« Si la vérité devait se modeler selon leurs exigences, le ciel, la terre et tout ce qu’ils renferment sombreraient dans le chaos… » (Coran, « al-Mû’minûn »,71).
« Je jure par celui qui détient mon âme entre ses mains qu’il viendra une époque où celui qui tue ne saura pas pourquoi il le fait, et celui qu’on tue n’en saura pas plus » (Le Prophète).
Le monde musulman est malade. Il est âgé d’un peu plus de quatorze siècles et sa vie s’est étalée, comme dans le songe de Joseph (version coranique), sur deux périodes : sept siècles de vaches grasses suivies de sept siècles de vaches maigres ; une ère de civilisation, suivie d’une ère de décadence.
Il est présentement le théâtre d’une guerre intra-islamique qui fait rage dans deux capitales de sa jeunesse, Damas et Bagdad, et non loin des lieux saints (Arabie saoudite). Est-ce le début de la phase terminale ? Le malade refuse de se soumettre à un bilan de santé, à des analyses, à l’imagerie médicale.
Entouré de guérisseurs, d’exorcistes et de sacrificateurs qui le bercent de l’illusion qu’il est toujours « la meilleure communauté sortie aux hommes » (Coran), il nie qu’il est mal en point et rejette toute idée de thérapie, une thérapie qui ne peut être qu’une cure de réformes (tajdid en arabe).
Beaucoup de musulmans continuent de croire qu’ils sont l’avenir de l’humanité nonobstant l’image qu’ils renvoient d’eux et qui est celle de son passé moyenâgeux. Le monde et les cultures qui le constituent ne cessent d’améliorer leurs conditions de vie morales et matérielles, de rénover à chaque étape leurs idées et leur mode de penser alors qu’eux ne voient aucune raison de changer quelle que soit la situation dans laquelle ils se trouvent. Ils se complaisent dans leur état et sont semblables à ce dernier de la classe d’une sortie de promotion qui se plaint que le titre de major et ses honneurs ne lui reviennent pas de droit.
Comment faire, quand on est une vieille civilisation percluse de décadence, pour se libérer de l’immobilité et rentrer dans une dynamique créatrice ? Que faire pour se mettre au diapason des civilisations contemporaines ?
Ce sont ces préoccupations que recouvre la question posée en titre et qui, adressée aux peuples, aux Etats et aux élites musulmanes, devient : « Voulez-vous guérir de vos maladies psychosomatiques, des complexes qui vous minent et qui ont pour noms l’obsession du passé, le dédoublement de personnalité, le sentiment de persécution, le ressentiment envers les autres, la paranoïa, les complexes d’infériorité, de frustration et de dépendance, le tutorat intellectuel, la soumission à des directeurs de conscience aux apparences d’humanoïdes et mille et un autre mal ? »
Lorsque l’imprimerie a été inventée au XVe siècle par Gutenberg, les pays musulmans ont mis quatre siècles à l’adopter parce que leurs ulémas se méfiaient de cette « diablerie ». De la même manière qu’ils ont été absents de la révolution industrielle aux XVIIIe et XIXe siècles, de la révolution technologique du XXe, ils sont absents en ce moment de la recherche scientifique fondamentale et appliquée, de la maîtrise des nanosciences, des technosciences, des biotechnologies, du numérique, de la conquête spatiale, et demeurent pour la plupart d’entre eux réfractaires aux progrès réalisés par le reste de l’humanité dans le domaine sociétal. Si un nombre non négligeable de leurs ressortissants comptent parmi les équipes scientifiques à la pointe du développement des sciences, ils ne sont qu’une infime pincée. Ici nous parlons du milliard et demi de musulmans, pas de la fuite des cerveaux.
Au Moyen-âge les Européens ont connu la peur de l’inquisition et des bûchers, la persécution morale et la torture physique, la cruauté et le despotisme des hommes de religion. Ils ont connu les guerres confessionnelles qui ont conduit à la mort de centaines de milliers d’hommes et de femmes, de savants, de croyants sincères et d’esprits libres. Pour rien, par ignorance, par fanatisme, mais toujours au nom de Dieu.
Les musulmans sont sur leurs traces du fait d’une malheureuse coïncidence qui fait que le calendrier hégirien en soit à son XVe siècle. La différence entre eux et nous c’est qu’eux venaient du fin fond des ténèbres, alors que nous c’est en pleine lumière du troisième millénaire que nous nous retrouvons dans le cauchemar, juste au moment où l’humanité se prépare à annexer la planète Mars, où elle envoie des vaisseaux spatiaux et des sondes à des millions et des milliards de kilomètres de chez elle à la découverte de l’univers, à la recherche d’autres formes de vie et de civilisations intelligentes.
