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L’ALGERIE DE 1926 A 1993 : LE POPULISME SPECIFIQUE

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Là où il est apparu le populisme a toujours été idéologie de la lie du peuple quand celle-ci, a la faveur d’accidents de l’Histoire (troubles révolutions ou guerre) a accédé au pouvoir. Le populisme ne peut prendreque dans les pays déstructurés οù n’existent pas declasses sociales compatibles et communiquant entre elles, unevie intellectuelle d’une certaine importance et un minimum de justice,ou alors dans ceux qui traversentdes périodes de graves remises encause, de ruptures dans les équilibres sociaux ou de brusque affaissement des valeurs sous les coupsde boutoir d’une nouvelle utopie.

S’il est dans les capacités du populisme de faire gagner une guerrede libération contre un occupant étranger ou d’orchestrer un soulèvement contre le pouvoir, il n’est pasdans ses moyens d’élever un édificesocial durable ou d’impulser un développement économique réel. Ilest dans sa nature de malaxer, decompacter, d’écrabouiller, d’improviser par exemple un peuplebraillard, mais il est contre sa nature de différencier, de stratifier, de hiérarchiser, d’ordonnancer parexemple une société silencieuse.

Si le combatpour l’indépendance, au lieud’être une guerre,une destruction del’ennemi, avait étéune constructioncomme les Pyramides d’Egypte, laMuraille de Chineou la fertilisationd’espaces désertiquescomme la Californie, c’est-à-dire une gigantesque opération collective requérantla mise en commun de nos bras, denos idées et de nos volontés, il n’estpas certain que nous l’aurions menéeavec autant de succès.

Alors qu’il se prévaut du bienfinal des hommesle populisme est,du début à la fin, la plus subtile négation de l’homme, le plus impitoyable adversaire de la valeur humaine. Préférant avoir affaire à lamasse, autrement dit à personne enparticulier, il relègue l’individuayant un nom, un prénom et desqualités dans l’informe, lui dénianttoute marque distinctive. Pour lui,le monde est à deux dimensions :un haut et un bas, un berger et untroupeau, un sommet et une base,un borgne et des aveugles, commeactuellement en Algérie où unnombre infinitésimal d’individusdécide du sort de tout un peuple.

Au regard du populisme le citoyen n’a de signification que dansle tas, le lot, le magma. Dès qu’ilentreprend d’en sortir, de revêtirdes caractères, de se signaler à l’attention, il est immédiatement traitéen suspect, en objecteur de conscience, en danger à réduire, commeon peut le constater en Algérie avecles partis politiques : ils sont récusés en tant que regroupements decitoyens conscients et engagés dansle sauvetage de leur pays pris enotage parle populisme, mais si leursmembres rejoignent les rangs de lahorde soumise et anonyme, ils redeviennent dignes de confiance etd’éloges. En revanche, c’est avec lesassociations non-politiques que lepopulisme trouve normal de fairede la politique.

Sous le règne du populisme, lesidéaux universels d’égalité etd’équité dégénèrent en égalitarismeappauvrisseur et corrupteur, en privilèges discrets pour le petitnombre, en dérogations et en « comités ad hoc » distribuant, à laconvenance de monsieur le premierPopuliste, rentes et prébendes. Nivelant par le bas, flattant les plusvils instincts, dressant les unscontre les autres afin que nul nesonge à retourner contre lui sesfrustrations ou son courroux, le populisme vit de « hasd », de jalousie, de ressentiment, de haine : haine declasse, de l’élite, des intellectuels, de la richesse, de la propreté, dusuccès, de la beauté… Tels sontquelques-uns des traits du populisme en général.

Mais le populisme algérien s’est voulu spécifique et à ce titre appelle desprécisions.A l’époque moderne, le populisme s’est réincarné sous l’aspectdu socialisme scientifique. C’estainsi que les Russes ont eu leurmarxisme-léninisme et les Algériens leur marxisme-khéchinisme.Chacun a donné sa couleur localeau populisme contemporain et en atiré ce qu’il a pu, mais l’issue a étéla même dans les deux pays : effondrement économique, risque deguerre civile, écroulement des institutions, appel à l’aide étrangère, instabilitéchronique… C’est qu’on ne sort du populisme qu’en morceaux comme enURSS, en Yougoslavie, en Somalie, en Algérie…

Le populismerusse ainsi que l’a démontré Berdiaev dans « Les sources et le sensdu communisme russe » a trouvé appui dans le nihilisme traditionneldu peuple russe, alors que le nôtre acoïncidé avec des canevas mentauxde tout temps hostiles aux différences sociales, préférant l’appauvrissement général à l’enrichissement de quelques-uns, réfractaires àtoute règle, norme ou autorité, leuropposant la liberté absolue de fairede bien comme le mal, et furieusement entêtés dans le refus de l’argument rationnel quand il n’est pasemballé dans l’émotivité.

