Depuis que je possède une page Facebook, je n’ai pas connu d’expérience semblable à celle que j’ai vécue dans la nuit de jeudi à vendredi derniers après avoir posté sur mon mur un mot de quelques lignes où j’avais écrit : « Aït Ahmed aura été original même dans sa mort. Opposant intraitable au « système » de son vivant, il est parti en lui infligeant un dernier camouflet : être l’unique « historique » à avoir refusé d’être enterré au cimetière officiel d’al-Alia pour s’en démarquer jusqu’à la fin des temps. Cohérent avec lui-même, seigneurial et humble à la fois, il a préféré à cet « honneur » douteux, car souillé par le crime (assassinat de Abane, Krim, Khider, etc) et l’imposture (faux moudjahidin qui y reposent), le voisinage pur des gens du peuple de Aïn al-Hammam. Dors en paix brave homme ! »
Tout de suite les chiffres liés à la fréquentation de ma page se sont envolés et les compteurs affolés : les « j’aime », « partager » et « commenter » se sont multipliés à une vitesse jamais enregistrée. Ebranlé par ce débordement d’émotion témoignant de l’aura populaire dont bénéficie « Da Lho », Allah irahmou, je me suis mis à lire les commentaires et à répondre à quelques-uns d’entre eux. C’est alors que je ressentis le besoin d’ajouter quelque chose à mon mot pour l’éclairer, ce qui donna ceci :
(Début de citation) : « J’ai écrit il y a un moment à l’intention des amis de la page un petit texte que m’a spontanément inspiré le dernier grand acte politique de Mr Hocine Aït Ahmed dont il est difficile de parler au passé si peu de temps après qu’il eut quitté les petites histoires algéro-algériennes pour rejoindre la grande Histoire où règne le silence définitif, et où les polémiques ne servent plus à rien.
Je n’ai pas vu dans son souhait d’être mis en terre au milieu des humbles de sa terre natale une concession aux traditions maraboutiques comme l’a pensé ici quelqu’un dans un post, ni un geste de dédain envers les martyrs qui gisent à Dar al-Alia, comme voudront bientôt le lui reprocher d’aucuns à lui ou à ses proches.
J’y ai vu personnellement et sans engager quiconque un choix cornélien tranché depuis longtemps en son âme et conscience, dans la douleur et le déchirement, entre le compagnonnage des martyrs tombés sous les balles ennemies pour la grande cause qui les a unis de leur vivant ou ignoblement assassinés par leurs frères d’armes, et la compagnie de ceux qui ont ordonné leur assassinat pour de misérables considérations de pouvoir qui ne leur ont été d’aucune utilité en fin de compte.
Oui, la vie est malheureusement faite pour la guerre et, selon le mot d’Homère, « la guerre est l’affaire des hommes » mais, nous rassure la Bible, « il y a un temps pour la guerre et un temps pour la paix ».
Kant est l’auteur de l’expression « la paix des cimetières » par laquelle il visait la paix perpétuelle, la paix éternelle. Qu’elle règne donc aussi bien à Aïn al-Hammam qu’à al-Alia ou n’importe quel autre cimetière de notre vaste terre d’Algérie, sans égard pour son statut officiel ou officieux. La paix de Dieu les recouvre tous car ils sont les antichambres du tribunal divin et de la demeure éternelle où nous finirons tous soit au chaud, soit dans la fraîcheur.
Voici les beaux passages que nous propose « l’Ecclésiaste » (la Bible du semeur, équivalent en islam du livre de Solayman) :
« Il y a un temps pour tout et un moment pour toute chose sous le soleil.
II y a un temps pour naître et un temps pour mourir, un temps pour planter et un temps pour arracher le plant,
Un temps pour tuer et un temps pour soigner les blessures, un temps pour démolir et un temps pour construire.
Il y a aussi un temps pour pleurer et un temps pour rire, un temps pour se lamenter et un temps pour danser,
un temps pour jeter des pierres et un temps pour en ramasser, un temps pour embrasser et un temps pour s’en abstenir.
Il y a un temps pour chercher et un temps pour perdre, un temps pour conserver et un temps pour jeter,
un temps pour déchirer et un temps pour recoudre, un temps pour garder le silence et un temps pour parler,
un temps pour aimer et un temps pour haïr, un temps pour la guerre et un temps pour la paix » (fin de citation).
S’ensuivit une autre vague de réactions saluant la mémoire du défunt et ses dernières volontés et engendrant en moi un nouveau besoin de clarification. Dans la foulée, quelques-unes ont complété mon information sur les grandes figures de la Révolution non enterrées au cimetière d’al-Alia : Khider, Mohand Oulhaj, Benkhedda, Mehri et certainement d’autres.
Était-il dans mes vues de déclencher une guerre des cimetières en opposant l’un aux autres ? De cliver les héros de la Révolution en vrais et faux martyrs, en victimes et en bourreaux ? De prendre prétexte des problèmes actuels pour raviver les conflits du passé et cristalliser de nouvelles haines ?
Un ami de la page a résumé mon intention dans un commentaire que je lui emprunte : « Je m’étonne que de son vivant on ne lui a jamais consacré une heure de mérite, et que mort on lui consacre huit jours de deuil ».
