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LA VIE DE MALEK BENNABI (19)‎

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Les deux livres publiés par Bennabi (« Le phénomène coranique : essai d’une théorie sur le ‎Coran », 1947, et « Lebbeïk », un roman spirituel, 1948) lui ont rapporté une grande ‎notoriété et quelques revenus. Il se place précepteur dans une riche famille algéroise. Sa ‎femme le rejoint. Une jeune française, qu’il pense être un « agent », Mlle Sugier, lui ‎demande la permission de porter au théâtre « Lebbeik ». Un troisième livre est en chantier. ‎Il en a ébauché les grandes lignes avant son arrestation du 27 avril 1947 à Annaba. ‎

Maintenant qu’il s’est quelque peu stabilisé et que le besoin d’argent est devenu moins ‎poignant, il peut se remettre à l’ouvrage dans la maison de la famille qui l’héberge à Alger ‎en contrepartie des cours qu’il donne à leur enfant. Khaldi qui suit la rédaction du livre en ‎censure les passages où il lui semble que Bennabi se laisse aller à la rancœur ou à la ‎polémique. C’est lui qui en signera la préface, un texte d’une grande beauté. ‎

En mai 1948, il est à Paris et rend visite à Massignon à son bureau, puis une seconde fois au ‎Collège de France. Ce dernier a 62 ans, Bennabi 43. Massignon lui annonce qu’il veut créer ‎une « mahkama » (tribunal musulman) à Paris et ajoute : « Quand cette mahkama donnera ‎en quelque sorte droit de cité aux musulmans en France, ceux-ci admettront sans doute le ‎droit de cité des Français en Algérie ». Bennabi note dans ses Mémoires inédits : « La ‎disproportion entre une « mahkama » et une colonisation ne paraissait pas choquer mon ‎interlocuteur ». ‎

Au Luat-Clairet, il apporte les dernières touches aux « Conditions de la renaissance ». En ‎juin, il inaugure une collaboration bénévole à « La République algérienne » qui durera, avec ‎quelques interruptions, jusqu’en 1955. Le premier article qu’il signe est un plaidoyer pour ‎l’entrée de la langue arabe dans l’Assemblée algérienne. Il y cite Massignon qu’il qualifie ‎d’ « éminent occidentaliste ». L’allusion est à la limite de la perfidie, sachant que l’intéressé ‎aime à se présenter comme un « islamisant ».‎

Il se rend à Tunis où il est invité à donner une conférence sur le thème de la renaissance. ‎Pour lui, ce thème n’est pas seulement culturel, mais politique, puisque les deux conditions ‎fondamentales qu’il y met sont la fin de la colonisabilité et la fin du colonialisme. Quelque ‎temps après, il anime une conférence sur l’« Anthologie du chiffre arabe» quand on ‎souhaitait qu’il intervienne sur « l’Entente France-Islam ».‎

En décembre, le PPA-MTLD réunit son Comité central dans la ferme d’un des dirigeants de ‎l’OS à Aïn Defla (Ouest algérien). Messali préside les travaux et explique à la direction de ‎son parti la théorie des « trois phases » pour parvenir à l’indépendance : propagande, ‎organisation, insurrection. Celui qui a chauffé à blanc les esprits autour du thème de ‎l’indépendance depuis une vingtaine d’années est maintenant pressé par ses cadres, et ‎surtout les dirigeants de l’OS, de passer à l’action. Mais ni lui ni le Comité central n’en est ‎convaincu : il faut attendre.‎

Le Comité central prend par contre une importante décision : l’élection d’un secrétaire ‎général par le Comité central sur proposition de Messali. Le poste qui n’existait pas ‎auparavant dans la structure du parti échoit à Hocine Lahouel. Un problème est abordé au ‎cours de cette session qui dure plus d’une semaine : l’apparition au sein du parti d’une ‎tendance sécessionniste à l’instigation de quelques hauts dirigeants du parti. C’est la « crise ‎berbériste » qui va éclater quelques mois plus tard et absorber l’énergie du parti pendant ‎près de deux ans. Soupçonné d’être l’âme du complot, Aït Ahmed est écarté du bureau ‎politique, du comité central et de l’OS et envoyé au Caire où l’a précédé Mohamed Khider, ‎recherché par la police. ‎

En février 1949, Bennabi publie un article intitulé « A la conscience chrétienne » (1) où il ‎traite de l’immense fossé qui sépare les deux communautés dans un style parabolique, et ‎cite en appui à l’humanisme qu’il voudrait voir s’instaurer entre elles le verset coranique où ‎il est dit : « Les hommes les plus prompts à vous aimer, vous les trouverez parmi ceux qui ‎disent : « En vérité nous sommes chrétiens » (5-82). Il n’hésite pas à citer son cas et celui de ‎sa famille comme exemples des dégâts causés par l’antagonisme opposant la société ‎coloniale et la société colonisée : « Au fond du fossé qu’ils creusent, je vois dix-sept années ‎de ma propre vie. Les droits attachés à mes besoins élémentaires, mes affections ; toutes les ‎humbles joies, les légitimes ambitions d’une famille sont ensevelies… » ‎

Incontestablement, ses idées politiques sont en faveur d’une solution au problème colonial ‎qui prendrait en compte les intérêts des deux communautés, proche en cela des vues de ‎Ferhat Abbas, des Oulamas et du Parti communiste algérien. Nous le verrons même appuyer ‎un éditorial de Ferhat Abbas allant dans ce sens (2). Entre le « oui » des uns et le « non » des ‎autres, il pense que « la vie algérienne n’a déjà que trop le caractère d’un conflit entre deux ‎solitudes » (3). ‎