Le Khéchinisme est ce courantsouterrain de proverbes, d’habitudes et d’attitudes négatives qui irrigue notre inconscient collectif depuis des millénaires, nousabreuvant d’idées fausses, périméeset contraires à l’intérêt commun etentachant notrecomportementd’asocialité.Lerésultat à longterme en a étéles êtres hydrides,les composés d’influences diverses,les mélangesd’idéaux antagonistes que noussommesaujourd’hui.

Le populisme spécifique algérien n’a fait qu’installer dans lelit préparé de longue date le khéchinisme et réactiver les tares, les malformations et les instincts ataviquesqui nous ont empêchés tout au longde notre histoire de coopérer entrenous pour construire notre Etat,notre culture, notre société, notreéconomie.Incarné et conduit par deshommes illettrés, mal lettrés ouborgnes, le populisme s’est emparédu prisme déformant qu’il a trouvéjuché sur nos nez et lui a ajouté samyopie, son strabisme, ses illusions d’optique. Le professeur Laborit explique que « Le cerveau se structureen fonction de ce que les organes des sens lui ont donné l’habitude depercevoir, et ne voit que ce qu’il aappris à voir ». C’est tout dire.

Déglingués par les occupationssuccessives, une colonisation chassant une autre, désunis depuis toujours, éparpillés à travers nos immensités ou agrippés aux flancs denos montagnes où nous noussommes exilés pour fuir l’étranger,nous n’avons pas eu la latitude suffisante pour consolider nos valeursintrinsèques, systématiser nos aptitudes, optimiser le rendement denos moyens, tirer de notre générosité ancestrale un « art de vivre sa viede nation ».

Toutes nos bonnes dispositionssont restées à l’état d’élans, de virtualités, d’énergie non utilisée au service d’une fin collective. Dansl’état de non-activation ou ellesétaient, elles ne pouvaient pas nouspermettre de monter à l’étage supérieur de notre destin, d’accéder autaylorisme, de devenir une sociétéindustrielle. N’ayant pas pu mettrele pied dans le public, noussommes demeurés dans le particulier,ne nous étant pas pourvus dusens collectif, nous sommes restesindifférents à la conscience nationale, et l’individu algérien à persisté à travailler à son insu contre legroupe algérien.

De Jugurtha àBouamama,enpassantpar »l’homme à l’âne » etBoubaghla,nos héros ont étédes héros libérateurs.Nousn’avons pas eu dehéros civilisateurs. Trop fréquemment aucentre d’échauffourées, de batailles, de révoltes et de querelles intestines,nous n’avons pas trouvé le temps denous consacrer aux réalisations pacifiques, aux oeuvres d’art et depensée immortelles. Saint Cyprien,Optat de Milev, Tertullien, Fronton de Cirta, Terentius le Maure, Porphyrien, Arnobe, et tant d’autres,ont beau être chez nous et de nous,ils ont servi la gloire de l’Eglise etle renom de la culture Latine… Ilsne pouvaient travailler pour riend’autre au demeurant, et ils ontpour cela droit à notre respect éternel.

Tenus loin des courants de pensée et des débats qui ont provoquéles grandes avancées intellectuelles, scientifiques et technologiques, maintenus à l’écart des crueset des orages de la réflexion politique qui ont doté les autres peuplesde lois et d’institutions permanentes, nous sommes demeurésdes tribus, des « arouch », des zaouaïasfaites de valeureuses individualitéscapables de courage et de sacrifice,maisincapablesde comptabilitéet de syntonie.

C’est au pointque nous sommesl’unique peuple aumonde dont on entend les membresavouer d’unairmalicieux qu’ilssont des « hcichatalba maicha »,comme s’ils enviaient le sort dela plante et aspiraient à devenirdes êtres chlorophylliens, oubliantdans leur hâte deresquillerquemême les végétaux remplissentleur office dans la création en transformant industriellement l’énergiesolaire qu’ils reçoivent en oxygène, et tiennent une place essentielledans la chaîne alimentaire sans la-quelle il n’y aurait plus de vie sur laterre.