Telles que les choses se présentent, qu’est-ce qui est le plus facile à réaliser : changer le monde dans le sens souhaité par la culture musulmane traditionnelle, ou changer les musulmans dans le sens de l’évolution du monde ? La première hypothèse est une impossibilité absolue, et la seconde une gageure à laquelle on a donné ici un intitulé, « réformer l’islam » (tajdid al-islam) c’est-à-dire changer notre vision de Dieu, de l’univers, de notre raison d’être sur la Terre et notre regard sur les autres, les non-musulmans.
Cette réforme est la seule chance qui reste à l’islam car il a épuisé toutes ses ressources, toute son énergie. Telle une étoile en évanescence, il est sur le point de devenir un trou noir. Les motifs qui incitent à la réforme sont nombreux et visibles, mais les dirigeants politiques et les autorités religieuses officielles ne veulent pas prendre à bras le corps la question car ils n’aiment pas les sujets qui fâchent, qui peuvent mettre en péril le pouvoir des premiers sur les corps et le pouvoir des secondes sur les âmes. IIs trouvent moins risquées les contradictions entre leurs actes et leurs paroles.
Ainsi ils n’appliquent plus les peines d’amputation des membres, de lapidation ou de décapitation, n’imposent pas aux étrangers le statut de « dhimmi » (non-musulman considéré comme « un protégé ») et le paiement de l’impôt spécial qui en découle, ne préconisent pas d’éliminer de la surface de la Terre les non-musulmans, mais ils accepteraient qu’on leur arrache la langue plutôt que de reconnaître que l’application de la chariâ est devenue chose impossible dans le monde d’aujourd’hui.
D’aucuns pourraient objecter que le monde musulman a connu des mouvements de réforme (islah) par le passé. Les efforts entrepris sous cette égide théorique pour améliorer l’état des musulman, du Kurde Ibn Taimiyya à l’Algérien Ben Badis, étaient orientés vers la société jugée tiède ou déviante, comme au temps du maraboutisme, ou depuis que Sayyed Kotb a publié «Djahiliyat al-karn-al-ichrine» (Le paganisme du XXe siècle), non vers les réformateurs eux-mêmes, ulémas et imams, leur « ilm », leur compréhension du Coran et leurs directives morales à la société.
Ces efforts n’ont abouti à rien sinon aggraver les choses puisqu’ils n’ont pas suscité une amélioration, finalité de toute réforme, mais un approfondissement de la crise vu que seule la violence a droit de cité désormais. Les musulmans ne se sont pas améliorés, ils en sont à s’entre-tuer. Cet échec répété, généralisé et sanglant ne devrait-il pas inciter à reconsidérer la problématique de la réforme ? A se dire que c’est en amont qu’il faut réformer en priorité avant d’en venir à l’aval ? Que ce n’est pas la société qui est revêche, mais le postulat qui est erroné ?
C’est à cette réforme précisément que nous appelons tout en nous inscrivant volontiers dans la ligne du principe qui veut que « tout travail de réforme, pour réussir, doit être conforme aux écritures religieuses ». S’il n’entrave pas notre démarche, il nous laisse dubitatif quant à un « travail de réforme » qui aurait réussi dans l’histoire de la pensée islamique. Il n’a tout simplement pas existé. Et là, nous aimerions donner un exemple pour mesurer le recul enregistré par le monde musulman entre le début et la fin du XXe siècle, et en Algérie entre 1971 et aujourd’hui.
Tous les peuples ont connu dans les temps anciens l’usure, le prêt à intérêt (« riba ») qui est une pratique aussi immorale que ruineuse. La vie économique contemporaine diffère du tout au tout par rapport à ces temps. Les circuits et les mécanismes se sont complexifiés, la monnaie joue un rôle dans les systèmes économiques qu’elle n’avait pas à l’époque de l’apparition de l’islam. Elle est sujette à des variations quant à sa signification en termes de pouvoir d’achat, de sorte qu’une somme d’argent déposée dans un compte bancaire se trouve un an plus tard diminuée par rapport à sa valeur initiale. Le pourcentage d’intérêts servi au détenteur du compte peut donc être considéré comme une compensation du préjudice subi du fait de la hausse des prix.