Il reprend à son compte l’idée de Ferhat Abbas d’une « communauté algérienne » et la ‎souhaite ardemment : « Il est impensable qu’un ordre viable puisse s’établir avec telle ‎exclusive ou telle autre si l’on pose par exemple le problème d’un point de vue strictement ‎européen ou d’un point de vue musulman. » ‎

A cette époque, le gros des Algériens pensait que la fin du colonialisme n’était pas ‎forcément liée au départ massif des Européens. Et quand la Révolution éclatera, autant les ‎documents officiels que les déclarations publiques de ses représentants rappelleront ‎constamment que les droits des Français de souche, y compris les Juifs, seront garantis dans ‎un Etat algérien souverain. Les partisans de la politique coloniale refuseront ces ouvertures ‎et les combattront jusqu’au dernier jour de la présence française en Algérie. Ils sont les ‎grands responsables de la tragédie qui s’en est suivie. ‎

S’il était un adversaire acharné de la « mission civilisatrice du colonialisme», Bennabi ‎croyait en une possibilité d’entente entre les deux populations et aux promesses d’un ‎dialogue sincère entre les deux religions. Il comptait pour cela sur l’influence des ‎intellectuels et des hommes de religion français. Naïveté ? Non, c’est lui tout simplement : ‎suivre les mouvements du cœur, être attentif à la voix de la conscience, croire à l’aiguillon ‎moral, accorder foi à la sincérité des autres, tendre la main, telle a toujours été son ‎inclination naturelle. ‎

Admirateur de Gandhi, il voulait suivre son exemple : miser sur la morale pour « ouvrir une ‎conscience à une autre », et écrit dans «Les conditions de la renaissance » (1949) à son sujet ‎‎: « Il a réussi à sauver tous les intérêts en rehaussant en même temps le drame humain où ‎l’Hindou et l’Anglais, ayant pris leurs rôles en ennemis, les finissent en amis. Vue ‎singulièrement coranique chez ce prophète de Brahma ». ‎

Si Ferhat Abbas a choisi la lutte politique, Bennabi a choisi de s’engager dans un combat plus ‎général, celui de la « lutte idéologique », arrière-scène où se tiennent les vrais animateurs ‎de la lutte politique, les tireurs de ficelles, les marionnettistes. ‎

Alors qu’il est de nouveau dans une situation morale et matérielle désespérée en ce début ‎de l’année 1949, le sénateur Sisbane et les députés Ourabah et Benali Chérif écrivent à ‎Bennabi pour lui demander de prendre part à la réunion fondatrice du « Parti de l’Unité ‎Algérienne » (4). Un émissaire vient le voir : « Tu auras deux ou trois millions dans la main, ‎une voiture, quatre dactylos et un bureau pour diriger seulement un journal ». Il refuse. Son ‎père malade est au lit, ses sœurs et leur dizaine d’enfants sombrent dans la misère. De ‎passage à Alger, il donne une conférence de deux heures sur « L’homme, le sol et le temps » ‎au siège de l’ « Association des étudiants musulmans ». ‎

‎« DISCOURS SUR LES CONDITIONS DE LA RENAISSANCE ALGERIENNE » ‎

Ce troisième livre de Bennabi sort en librairie fin février 1949. Il l’a achevé en pensant ‎qu’avant de mourir (l’idée devient obsessionnelle) il fallait « laisser à (mes) frères Algériens ‎une technique de renaissance ». Et c’est certainement pour exprimer ce sentiment qu’il a ‎choisi de mettre en épigraphe cette touchante et si peu machiavélique pensée de ‎Machiavel : « Le devoir d’un honnête homme est d’enseigner aux autres le bien que les ‎iniquités du temps et la malignité des circonstances l’ont empêché d’accomplir, dans l’espoir ‎que d’autres, plus capables et placés dans des circonstances plus favorables, seront assez ‎heureux pour le faire » (5).‎

Le livre est préfacé par le Dr. Khaldi qui commence son texte ainsi : « Pour présenter cette ‎étude, je suis particulièrement tenté par une biographie, la plus tourmentée et la plus ‎émouvante que je connaisse en Algérie. Mais il me faut y renoncer, l’auteur m’interdit ‎formellement d’y faire même allusion ». ‎

Personne n’a mieux connu Bennabi que Khaldi. Personne, à l’exception de Salah Ben Saï et ‎de Omar Kamel Meskawi, ne lui aura été aussi fidèle. Quoique les deux hommes soient très ‎différents de caractère, ce qui s’est traduit tout au long de leur compagnonnage de 1934 à ‎‎1972 par de multiples brouilles, ils sont restés solidaires dans les convictions et les positions ‎qu’ils ont ensemble défendues tout au long de leur existence. Khaldi était lui-même un ‎écrivain qui avait déjà publié, et un pamphlétaire redouté dont les premiers articles avaient ‎paru dans « Egalité ». Dans la préface au livre de son ami et maître à penser, il livre le ‎meilleur portrait qui pouvait être donné de Bennabi. ‎

En voici un extrait : « Bennabi n’est pas un écrivain professionnel, un travailleur de cabinet ‎penché sur des choses inertes, du papier et des mots, mais un homme qui a senti dans sa ‎propre vie le sens de l’humain avec sa double signification morale et sociale… Il n’est pas un ‎intellectuel épris d’abstractions, ni un esthète grisé par les belles formes. Ce qui l’attire, ce ‎qui le fascine, c’est le frisson humain, la douleur, la faim, les haillons, l’ignorance. Est-il ‎davantage le doctrinaire qui raisonne a priori en face de ce problème ? Il l’a d’abord vécu ‎totalement. D’autres en ont fait leur tremplin électoral, exaltant la misère jusqu’à ‎l’hébétement propice à toutes les mystifications, à toutes les exploitations… Mais, pour ‎Bennabi, l’expérience personnelle signifie autre chose : une raison de méditer sur les ‎remèdes. C’est à partir de cette méditation que le drame devient pour lui un problème ‎technique… » ‎