C’est peut-être notre façon declamer notre besoin d’être pris encharge, de nous en remettre à la nature, à Dieu ou à l’Etat pour nousnourrir et nous protéger. C’est dusocialisme et de l’Etat-providence que nous attendions hier lesmiracles terrestres. Déçus aprèsune longue attente, les Algérienstournèrent leurs yeux vers le ciel où leur crédulité leur fit voir le nomd’Allah au-dessus d’un stade où ilss’étaient regroupés certain jour, etils se mirent alors à penser que lesmiracles célestes allaient se produire devant eux. Ils conspuèrentles zaïms et applaudirent lescheikhs.

Influençable, sensible au merveilleux, émotif, encore dans l’enfance de la raison, l’Algérien chlorophyllien se déguisa en homo-religiosus dans l’espoir de faired’une pierre deux coups : resquillerici-bas et dans l’au-delà.

Telles sontles premières conséquences de 70ans de populisme ignare (1926-1993) : de jeunes gens capables debrûler vifs des femmes, des enfantset des vieillards, des citoyens detous âges vendant des chèvres, carburant et électricité aux frontières,un Etat transformé en état-major decombat du terrorisme, un pays livréau bon vouloir d’un seul homme (Bélaïd Abdesslam, alors Premier ministre),une économie complètementparalysée, une jeunesse à la recherchede moyens pour partir…

Voilà à quoi nous a mené « l’espritmilitant » prêché dans les cafés-maures dans les années 30 et 40 et appliqué comme politique depuis l’Indépendance. Cette parfaite antithèse de l’esprit cartésien se nourritd’idéaux frelatés, de souvenirs imprécis, de références incontrôlables, d’approximations et dehaine… « L’esprit militant » croit en la direction « collégiale » parce qu’il a en horreur l’affirmation individuelle, la supériorité morale et intellectuelle, lemérite personnel et la compétence.Il préfère l’obscurité, le nivellement, la quantité à la qualité, le raisonnement logistique au raisonnement logique, le « Haut Comité d’Etat »coopté au chef d’Etat élu…

Parce qu’il y a un demi-sièclel’élite était représentée par des bachaghas, des caïds et des « assimilés » dans lesquels le peuple ne sereconnaissait pas, le populisme décida de proscrire à jamais toute notion d’élite fut-elle au sens intellectuel et moral, et jeta un discrédit éternel sur ceux qui pensent, quiécrivent, qui parlent… Mais, commeil faut toujours offrir quelque choseen exemple, le populisme mit enavant le meilleurde lui-même, c’est-à-dire la lie,l’ignorance, lamuflerie, les voleurs, les aventuriers sans foi niloi… Il détruisitles quelques richesses licitesqui s’étaientconstituées au fildes siècles et lesremplaçaparl’enrichissementillicite et sanscause ouvert àses seuls fléaux.

Paul Valéry aPaul Valéry aeu cette magnifique intuition :« Dans une sociétéd’égaux, l’individu agit contre l’égalité. Dans une société d’inégaux, leplus grand nombre travaille contrel’inégalité« . Mais ce genre de perception est complètement étrangerà l’âme populiste.

Conscients descatastrophes accumulées au-dessusde leurs têtes par le populisme, lesAlgériens actuels réclament d’êtrediscriminés, différenciés, jugés surla base du mérite, de l’effort, de lacompétence. Ayant chaque soir la possibilité télévisée de rentrer chezles autres nations et de se rendrecompte de ce que sont les sociétés assises, harmonisées, stabilisées, ilsrevendiquent d’être régis par descritères objectifs, rationnels, scientifiques, et aspirent à l’instaurationd’une échelle de valeurs qui placel’élite et l’intelligence au sommet.

Le magma a explosé, le glacier s’est brisé, l’informe a craqué, les Algériens exigent de la considération pour leur individualité. Ils refusent d’être une « population à nourrir », un troupeau, une « base ». On a beau vouloir les ramener en arrière, ils se débattent, se déportent vers l’avant, fuyant le sort maudit, le costume avilissant, les serres monstrueuses de « l’esprit militant »,de la direction collégiale, du populisme, qui les tiennent depuis trente ans en otage au motif qu’ils ont eu une part dans la libération du pays.

 Liberté 25 avril 1993

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