Un réformateur égyptien, Mohamed Abdou, a compris ce phénomène après un séjour en Occident avec Djamel-Eddine al-Afghani à la fin du XIXe siècle, et saisi la différence entre l’usure et l’intérêt bancaire. Il a délivré en 1904 une « fatwa » (jurisprudence) autorisant le versement d’intérêts créditeurs et le paiement d’intérêts débiteurs. Sur cette base, les autorités algériennes ont émis en 1971 une « fatwa » se prononçant sur le caractère licite des diverses opérations financières. J’ai consacré dans « El Moudjahid » du 23 août 1979 un article intitulé « L’islam et l’épargne » et peux donc prendre aujourd’hui la mesure du recul en la matière.
Les pays musulmans qui ont connu le colonialisme ou le protectorat étaient heureux jusqu’à il n’y a pas longtemps de pouvoir compter sur les habitudes de vie héritées de l’occupant qui avait fait plier les mœurs locales à son droit positif et qui ont permis les progrès qui les ont rapprochés de la modernité dont ils ont adopté certaines formes, mais pas les ressorts intellectuels. Une fois souverains, ils ont reconduit en catimini le « modus vivendi » entre les traditions locales et la modernité imposée en escomptant qu’il durerait. Jusqu’au jour où une subite éruption de fondamentalisme l’a fait voler en éclats, mettant leurs pays à feu et à sang.
Actuellement ils sont sommés d’apporter des réponses aux problèmes pendants comme ceux des institutions démocratiques, de la liberté de conscience, du respect des autres cultes et des droits de l’homme. Ou de prêter allégeance au nouveau calife de Bagdad.
On rencontre un grand nombre de fois le mot « réforme » (« islah ») dans le Coran qui présente l’islam lui-même comme une entreprise de réforme des traditions païennes qui se sont opposées à lui et des religions (sur certains points) qui l’ont précédé tout en se proclamant leur l’héritier.
Il doit le faire encore aujourd’hui avec les traditions qui se prévalent de lui mais ne sont plus que des « idées mortes » selon l’expression de Malek Bennabi. Ces soi-disant traditions et « culture islamique » sont devenues des pétitions contre l’islam.
Une parole célèbre attribuée au fondateur de la doctrine malékite énonce un principe selon lequel « Le dernier de cette communauté ne saurait être réformé que par ce qui a réformé son premier ». Qui étaient ces « premiers » à être réformés ? Les Arabes païens de la Mecque convertis à l’islam. Avec quoi l’ont-ils été ? Avec le Coran originel, le Coran dans l’ordre où il a été révélé. Quels sont les « derniers » de la « umma » ? Ce sont nous, les musulmans contemporains. En quoi devons-nous être réformés ? En tant que « décadents ».
Le Coran donne le titre de « réformateurs » aux prophètes envoyés aux anciennes communautés, comme il utilise le mot pour flétrir ceux qui prétendent réformer alors qu’ils n’envisagent que le mal, telles les idéologies populistes d’hier et d’aujourd’hui, qu’elles soient d’essence laïque ou religieuse.
Sans s’en douter, les premières ont fait le lit des secondes puisque l’islamisation de la société est maintenant dictée et menée par la rue, par une nouvelle catégorie de « révolutionnaires barbus ». On trouve le mot aussi dans le titre du livre du père du salafisme, Ibn Taymiyya : « Kitab as-siyyaça ach-char’iyya fi islah ar-râ’î wa-r-râ’ihâ » (Traité de conformation des dirigeants et des dirigés à la chariâ). Le mouvement des ulémas algériens au temps de Ben Badis a donné ce nom (Islah) à sa doctrine, comme s’en affublent volontiers les partis politiques islamistes contemporains.
L’idée de réforme défendue ici s’appuie sur la notion d’ « ijtihad » (effort d’interprétation) puisée des dialogues entre le Prophète et Moazz ibn Jabal, entre lui et Ali ou encore entre lui et Amr ibn al-Âs. Elle s’appuie sur celle de « tajdid » (rénovation) inspirée de la parole prophétique selon laquelle « Dieu envoie à cette nation au début de chaque siècle qui rénover sa religion ». Mais qui l’a fait en vérité ? En quel siècle ?
Ces deux mécanismes de promotion de la philosophie du droit (« makâcid-ach-chari’a ») ont été conçus par le Prophète dans un élan d’encouragement de la liberté de pensée pour pallier aux cas non prévus par le Coran.