A travers ces lignes, on perçoit à quel point Khaldi a saisi l’intention profonde de l’auteur et ‎mesuré la portée de l’œuvre naissante : « Il ne s’agit pas ici d’un travail uniquement utile à ‎l’Algérie car cette étude déborde singulièrement la spécificité algérienne pour embrasser ‎l’aire de tout le monde musulman où le problème humain se pose avec les mêmes données ‎fondamentales… Nous espérons que cette étude serve à éclairer la marche présente du ‎monde musulman qui doit accorder le réveil de sa conscience au diapason d’une conscience ‎universelle qui cherche douloureusement sa plénitude dans la voie de la paix et de la ‎démocratie. Nous voudrions aussi que les grandes puissances accueillent ce réveil, non ‎comme un péril islamique, mais comme la renaissance de centaines de millions d’hommes ‎qui viennent à leur tour apporter leur contribution à l’effort moral et intellectuel de ‎l’humanité ». ‎

Le livre, dédié au Dr. Saâdane et à Madame Pia (6) sort dans un contexte de mobilisation ‎internationale des pays musulmans et de l’islam contre le communisme. On est au début de ‎la guerre froide. Sollicité tacitement pour jouer un rôle dans cette stratégie, Bennabi a ‎constamment refusé. Jamais il n’attaquera dans ses œuvres le bloc soviétique ou le ‎communisme dans lesquels il voyait au contraire des alliés objectifs. Comme Nehru, il pense ‎que « si le communisme est mauvais, le colonialisme est infiniment pire ». ‎

Aussi va-t-il être présenté par ses contempteurs comme un suppôt du communisme. Kateb ‎Yacine (1928-1989) rédige un article dans le journal français « Combat » dans lequel il s’en ‎prend au livre. En fait, tous les organes de presse du mouvement national s’acharnent sur ‎lui : « Liberté » du Parti communiste algérien, « La République algérienne » de ‎l’UDMA, « Al-Bassaïr » (7) des Oulamas, « Le Jeune musulman » de l’Association des ‎étudiants musulmans algériens, « Alger-Républicain »… ‎

Il ne réagit à aucune de ces attaques mais consigne dans ses Mémoires inédits : « Le ‎‎« psychological-service » remportait une victoire contre la première étude scientifique du ‎‎« coefficient colonisateur », et de la grave maladie sociale que je dus nommer « la ‎colonisabilité » en indiquant les moyens immédiats pour la guérir alors que le colonialisme ‎était heureux, au fond, que les mouvements nationaux cherchaient ces moyens dans la ‎lune. » Il ne leur répondra, en les désignant nommément (Association des Oulamas, Parti ‎communiste algérien, intellectuels algériens) que dix ans plus tard dans son livre « La lutte ‎idéologique dans les pays colonisés » (8). ‎

La cause de cette levée de boucliers ? Les critiques au vitriol qu’il a élevées contre les uns et ‎les autres et dont nous avons déjà eu un avant-goût, ainsi que l’apparition d’un concept qu’il ‎venait de forger, la colonisabilité. Ceux qui se sont reconnus dans ses descriptions fulminent. ‎Dans « La République algérienne » du 25 mars 1949 une analyse signée Juba III, pseudonyme ‎derrière lequel se cache selon Bennabi une Française (s’agirait-il de Mlle Sugier ?) est ‎publiée. ‎

Elle est critique mais ne peut nier la qualité du travail : « Ces vues qui demeurent justes dans ‎leur hardiesse et leur nouveauté révèlent une forte personnalité, mieux, un tempérament de ‎penseur et d’écrivain. Personnalité si forte, si originale, qu’elle évoque parfois Auguste ‎Comte… Nous sommes constamment soumis au régime épuisant de la douche écossaise… Il ‎ne s’agit pas cette fois d’un utopiste, mais d’un esprit positif, d’un technicien. S’il ne voit pas ‎toujours juste, il sait voir grand ! ». ‎

Pour sa part, Mohamed-Chérif Sahli (1906-1989) parle dans un article passablement hostile ‎d’une « notion fausse dans son principe et dangereuse dans ses conséquences » (9).‎

Dans « Vocation de l’islam II », Bennabi laissera libre cours à sa colère : « Je suis né dans un ‎pays et à une époque où l’on comprend à demi ce qui se dit clairement, et rien du tout à ce ‎qui se dit à demi-mot… J’ai écrit pour mes frères les colonisables colonisés d’Algérie, mais ‎mes frères n’ont compris qu’à demi ma pensée parce que pour la rendre efficace, j’ai dû en ‎faire une sorte d’imprécation permanente contre leur colonisabilité. Ils auraient tant ‎souhaité, les malheureux, me voir insulter « héroïquement » le colonialisme ! ‎Malheureusement, les colonialistes m’ont compris à demi-mot. Ils m’ont fait le sort que ‎mérite, à leurs yeux, celui qui n’insulte pas le colonialisme mais le tue… dans l’œuf, l’étouffe ‎dans ses racines mêmes qui plongent dans la colonisabilité. En commençant ma carrière il y ‎a vingt ans, je ne comptais pas certes que l’administration me prêterait son aide pour que je ‎la combatte. Mais je ne comptais pas davantage que ceux-là mêmes parmi mes frères qui ‎font, publiquement, profession de la combattre, me refuseraient toute aide et me ‎combattraient, au contraire, avec les armes même de l’administration. Celle-ci, en effet, n’a ‎qu’un geste à faire. Aussitôt la condamnation de ma pensée, de mon effort, de mon œuvre ‎est signée, proclamée, exécutée par cent « patriotes », cent « alem » cent « sauveurs » du ‎pays… » ‎