Oui, le “système” a sa conception de la reconnaissance du mérite et des hommages, une conception à base de ruses réelles et de bigoterie feinte, car il ne croit en rien qui transcende ses mesquineries et ses intérêts. Il lamine les hommes de valeur de leur vivant et ne s’incline devant eux dans un moment de faux recueillement que lorsqu’il les sait définitivement morts.
Tout le monde connaît le proverbe relatif à la datte salutaire dont on prive quelqu’un de son vivant et qu’on lui sert à profusion lorsqu’il n’est plus, il fait partie de nos « valeurs et constantes nationales ».
Il ne sert à rien de frapper un mort, le critiquer ou lui monter un « dossier », il suffit qu’il se taise et s’en aille à jamais. Tout ce qu’on fait semblant de faire alors pour honorer sa mémoire ne l’est que pour célébrer son départ. C’est un « Ouf ! » discret caché derrière le deuil décrété, un « Bon débarras ! » de soulagement dissimulé derrière les haies d’honneur et la levée des couleurs.
Qui est encore dupe de cette incessante comédie qui dure depuis 1962 ?
Nos dirigeants nous y ont habitués depuis l’indépendance : de leur vivant ils se haïssent ; à la mort de l’un ou de l’autre ils font semblant d’être contrits, inconsolables, se dépensant en éloges intarissables sur leurs ennemis ou victimes d’hier rentrés le plus souvent d’exil dans un cercueil.
Les jeunes générations regardent tout cela en se demandant pourquoi ceux qui leur sont présentés comme étant des “historiques”, des “pères fondateurs”, des “héros”, ce qu’il y a de meilleur dans le pays, ne sont pas ceux qu’ils ont connus à la tête des institutions du pays.
A leur place, ce sont des personnages sans passé, sans aura, sans niveau intellectuel, sans compétence, sans morale, sans rien d’autre que la force et l’ignorance, qui ont la plupart du temps trôné aux hautes fonctions de l’Etat, utilisant le pouvoir usurpé et la fraude à faire essentiellement du mal car ils ne savent ni n’aiment faire le bien. Le mal n’est pas le contraire du bien, c’est l’incapacité de faire le bien.
Que peut être le sort d’un pays dirigé par sa lie au lieu de son élite ? Exactement celui que nous subissons depuis l’indépendance sous le nom de « système » : une lente déchéance nationale, politique, économique, civique, morale, culturelle et historique masquée par l’argent du pétrole. La lie actuelle héritera de plus lie qu’elle.
Le problème de l’Algérie avant même d’accéder à son indépendance était dans son pouvoir. Celui-ci n’a jamais été choisi, il a été imposé par ceux qui détenaient la force. Ni il a été légitime, ni il a été compétent. La force a tenu lieu de légitimité et la ruse a pris la place de la compétence.
Comment rendre le pouvoir légitime et compétent ? Comment rétablir la confiance entre le peuple et l’Etat ? Que devons-nous faire pour y arriver faute de quoi nous avons énormément de chances de finir nos jours comme les Syriens, les Irakiens, les Yéménites, les Afghans ou les Somaliens ?
Seul le peuple peut imposer la solution mais il n’en a ni conscience, ni la culture, ni la volonté ni les moyens.
Il a eu un certain engouement pour l’activité politique et le militantisme entre 1989 et 1992 puis ce fut la débandade, la dérive dans la violence, la falsification du jeu politique, l’usage systématique de la fraude pour créer une scène politique fantasmagorique, artificielle, irréelle,
Les cadres organisationnels qui s’offrent à lui aujourd’hui ne l’intéressent pas, il n’y croit pas. Il ne veut pas mourir pour les « autres », l’opposition, la Constitution, la démocratie ou les libertés.
Pour Dieu, la « charia » ou l’Etat islamique peut-être. Ils sont encore quelques millions à en rêver en secret.
Les passagers du paquebot présumé insubmersible, le fameux « Titanic », évoluaient dans une parfaite ambiance de sérénité avant de se retrouver de nuit et en moins de trois heures dans les eaux glacées de l’Atlantique où les deux-tiers d’entre eux laissèrent rapidement la vie.
Supposons que le commandant de bord et l’équipage avaient été prévenus à l’avance du risque de collision qui allait entraîner le naufrage : auraient-ils continué leur trajectoire, ignorant le danger et cachant la vérité aux passagers, ou auraient-ils changé immédiatement de cap pour s’éloigner du danger et mis en branle les moyens de secours pour le cas où ?
L’Algérie est dans le cas du « Titanic », à la différence qu’elle s’approche dangereusement de la zone de péril dans un tintamarre d’alertes et de sirènes que l’équipage préfère ignorer pour ne pas avoir à déranger le commandant de bord enfermé dans sa cabine. Le pays s’achemine obstinément vers l’impasse, une impasse économique et politique qui mettra à rude épreuve la cohésion de la nation, la sécurité de l’Etat, l’intégrité du territoire et l’avenir du pays.
(« Le Soir d’Algérie » du 27 décembre 2015)