S’il ‎n’a pas assisté à la première conférence de Bandoeng d’avril 1955, il a assisté à la seconde qui ‎s’est tenue au Caire en décembre 1957 où lui est apparue « l’inanité de tout effort d’unification ‎économique au sein d’une association hétérogène ». C’est la première brèche dans son rêve ‎afro-asiatique et c’est alors qu’il reprend le « Schéma d’une étude du monde musulman en vue ‎de son organisation sous forme de Commonwealth ». ‎

Craignant justement que cette idée de Commonwealth n’ait été comprise comme un recul dans ‎sa pensée, Bennabi s’en justifie dans l’introduction à la réédition de cet opuscule en 1971 :

« Si, ‎il y a quinze ans, c’est dans une perspective surtout islamique que l’auteur s’est placé pour ‎rédiger ces pages, aujourd’hui c’est dans une perspective largement humaine qu’il faut ‎reconsidérer le problème… Or, si depuis quinze ans la première perspective ne s’est pas ‎considérablement modifiée, la seconde s’est totalement transformée. Si bien que la réédition ‎de cette étude vient à un moment où l’islam ne concerne pas les seuls musulmans mais tous les ‎hommes… Le Commonwealth islamique doit voir le jour comme la réédition d’une civilisation, ‎et non d’une nouvelle forme d’empire… Il ne peut être conçu comme une simple structure ‎politique, économique et stratégique adaptée à de nouveaux rapports de force dans le monde, ‎comme le modèle britannique, mais comme une structure morale et culturelle nécessaire au ‎dénouement, non seulement de la crise sociale actuelle des pays musulmans mais au ‎dénouement de la crise spirituelle de toute l’humanité».

Esprit positif et clairvoyant, Bennabi n’est pas sans savoir que de la réduction à l’unité des ‎nombreuses sociétés qui composent le monde musulman est une gageure, sans parler de leur ‎dispersion géographique.

Le monde arabo-musulman se présente au moment où il écrit ce petit ‎livre et selon sa propre terminologie sous la forme de six ensembles : le monde musulman noir ‎ou africain, le monde musulman arabe, le monde musulman iranien (Iran, Afghanistan, ‎Pakistan), le monde musulman malaisien (Indonésie, Malaisie), le monde musulman sino-‎mongol et le monde musulman européen.

Quand il s’agira de la mise en œuvre du projet, il ‎indique qu’il ne faudra pas procéder à partir d’un point central, comme cela s’est fait au temps ‎du Prophète, c’est-à-dire à partir d’un pays donné, mais en partant des différents mondes pour ‎converger vers un centre qui est l’idée de Commonwealth elle-même. Il ne s’agira pas d’une ‎fusion de ces mondes mais de leur articulation.

Le principe intégrateur découle de leur unité ‎spirituelle mais « cette unité ne peut remplir efficacement son rôle intégrateur que si elle ‎prenait corps sous une forme adéquate représentant la forme institutionnelle de la volonté ‎collective du monde musulman ». ‎

Bennabi s’est contenté au total dans ce petit ouvrage d’indiquer des pistes plutôt que de ‎s’engager dans des propositions qu’il laisse à la discrétion des Etats.

Le livre s’achève sur cet ‎avertissement (nous sommes en 1958 !) : « Il faut qu’une révolution sociale s’accomplisse du ‎dedans, sinon elle viendra de l’extérieur. Il y a donc danger pour les vingt années à venir » et ‎sur cette question-dilemme : « Le monde musulman peut-il accomplir sa révolution selon un ‎processus déterminé réglé par un plan préétabli qui tienne compte des éléments ‎psychologiques et des facteurs sociaux propres à la société musulmane actuelle ? Ou bien, faute ‎d’une orientation judicieuse, selon un plan préétabli, se verra-t-il conduit par les nécessités de ‎son adaptation à une évolution mondiale qui ne cesse de s’accélérer chaque jour davantage à ‎une révolution dont il n’aura pas le contrôle ? »