Le livre n’avait qu’un public réduit, celui des lettrés, mais c’est justement celui-là qu’il ‎soumet à une rude critique avec des propos tout à fait sacrilèges pour l’époque. Il s’en prend ‎directement et nommément aux « Elus », aux Oulamas, au discours populiste du PPA-MTLD, ‎aux étudiants « progressistes »… Bennabi s’est ainsi mis tout le monde à dos. L’affrontement ‎entre lui et le mouvement national, entrecoupé de périodes de rapprochement lorsque le ‎colonialisme sévissait durement ou à l’occasion d’actions de résistance communes, n’allait ‎plus cesser jusqu’au déclenchement de la Révolution et même au-delà comme on le verra. ‎

L’essai est d’une haute facture littéraire et comporte des pages écrites sous l’influence ‎manifeste de Nietzsche. Le titre peut aussi faire songer au livre de Fichte, « Discours à la ‎nation allemande », écrit à une époque (1807) où l’Allemagne n’était pas encore unifiée et ‎dans lequel le « philosophus teutonicus » exhortait ses compatriotes à réaliser leur vocation ‎ici-bas en s’attachant à donner à leur existence une signification cosmique. Fichte accorde ‎une haute importance au facteur religieux et pense que c’est la religion qui assure l’unité ‎subjective des individus, ce qui correspond tout à fait aux vues de Bennabi. ‎

En tout cas, le ton et le rythme des « Conditions de la renaissance » révèlent un Bennabi ‎vitaliste et assez imprégné de la pensée allemande : Fichte, Nietzsche, Spengler, Hermann ‎de Keyserling y sont cités… Le sens poétique et le sens tragique alternent. Le livre est ‎organisé en chapitres courts, extrêmement denses où est résumée en quelques pages ‎l’histoire de l’Algérie à travers les périodes sociologiques par lesquelles elle est passée ‎‎(Stade épique : guerriers et traditions ; Stade politique : idée, idole). C’est la première ‎partie. ‎

La seconde, intitulée « L’avenir », s’ouvre sur un « Apologue » écrit dans le même style, un ‎mélange de prose et de poésie, que le « Prologue ». On y trouve exposés en quelques pages ‎les premiers jalons de sa théorie de la civilisation (l’éternel retour, le cycle de civilisation, ‎les richesses permanentes) qu’il illustre par un graphique où apparaissent les moments ‎décisifs de sa trajectoire : apparition d’une idée religieuse qui opère une synthèse de ‎l’homme, du sol et du temps : c’est la phase de l’âme. ‎

Cette synthèse bio-historique va donner lieu à une ère de développement social et de ‎créativité intellectuelle, c’est-à-dire une civilisation ; elle est projetée par sa vitesse de ‎propulsion jusqu’à ce qu’un accident vienne à stopper son mouvement ascensionnel: c’est le ‎début de la phase de la raison où la civilisation continue son expansion alors que le feu sacré ‎qui l’a impulsée se met à décliner jusqu’à l’extinction ; la décadence ou phase de l’instinct ‎s’installe et avec elle la fin de la créativité intellectuelle et scientifique, la crispation sur un ‎modèle devenu non-performant, faute d’innovation, puis l’arrêt définitif. ‎

Mais Bennabi pense qu’une renaissance est possible sous certaines conditions. C’est ‎justement l’objet du livre. Viennent alors les « discours » sur les tâches à réaliser pour ‎enclencher le processus de renaissance (orientation de la culture, orientation du travail, ‎orientation du capital). La troisième partie enfin est consacrée au coefficient colonisateur et ‎au coefficient autoréducteur, suivis de monographies réservées à des catégories sociales (les ‎femmes, les scouts, les oulamas, les politiciens, …) ou des concepts (l’art, le sol, le temps…) ‎‎(10). La conclusion est une annonce des thèmes qui seront abordés dans le livre suivant, ‎notamment ceux relatifs au mondialisme et à la « cité humaine ». ‎

Si « Le phénomène coranique » avait pour but d’établir l’authenticité de l’idée islamique, et ‎‎« Lebbeik » celui de montrer sa capacité à transformer l’homme, « Les conditions de la ‎renaissance » se propose de déterminer à quelles conditions doit se plier une société pour ‎devenir efficace, c’est-à-dire en mesure de susciter un processus de développement ‎intellectuel, économique et social qui s’appelle « civilisation ». ‎

Le livre a un caractère de prolégomènes à l’œuvre générale. Il est en lui-même un plan de ‎travail dont les parties feront l’objet de développements ultérieurs. Mais déjà apparaît ‎l’ordre qui commande la réflexion de Bennabi, ordre où on le voit passer de l’idée à la ‎réalité, de l’individu à la société, et de la société à l’humanité. ‎

Le livre devait, comme on le sait, porter le titre de « Visages à l’aurore ». Un tel titre n’est ‎pas sans rappeler celui d’une oeuvre de Nietzsche, «Aurore ». Renaissance et Aurore sont ‎pour les deux philosophes une même métaphore par laquelle ils expriment le moment, pour ‎un peuple, d’un départ dans l’histoire. ‎