Comme nous comptons exploiter les fenêtres d’opportunité ouvertes par la remise en ordre du Coran et tirer profit des connaissances récemment acquises par la science pour actualiser le contenu de certains versets.
Poser la question de la réforme de l’islam amène tout de suite une réaction d’obstruction : l’islam n’est-il pas « valable en tout temps et en tout lieu » ? La pensée traditionnaliste a en effet posé des verrous devant toute velléité d’exégèse qui tenterait de sortir des sentiers battus : le Coran est la parole de Dieu ; on ne peut pas accepter une partie de ses dispositions et récuser une autre ; c’est tout ou rien, tout étant l’islam et rien le « kofr » (apostasie) car l’exégèse littéraliste a banni tout esprit critique après l’épisode des Mû’tazila.
Il ne s’agit pas d’appliquer la critique au Coran, de lui ajouter ou de lui retrancher quoi que ce soit, mais à la décision prise par un groupe de compagnons du Prophète, la « commission Zayd », de remplacer l’ordre dans lequel il est venu par un ordre qui l’a mis à l’envers, chamboulant du coup sa perspective, son architecture, et rendant difficile la compréhension de la signification de ses versets sans recourir à la science de « asbab an-nouzoul » (les causes de la Révélation). Enfin, la question comporte plusieurs compartiments et on ne peut donc y répondre qu’en répondant à toutes : Qui est habilité à réformer ? Comment réformer ? Quoi réformer ?
De toute évidence, ce ne sont pas les ulémas qui réformeront l’islam car leur formation, leur formatage, leur culture et leurs intérêts personnels sont liés au modèle classique. Ils l’ont mis sous coupe réglée et se sont arrogé le droit corporatiste de l’interpréter, ce qu’ils ne font d’ailleurs pas, se contentant de diffuser sans nuances le savoir du salaf (les Anciens).
Ils connaissent peut-être les Textes et le passé, mais ils n’entendent rien au présent, à l’imbrication des destins humains et aux mutations survenues et en cours. S’ils savent pertinemment que le « riba » est interdit, ils ignorent superbement les théories monétaristes et le phénomène de l’inflation. Ils raisonnent comme s’ils vivaient au temps idéal et immuable de Médine.
A l’époque de la Nahda, entre la première moitié du XIXe siècle et la deuxième moitié du XXe, un grand nombre d’intellectuels arabo-musulmans (réformistes et modernistes) ont réfléchi et écrit sur le décalage des musulmans par rapport à l’Occident. Mais les penseurs de la Nahda ne pouvaient pas relever un défi dont ils n’avaient pas saisi la nature.
Ils estimaient qu’il fallait « revenir aux sources » alors que les musulmans y étaient immergés jusqu’à se noyer. Ils n’ont pas régressé parce qu’ils ont abandonné leur religion, ils ont persisté à être et à demeurer ce que leur dictaient dans leur pieuse guidance des hommes de religion. Ils n’avaient pas besoin d’un « supplément d’âme » (Bergson) mais d’une décharge électrique pour les réanimer et leur faire reprendre leur marche dans le monde moderne. On ne la leur donna pas, les laissant moisir dans la fausse dévotion et le sous-développement.
Remonter aux sources c’était tourner la tête de l’avant vers l’arrière, chercher derrière soi, farfouiller dans de vieux livres réceptacles d’un savoir obsolète, restaurer l’enseignement « originel », reconstituer un décor social et vestimentaire comme on fait dans les studios d’Hollywood quand on se prépare à tourner un film historique avec une foultitude de figurants.
Ils sont effectivement remontés qui aux « sources », qui au wahhabisme, qui à l’arabisme, qui au charlatanisme pour se retrouver tous, sans exception, en pleine guerre mondiale intra-islamique. Pour eux il n’était pas question de réformer l’islam, pensée sacrilège entre toutes, mais juste de voir comment « islamiser la modernité » avec les pétrodollars. L’erreur dans l’évaluation et l’aiguillage a conduit à un recul encore plus désolant. On n’a pas islamisé la modernité, on l’a enlaidie, clochardisée et barbarisée.
Force est de reconnaître que le Coran n’a pas islamisé les Arabes, ce sont eux qui ont arabisé le Coran en le pliant à leur mentalité, en le soumettant à leurs inclinations naturelles, en le revêtant de leurs défauts et de leurs complexes. Eux qui, avant l’islam, enterraient les filles vivantes sont revenus à cette pulsion même s’ils ne les enterrent plus sous de la terre mais sous des étoffes. Si ça ne tenait qu’à eux, ils auraient fait de l’islam une religion nationale comme ont fait les juifs avec le judaïsme.