Quand il apprend la création d’un centre ‎d’études afro-asiatiques à Tel-Aviv, il note dans ses carnets: « Ben Gourion, lui, sait que les ‎forces des deux continents que Bandoeng a rassemblées ne peuvent former une force unique ‎par de simples discours politiques ou par des édifices installés au Caire ou ailleurs, mais par une ‎idéologie afro-asiatique qui, jusqu’à l’heure présente, ne trouve son expression que dans mon ‎livre… Je crois qu’il faut l’admirer : c’est un homme. » ‎

Nous avons plusieurs fois cité ici et tout au long de cette série le penseur syrien Abderrahmane ‎al-Kawakibi, contemporain d’al-Afghani et de Mohamed Abdou, pour la proximité de ses idées ‎avec celles de Bennabi.

Il a proposé en effet dans ses écrits un véritable plan de restructuration ‎de la pensée et de l’organisation politique du monde musulman. Auteur de deux livres, « Oum ‎al-Qora » et « Tabai’ al-istibdad » (Les caractères du despotisme), et d’un grand nombre ‎d’articles de presse, il a imaginé dans le premier livre un congrès panislamique en vue de jeter ‎les bases d’une union des Etats musulmans sous forme de fédération d’Etats indépendants où ‎serait imparti à chaque pays ou groupe de pays un rôle particulier :

« Le Congrès, après une ‎recherche minutieuse et un examen approfondi de la situation et du tempérament de tous les ‎peuples et des circonstances qui les entourent, enfin de leurs aptitudes, a estimé que la ‎Péninsule arabique et ses habitants doivent s’occuper de la politique religieuse… Le soin à ‎apporter à la vie politique et particulièrement aux affaires étrangères doit incomber aux Turcs ; ‎la surveillance vigilante de la vie civile et son organisation, il est bon de les confier aux ‎Egyptiens ; la gestion des affaires militaires doit être placée sous la responsabilité des Afghans, ‎Turkestanais, Kazaniens, Caucasiens à l’Est et des Marocains ainsi que des habitants des ‎principautés d’Ifriqiya à l’Ouest ; enfin, la direction de la vie scientifique et économique sera ‎assurée au mieux par les Iraniens, les habitants de l’Asie centrale, les Indiens et les peuples ‎voisins… » ‎ ‎.


‎« Oum al-Qora » se veut le compte-rendu de ce congrès (imaginaire ou réel ? la question ‎demeure posée à ce jour) tenu en 1898 à la Mecque en présence de vingt-trois délégués venus ‎de différents pays d’islam, de Chine, de Russie et d’Angleterre. Le but de la rencontre était de ‎dresser l’état des lieux du monde musulman en décadence et d’arrêter un plan de ‎redressement.

Celui-ci postule une réorganisation du régime du califat qui ne serait plus que ‎symbolique et la mise en place d’une organisation panislamique d’éducation qui unifierait les ‎programmes nationaux. C’est la première fois, de notre point de vue, qu’un cerveau musulman ‎s’affranchit de la conception purement morale de la « Nahda » et lui substitue une approche ‎politique et pragmatique. Nous reviendrons encore sur les idées avant-gardistes de cet homme ‎extraordinaire ‎.‎

S’il a pu désespérer de voir l’afro-asiatisme s’ériger en jalon sur la voie du mondialisme, ‎Bennabi n’a jamais douté de l’inéluctabilité de ce dernier qu’il considère comme la finalité de ‎l’Histoire.

Quand l’OUA est créée en 1960, il y voit une manœuvre de la lutte idéologique et ‎note dans un article : « L’OUA est un enfant adultérin de l’impérialisme et de l’Afrique, mais ‎d’une Afrique qui l’a enfanté sans savoir même qui était son père, ni que son enfant était tout ‎simplement venu au monde pour mettre un hiatus entre elle et l’Asie ».