Ces visages, ce sont probablement ceux de l’ intellectomane, du minus habens, de l’ homo-‎natura, du post-almohadien, etc, que nous avons déjà entrevus et auxquels on peut ajouter ‎ce tableau extrait du même livre: ‎

‎«Le spectre social algérien s’étale en une infinité de nuances qui expliquent toutes les ‎dissonances, toutes les inharmonies d’une société qui a perdu son équilibre traditionnel et ‎est à la recherche d’un nouvel équilibre. Recherche qui sème la vie algérienne de détails ‎inattendus, discordants, parfois naïfs ou ridicules, et parfois même tragiques… Cette ‎recherche se reflète jusque dans notre regard. Il y a le regard suffisant de l’intellectuel ‎nourri à une science suffisante d’elle-même, qui date le bonheur humain depuis le XIXe ‎siècle. Il y a le regard sceptique de celui qui n’a vu dans la civilisation actuelle que l’âpreté ‎de ses luttes économiques ; ce sceptique croit : il croit que le salut d’un peuple viendra de ‎quelque combinaison mercantile, de quelque coup de Trafalgar de la bourse ou du marché ‎noir. Il y a le regard haineux et démagogique de celui qui a découvert la civilisation dans ses ‎meetings et ses festins électoraux et qui croit changer l’ordre social par quelques discours ‎bien applaudis. Il y a le regard nostalgique du jeune « badissi » qui croit changer cet ordre ‎social en épurant sa langue. Il y a le regard alcoolique de celui que l’atmosphère des bars a ‎abruti et dont l’idéal de civilisation miroite au fond d’un verre. Il y a le regard lubrique de ‎celui qui rêve de conquérir la civilisation avec la complicité d’une femme. Il y a le regard ‎ahuri de celui qui ne voit rien, ne cherche rien, de celui qui paye son impôt sans demander ‎pourquoi. Plus rarement, le regard ascétique de celui qui voit qu’une civilisation n’est pas ‎une chose, une nuance, une attitude, mais une synthèse et qu’avant tout elle est ou elle fut ‎une pensée, un esprit, une âme ». ‎

Et Bennabi d’ajouter ces lignes prophétiques : « Cette multitude de regards dénote les ‎degrés d’adaptation différents qu’on rencontre en Algérie, dénote le contraste des ‎vêtements, des opinions et des goûts, les divergences. La terre n’est pas encore ronde pour ‎tout le monde. Les uns vivent en 1368 et certains en 1948. D’autres sont entre ces deux ‎extrêmes. C’est le drame de notre adaptation avec toute son acuité, jusque dans nos ‎relations amicales et familiales. On a l’impression de vivre dans un milieu hybride fait de ‎mille peuples, de mille cultures. Ces dissonances sont imputables avant tout à une vision ‎incomplète, fragmentaire du milieu nouveau où nous sommes, à une appréciation erronée ‎de la civilisation qui nous attire irrésistiblement… » (c’est nous qui soulignons). ‎

Plus tard, un autre portrait sera ajouté à cette galerie, celui du post-almohadien devenu, ‎après l’indépendance, « progressiste ». A nouvelle époque, nouveau visage. Bennabi appelle ‎celui-là « l’esprit objectif » et le traite avec la même dérision : « C’est très curieux, mais tous ‎les meetings du monde qui ont pour objet la « revendication sociale» ont le même visage et ‎le même langage. Leur phraséologie est identique. On y parle toujours des « conditions ‎objectives ». C’est précisément le langage à quoi on reconnaît « l’esprit objectif »…Si dans ‎vos écrits ou dans vos laïus vous ne parlez pas son langage, vous n’êtes pas un ‎‎« progressiste», vous êtes un « réactionnaire ». Finalement, le risque de cette accusation ‎vous oblige à poser le problème : quel est le contenu d’un esprit objectif ? Disons d’abord ‎sous quelle forme il se présente à nos yeux. Nous avons en Algérie, à la mémoire ou en chair ‎et en os sous les yeux, toute une panoplie de personnages représentatifs. Mais pour éviter ‎les noms, prenons un personnage symbolique et appelons-le « l’esprit objectif ». Il peut être ‎jeune ou vieux, étudiant ou travailleur qui ne travaille pas, il n’importe. C’est toujours un ‎masque derrière lequel on ne sent aucune vie intérieure. Il semble donc quand on est un ‎‎« esprit objectif » qu’on n’ait pas un dedans mais seulement un dehors. Un jour, au Quartier ‎latin, sur la terrasse d’un café, il y a plus d’une trentaine d’années, un étudiant algérien me ‎disait au cours de la conversation que pour croire en Dieu, il le lui faudrait voir. Voilà un ‎‎« esprit objectif ». Encore un peu grossier. Aujourd’hui, son frère aîné dira : « Même si je ‎vois Dieu, je n’y croirais pas ». L’ « esprit objectif » a donc fait du progrès chez nous en ‎l’espace de trente ans. Par exemple, sur le plan politique, l’ « esprit objectif » est un ‎conservateur au sens physique du terme : il veut conserver sa vie et ses intérêts très ‎objectivement. Il a survécu à ceux qui ont fait la Révolution et qui étaient animés d’un idéal ‎essentiellement religieux. Lui, il a conservé son sang pour des temps meilleurs. Il l’a ‎conservé pour parler des « conditions objectives » du pays après la Révolution et pour ‎l’engager dans le « progressisme » (11).‎