Réformer (tajdid) l’islam c’est d’abord amener par des programmes éducatifs rénovés les musulmans à regarder leur religion avec un œil nouveau, non en vue de modifier son credo (les cinq piliers), mais pour réévaluer le sens de l’islam à la lumière des enseignements du passé, de l’expérience des autres religions, de l’impasse actuelle, du savoir moderne et des évolutions en incubation qui vont bouleverser dans les décennies à venir les bases de la pensée humaine et toutes les croyances religieuses.
Réformer l’islam c’est changer notre culture sociale, notre enseignement religieux et la formation des imams et des ulémas sur la base d’une nouvelle exégèse conçue à partir du rétablissement du Coran dans l’ordre originel. C’est une lourde tâche qui requiert une synergie inter-étatique, des décennies de coopération entre un grand nombre de pays et des élites très compétentes dans les savoirs ancien et moderne.
Prendre le chemin de la réforme, c’est se mettre ou se remettre en tête des idées toutes simples qu’on trouve d’ailleurs en filigrane dans le Coran et le Hadith, telles que : l’histoire humaine et religieuse n’a pas commencé avec l’islam ; le Coran est écrit en arabe mais il n’est pas destiné aux seuls Arabes ; l’islam n’est pas la propriété d’un pays, fut-il celui où se trouvent les lieux saints de l’islam, ni d’une classe sociale, les ulémas ; Dieu est antérieur à l’islam ; l’islam est antérieur au Coran (exemple de Brahim al-Khalil), de même que la plupart de ses rites (pèlerinage, jeûne, interdiction de l’usure, circoncision…) ; l’univers ne peut pas avoir été créé pour les seuls êtres humains ; le paradis ne peut pas être réservé exclusivement aux musulmans ; Dieu ne peut pas privilégier 15% de sa création (les musulmans) et condamner le reste à l’enfer, quoiqu’ils fassent ; l‘ordre dans lequel a été révélé le Coran a été changé par les hommes sans que le ciel ne leur tombe sur la tête ; le Coran confirme et continue les autres Livres sacrés nommément cités (Thora, Evangiles, Livre des Zoroastres) ou visés allusivement.
Rien qu’en intégrant ces idées basiques, ces lieux communs, énormément de conséquences pourraient en découler sur la pensée et le comportement du musulman moyen, celui qui pose problème justement. Les décideurs qui pourraient mettre un jour – si un tel jour devait venir – en marche les moteurs de la réforme ne sont pas les intellectuels, les penseurs, mais les Etats dans un cadre multilatéral comme celui de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) s’ils prenaient collectivement l’initiative d’inscrire à l’actif de cette organisation au chômage cette mission, ce plan de charge, cet ordre du jour.
Mais c’est aux intellectuels, aux penseurs de frayer la voie avec leurs idées et d’y pousser avec leur travail de sensibilisation de la société et des Etats. Les découvreurs de nouveaux horizons, les défricheurs de perspectives, les grands visionnaires en philosophie, en politique, en sciences et en inventions techniques, les créateurs artistiques à travers les âges sont la crème du genre humain. Combien de milliards d’heures d’ignorance pour quelques minutes de vérité dans l’histoire humaine ? Combien de millénaires d’obscurité pour un jour de lumière ou quelques décennies de découvertes décisives ? Combien de tentatives infructueuses pour quelques résultats qui ont sauvé in extremis l’espèce d’épidémies dévastatrices ?
Près de cent-vingt milliards d’êtres humains environ ont vécu sur la terre depuis les origines. Combien de millions d’individus anonymes pour un homme reconnu pour le bien fait à sa nation ou, mieux encore, à l’humanité ? 120 milliards de vies pour combien de destins dont se souvient la mémoire universelle ? Combien de millions d’hommes pour un seul savant (dans le domaine scientifique) ? Combien de médecins pour un Ibn Sina ou un Pasteur ? Combien de physiciens pour un Einstein ou un Lemaître (qui était un prêtre) ? Combien de penseurs de la Nahda pour un Kawakibi ? Combien de millions de moutons de Panurge pour un héros dans les grandes avancées politiques ? Combien de faux dévots et d’illuminés pour un réformateur authentique ?
« Le soir d’Algérie » du 1er décembre 2014