En 1964, il écrit dans ‎‎« Perspectives algériennes » : « L’effet de la puissance qui déclencha les deux guerres ‎mondiales se trouva automatiquement stoppé par son contre-effet, en faisant apparaître la ‎perspective d’une troisième guerre mondiale. Dès lors, les rapports de force font place à des ‎rapports nouveaux, assujettis à des critères d’idées. La démocratie, le socialisme et la paix ‎deviennent les préambules de toutes les constitutions nationales et marquent le point cardinal ‎vers lequel s’oriente l’évolution de l’humanité. Ces trois idées semblent préfigurer les éléments ‎d’une constitution universelle et constituent dès à présent les principes d’une idéologie ‎universelle, pour couronner l’œuvre de l’homme s’engageant dans l’ère mondialiste ».‎

A quelques mois de sa mort, il confie à l’un de ses derniers articles daté de juin 1973 : « Le ‎cours de l’histoire, chargé de toutes les expériences de l’humanité et fortement grossi par la ‎crue exceptionnelle de la présente civilisation, semble proche de son embouchure sur le siècle ‎qui vient, avec une extraordinaire alternative. L’an 2000 semble, dans l’océan des temps, ‎désigné comme le seuil d’une parousie qui réconciliera les hommes ou d’un cataclysme qui ‎abolira leur destin. Nous n’avons pas à faire de prophétie quant à l’issue de cette alternative. ‎Par contre, il nous est permis, en tant que musulmans, de définir notre rôle en vue de son ‎infléchissement vers une issue favorable. Nous savons déjà quel est notre rôle principal dans ‎tous les cas. Il se trouve défini clairement dans le Coran : « C’est ainsi que nous avons fait de ‎vous une nation mitoyenne pour que vous serviez de témoins pour les autres hommes et que le ‎Prophète soit votre témoin… » (2-143). Dans une parousie ou dans un cataclysme, voilà d’abord ‎notre rôle… Mais, au-delà ou en-deçà de ce témoignage, nous devons aussi, par la nature des ‎choses, assumer notre rôle de frères des autres hommes pour sauver avec eux notre commun ‎destin.» ‎ ‎. ‎

Attaché à la vocation d’un islam éclairé et ouvert, Bennabi, fidèle à sa pensée, précise : « Il nous ‎faut donner à l’islam pensé et vécu par chacun d’entre nous la dimension d’une « vérité ‎travaillante ». Cela veut dire que cette vérité doit se faire promesse d’avenir fraternel pour tous ‎les hommes ». ‎

En avril 2005, la diplomatie tiers-mondiste nostalgique voudra réanimer le cadavre mais en ‎vain. A cette date, en effet, s’est tenu à Djakarta un sommet réunissant cinquante chefs d’Etats ‎qui, « attachés à l’esprit de Bandoeng », ont signé une Déclaration appelant à la promotion d’un ‎partenariat stratégique afro-asiatique et instituant un sommet tous les quatre ans et une ‎réunion des ministres étrangères tous les deux ans.

Dans son allocution, le chef d’Etat algérien a ‎parlé de « renaissance de l’Afro-asiatisme …. Le souffle de Bandoeng ne s’est jamais éteint, ‎quand bien même il a, parfois, perdu de sa puissance ». Aucun de ces engagements n’a été tenu ‎et l’idée a définitivement disparu.‎

Les derniers évènements connus sous le nom de révolutions arabes ont largement démontré ‎que les pays arabo-musulmans ne maîtrisent pas leur destin comme ils ne recèlent pas en eux ‎une vision de ce que pourrait, de ce que devrait être leur vie et leur avenir parmi les nations du ‎monde.

Les musulmans ne sont pas en retard, ils sont partis dans une autre direction ; ils ne ‎sont pas dans la courbe de l’évolution, ils sont dans une autre dimension ; ils ne sont pas ‎organisés en système vivant, travaillant à sa survie, mais en système figé qui vit des conquêtes ‎des autres en échange de ses ressources naturelles.