A l’entrée des « Conditions de la renaissance », Bennabi a mis en « Prologue » un beau ‎poème dans lequel il exprime une perception imagée de la renaissance. Le voici : ‎
‎ ‎
Compagnon : voici l’heure où le pâle reflet de l’aurore glisse entre les étoiles de l’Orient.‎
Tout ce qui va se réveiller s’agite déjà et frissonne dans l’engourdissement et les oripeaux du ‎sommeil.‎
Tout à l’heure, l’Astre idéal se lèvera sur ton labeur déjà commencé dans la plaine où repose ‎encore la cité endormie la veille.‎
Les premiers rayons du jour nouveau porteront très loin, plus loin que tes pas, l’ombre de ‎ton geste divin dans la plaine où tu sèmes.‎
Et la brise qui passe maintenant portera plus loin que ton ombre la semence que ton geste ‎répand.‎
Sème, O ! mon frère le semeur ! pour plus loin que ton étape, dans le sillon qui va loin.‎
Quelques voix appellent déjà ; les voix que ton pas a réveillées dans la cité lorsque tu partais ‎à ton labeur matinal.‎
Ceux qui, à leur tour, se sont réveillés vont te rejoindre tout à l’heure.‎
Chante ! mon frère le semeur, pour guider de la voix les pas qui viennent dans l’obscurité de ‎l’aurore vers le sillon qui vient de loin.‎
Que ton chant retentisse comme celui des prophètes jadis aux heures propices qui enfantent ‎des civilisations.‎
Que ton chant retentisse plus fort que le chœur vociférant qui s’est levé là-bas…‎
Car voilà : on installe maintenant à la porte de la cité qui se réveille la foire et ses ‎amusements pour distraire et retenir ceux qui viennent sur tes pas.‎
On a dressé tréteaux et tribunes pour bouffons et saltimbanques afin que le vacarme couvre ‎les accents de ta voix.‎
On a allumé des lampes mensongères pour masquer le jour qui vient et pour obscurcir ta ‎silhouette dans la plaine où tu vas.‎
On a paré l’idole pour humilier l’idée.‎
Mais l’Astre idéal poursuit son cours inflexible. Il éclairera bientôt le triomphe de l’idée et le ‎déclin des idoles comme jadis … à la Kaaba ». ‎

Ce texte rappelle indubitablement le « Prologue » sur lequel s’ouvre « Ainsi parlait ‎Zarathoustra ». Si une renaissance est théoriquement possible, elle ne saurait aller de soi, ‎exonérant des immenses efforts qu’elle suppose. Cette idée commune à Bennabi et à ‎Nietzsche est également soutenue par un autre penseur, l’Espagnol José Ortega Y Gasset ‎‎(1883-1956) qui écrit dans le plus célèbre de ses ouvrages (12) : « Des peuples ‎éternellement primitifs sont possibles. Il y en a ; Breyssig les a appelés les « peuples de la ‎perpétuelle aurore », ceux qui sont restés dans une aube immobile, congelée, qui ne ‎s’achemine vers aucun midi ».‎

Il faut donc joindre à la profonde communion philosophique entre Bennabi et Nietzsche le ‎penseur espagnol dont plusieurs aspects de la vie et de l’œuvre évoquent ceux de Bennabi. ‎Précédant ce dernier de quelques années, il a séjourné en France dans les années vingt. Se ‎remémorant cette période, Ortega écrit : « Ces mois derniers, tout en traînant ma solitude ‎par les rues de Paris, je découvrais qu’en vérité je ne connaissais personne dans la grande ‎ville, personne sauf les statues. Parmi elles, du moins, je rencontrais de vieilles amitiés qui ‎avaient stimulé ma vie intime ou en avaient été les maîtres durables. Et n’ayant personne à ‎qui parler, c’est avec elles que je m’entretins sur de grands thèmes humains. Peut-être un ‎jour ferais-je imprimer ces « Entretiens avec des Statues » qui ont adouci une étape ‎douloureuse et stérile de ma vie. On y verra les raisonnements que j’échangeai avec le ‎marquis de Condorcet sur le quai de Conti, à propos de la dangereuse idée de progrès. Avec ‎le petit buste de Comte, dans l’appartement de la rue Monsieur-Le-Prince, j’ai parlé du ‎‎« pouvoir spirituel » insuffisamment exercé par des mandarins littéraires et par une ‎université qui s’est déboîtée de la vie réelle des nations… ». ‎

A la lecture de ces lignes, il est difficle de ne pas faire un parallèle avec les émotions ‎ressenties par Bennabi au moment où il découvre en 1930 le Quartier latin et ses ‎monuments. On a pu par ailleurs lire la comparaison faite par la critique au moment de la ‎sortie des « Conditions de la renaissance » entre Bennabi et Auguste Comte. ‎

Bennabi ne mentionne nulle part dans son œuvre le nom du philosophe espagnol avec lequel ‎il partage pourtant une concordance de vues frappante. On ne trouve nulle trace de son nom ‎dans ses inédits, ses Carnets ou ses fiches de lecture, ce qui indique qu’il ne connaissait pas ‎son œuvre. Pourtant, le post-almohadien décrit par Bennabi est le parfait jumeau de ‎l’ « Homme-masse » présenté par Ortega Y Gasset comme « un type d’homme hâtivement ‎bâti, monté sur quelques pauvres abstractions… Cet homme-masse, c’est l’homme vidé au ‎préalable de sa propre histoire, sans entrailles de passé… Plutôt qu’un homme, c’est une ‎carapace d’homme, faite de simples « idola fori ». Il lui manque un « dedans », une intimité ‎inexorablement, inaliénablement sienne, un moi irrévocable. Il est donc toujours en ‎disponibilité pour feindre qu’il est ceci ou cela. Il n’a que des appétits ; il ne se suppose que ‎des droits ; il ne se croit pas d’obligations… Un type d’homme que les principes de civilisation ‎n’intéressent pas s’est emparé de la direction de la société. Non pas les principes de telle ou ‎telle civilisation, mais autant qu’on en puisse juger aujourd’hui, ceux d’aucune. Il s’intéresse ‎naturellement aux anesthésiants, aux automobiles et à quelques rares autres choses encore. ‎Mais cela confirme son désintéressement foncier envers la civilisation ; car toutes ces ‎choses n’en sont que les produits, et la ferveur qu’on leur consacre fait ressortir plus ‎crûment l’insensibilité que l’on manifeste envers les principes dont ils sont nés… L’homme ‎qui domine aujourd’hui est un primitif, un « Naturmensch » surgissant au milieu d’un monde ‎civilisé. C’est le monde qui est civilisé, et non ses habitants qui, eux, n’y voient même pas la ‎civilisation, mais en usent comme si elle était le produit même de la nature. L’homme ‎nouveau désire une automobile, et en jouit ; mais il croit qu’elle est le fruit spontané d’un ‎arbre édénique. Au fond de son âme, il méconnaît le caractère artificiel de la civilisation, et ‎il n’étendra pas l’enthousiasme qu’il éprouve pour les appareils, jusqu’aux principes qui les ‎rendent possibles…» (13). ‎

Le « ilm » critiqué par Bennabi est la réplique de la « rhétorique » que l’auteur ibérique ‎pourfend en ces termes : « Quand une réalité a accompli son histoire, a fait naufrage, est ‎morte, les vagues la rejettent sur les rivages de la rhétorique, où, cadavre, elle subsiste ‎longuement. La rhétorique est le cimetière des réalités humaines ; tout au moins son hôpital ‎d’invalides » (14). ‎

Les deux hommes possèdent le même profil psychologique et ont joué à l’égard de leurs ‎peuples le même rôle d’éveilleurs, de régénérateurs. Dans un passage où il nous semble ‎bien reconnaître le portrait de l’intellectomane – démagogue, Ortega écrit : « Ni ce livre, ni ‎moi ne faisons de la politique. Le sujet dont je parle ici est antérieur à la politique ; il est ‎dans le sous-sol de la politique. Mon travail est un labeur obscur et souterrain de mine. La ‎mission de celui qu’on a nommé « l’intellectuel » est en un certain sens opposée à celle du ‎politicien. L’œuvre de l’intellectuel aspire – souvent en vain- à éclairer un peu les choses, ‎tandis que celle du politicien consiste souvent à les rendre plus confuses… Il est très difficile ‎de sauver une civilisation quand son heure est venue de tomber sous le pouvoir des ‎démagogues. Les démagogues ont été les grands étrangleurs de civilisations. Mais un ‎homme n’est pas un démagogue simplement parce qu’il s’est mis à crier devant la foule. La ‎démagogie essentielle du démagogue, il la porte dans sa tête, elle prend ses racines dans ‎l’irresponsabilité même du démagogue à l’égard des idées qu’il manie, idées qu’il n’a pas ‎crées mais reçues de leurs véritables créateurs. La démagogie est une forme de ‎dégénérescence intellectuelle… » (15).‎

Les deux penseurs renvoient dans leurs ouvrages aux mêmes références : Comte, Nietzsche, ‎Spencer, Spengler… L’œuvre de Bennabi a été placée sous le titre générique de « Problèmes ‎de civilisation » ; Ortega écrit : « Ce sont elles, la civilisation et la culture, qui sont mon ‎problème ». Dans « L’Afro-Asiatisme », Bennabi imagine un visiteur céleste contemplant ‎depuis l’espace les paysages sociologiques qu’offre le monde ; Ortega parle dans « La ‎révolte des masses » d’un « personnage astral visitant l’Europe ». ‎

Dans leurs œuvres respectives, les deux hommes ont traité de la décadence, des ‎‎« idées authentiques » et du « sens historique ». Tous deux ont été des pédagogues ‎cherchant à intéresser leurs peuples aux nécessaires changements pour retrouver leur place ‎dans l’Histoire. Ortega a été traumatisé par le recul de l’Espagne dans les relations ‎internationales et la perte de ses territoires coloniaux au XIX° siècle, et Bennabi par le ‎naufrage musulman quelques siècles plus tôt. ‎

Les idées mortes héritées de la décadence et vigoureusement dénoncées par Bennabi ont ‎été identifiées comme telles par Ortéga qui écrit : « Toute vieille culture entraîne avec elle ‎une lourde charge de matière dévitalisée, cornée, de tissus desséchés, de résidus toxiques, ‎qui engourdissent sa vie » (16). ‎

L’équivalent des idées mortes de Bennabi est rendu chez Ortega par la notion de « foi ‎morte ». Il écrit dans « Idées et croyances » : « Nous croyons en quelque chose avec une foi ‎morte quand, sans l’avoir abandonnée, étant toujours en elle, elle n’agit plus efficacement ‎dans notre vie. Nous la traînons invalide, derrière nous, elle fait encore partie de nous, mais ‎elle gît inactive dans le grenier de notre âme. Nous n’appuyons plus notre existence sur ‎quelque chose en quoi nous croyons, de cette foi ne jaillissent plus spontanément les ‎incitations et les orientations de notre vie. » Enfin, les deux hommes ont utilisé le même ‎terme, « l’encanaillement », pour décrire l’état d’avilissement auquel conduit la décadence. ‎