Les chrétiens ont emballé leurs discutables ‎articles de foi, leurs dogmes et leurs rites dans d’attendrissantes valeurs morales, humaines et ‎sociales, tandis que les musulmans ont déshumanisé et désincarné les valeurs de l’islam : ils les ‎ont asséchées, désocialisées et enroulées dans l’intolérance et la dureté de l’âme.

Le ‎christianisme et le judaïsme ont marché de pair avec la modernité, l’islam continue son chemin ‎sans la modernité. Il erre seul, sans but, sans statut, sans vision de l’avenir, obnubilé par le seul ‎au-delà. Le musulman n’est pas sur la terre pour remplir une quelconque mission – à part ‎l’illusion qu’il entretient de voir les autres se rallier un jour à son mode de vie et de pensée – ‎mais pour gagner des « haçanate », des garanties d’aller au Paradis, confirmant un hadith : ‎‎« Un jour viendra où les musulmans seront nombreux, mais ils seront comme l’écume de la ‎mer… »‎

L’Inde, la Chine, le Vietnam ont été peu ou longtemps colonisés, mais ils ont tiré les leçons de ‎leurs expériences passées, ont réévalué leur capital-idées et sont en train de devenir des ‎puissances de premier plan. Les musulmans n’ont pas le sérieux, l’humilité, le pragmatisme des ‎Asiatiques.

Ils se caractérisent par l’arrogance et le mépris à l’égard des autres. Il faut se ‎rappeler les rodomontades et les tartarinades arabes face à Israël dans les années 40, 50 et 60 ‎et les comparer à leur faillite actuelle. Leurs guerres ne sont plus contre Israël mais entre eux ‎où ils font montre du plus grand acharnement. ‎

La stratégie des Etats musulmans actuels n’est pas centrée sur une perspective d’union mais ‎sur une perspective de destruction mutuelle au profit de l’ennemi commun ; dirigeants ‎politiques et hommes de religion attisent la haine réciproque pour des futilités comme s’ils ‎étaient missionnés pour détruire le monde musulman et l’islam après qu’ils les eurent plongés ‎dans la décadence.

Le plus grave dans un processus de décadence n’est pas la perte de ‎territoires ou de capacités militaires mais la perte du sens des idées. Bennabi appelle ce ‎phénomène la dévalorisation des idées et écrit dans « Le problème de la culture » :‎

‎ « Lorsque l’œuvre d’Ibn Khaldoun a vu le jour dans le monde musulman, elle ne pouvait plus ‎contribuer ni à son progrès intellectuel, ni social, parce que dans cette étape elle représentait ‎une idée isolée du milieu réel. D’ailleurs, dans une pareille étape, ce n’est pas seulement l’idée ‎qui perd sa signification culturelle, sa faculté de créer des choses, mais réciproquement la ‎chose elle-même ne peut plus engendrer des idées. ‎

Par exemple, à quoi aurait servi la fameuse pomme de Newton si, au lieu de tomber sur ‎l’illustre mathématicien, elle était tombée sur son ancêtre de l’époque de Guillaume le ‎Conquérant ? Il est évident qu’elle n’aurait pas créé l’idée de la gravitation, mais tout juste un ‎petit tas de fumier parce que l’ancêtre de Newton l’aurait tout simplement mangée. Il est donc ‎clair que l’idée et la chose n’acquièrent de valeur culturelle que dans certaines conditions. Elles ‎ne deviennent créatrices de culture qu’à travers un intérêt supérieur sans lequel la vie dans le ‎‎« monde des idées » et le « monde des choses » se fige comme dans de simples musées et perd ‎toute efficacité sociale véritable.

On peut interpréter cet intérêt supérieur par rapport à l’individu comme la liaison organique ‎qui le lie au monde des idées et au monde des choses. Quand cette liaison fait défaut, l’individu ‎n’a plus de prise ni sur les idées, ni sur les choses. Il glisse seulement sur la surface des choses ‎sans les pénétrer et passe à côté des idées sans les reconnaître…» ‎

Le soir d’Algérie du 26/11/2015‎
Oumma.com du 03/04/2016

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