Accompagnant en avril 2002 le président algérien à Valence où devait être signé l’Accord ‎d’association avec l’Union européenne, je ne pus résister, lors du dîner offert par le chef du ‎gouvernement espagnol, M. José Maria Aznar, à l’envie de poser à ce dernier une question ‎sur le philosophe espagnol dont j’avais découvert l’œuvre au début des années soixante-dix. ‎Il me répondit, quelque peu surpris : « C’est notre maître à penser ».‎
‎ (A ‎SUIVRE) ‎

NOTES : ‎

‎1 « La République Algérienne » du 10 février 1949.‎

‎2 Cf. « Sauver l’homme de l’aliénation coloniale », « La République Algérienne » d du 27 février 1953. ‎
‎ ‎
‎3 Cf. « Entre le « oui-ouisme » et le « nennisme », la RA du 13 mars 1953. ‎

‎4 Après leur rupture avec Bendjelloul, Ferhat Abbas et ses proches (Mohamed Cherif Sisbane de Batna, ‎Abdelmadjid Ourabah de Oued Amizour et Allaoua Chérif d’Akbou) ont créé en 1938 l’« Union Populaire ‎Algérienne » (UPA). Ce n’est pas de cette formation qu’il s’agit. Durant la période à laquelle se réfère Bennabi, ‎Amar Imache et Si Djilani, après leur séparation d’avec Messali Hadj, conçoivent de créer un « Parti de l’unité ‎algérienne ». Ce n’est pas de cette formation que Bennabi parle, non plus, mais plus vraisemblablement du ‎regroupement des « élus indépendants » soutenus par l’administration lors des élections d’avril 1948.‎

‎5 En octobre 1963, Bennabi évoque au cours d’une discussion avec le Dr. Khaldi et le Dr. Okbi cette pensée par ‎laquelle Machiavel a voulu léguer son œuvre aux générations futures et note dans ses Carnets en date du 13 : ‎‎« Les générations musulmanes se succèdent mais ne s’héritent pas. L’esprit occidental se projette dans l’avenir en ‎étant du présent et en gardant un regard sur le passé. Dans la société post-almohadienne, il n’y a pas de ‎Machiavel soucieux de transmettre un message aux générations suivantes, et il n’y a pas d’homme soucieux de ‎devenir, à son époque, le relais du message à transmettre aux époques futures. » ‎

‎6 Nous n’avons pas pu déterminer qui est cette personne. La dédicace est ainsi rédigée : « A madame Pia, la ‎brave femme qui ne connut de ma personne que le nom et la religion et qui m’offrit cependant toute la tendresse ‎d’une mère dont je ne connus rien d’autre moi-même ». Cette dernière affirmation n’est pas en cohérence avec ‎ce que nous savons dans ce récit des liens extrêmement affectueux qui attachaient Bennabi à sa mère. ‎

‎7 Le professeur Al-Hadi Hassani m’a aimablement remis en mars 2005 des copies des articles en arabe ayant été ‎publiés par ce journal en rapport avec le sujet. Il s’agit de « Les moyens de la renaissance algérienne » d’Ahmed ‎Bouzid Qassiba (21 mars 1949), de « Débat autour du livre de Bennabi au siège de l’organisation des étudiants » ‎de Baâziz Ben Omar (04 avril 1949), et de « Quelles sont les conditions de la renaissance algérienne ? » de Ismaïl ‎Mohamed al-Arabi (18 juillet 1949). ‎
Le premier réduit quelque peu l’effort de Bennabi en lui reprochant de sacrifier davantage au constat qu’aux ‎remèdes, mais recommande la lecture de l’ouvrage qu’il considère comme le premier jalon de la renaissance en ‎Algérie et appelle à sa traduction en arabe. ‎
Le second relève le profond écho qu’eut le livre dans les milieux estudiantins et lettrés d’Algérie et rend ‎compte du débat qui lui a été consacré le 26 mars au siège de l’Union des Etudiants Algériens auquel Bennabi ‎avait été en vain attendu pour « défendre son livre et ses vues sur la renaissance algérienne ». Le débat tourna ‎au procès et à la condamnation des thèses de Bennabi. ‎
Le dernier article fait état du grand intérêt et des questionnements soulevés dans la presse par le livre et ‎réprouve le recours par les étudiants à une « motion » officielle pour dénoncer l’ouvrage. Mais il ne manque ‎pas de critiquer Bennabi pour son « poétisme obscur » et ses « complications scientifiques voulues », pour la ‎‎« modestie de chapitres de deux pages sous des titres pompeux » ou la « citation d’auteurs sans exposé de ‎leurs idées ». ‎
Dans un autre texte inédit (la mouture initiale du « Problème des idées » qui remonte à décembre 1959), ‎Bennabi revient sur l’attitude des étudiants algériens face à son livre, écrivant : « J’avais été invité par ‎l’Association des étudiants algériens musulmans pour leur faire une conférence. Je crus devoir choisir pour sujet, ‎justement, celui dont traitait le livre qui allait paraître. Et, à la fin de la conférence, les quelques deux cents ‎étudiants présents témoignèrent de leur satisfaction en applaudissant longuement le conférencier… Mon livre ‎parût quelques jours après. Or, une semaine plus tard, la même Association d’étudiants publie un communiqué ‎qui met en garde le lecteur algérien contre un « livre nuisible à la cause du peuple algérien… » A défaut d’une ‎retenue morale, la peur même du ridicule eût dû, normalement, empêcher une pareille prise de position qui prouve ‎que lorsque le colonialisme veut faire un travail quelconque contre nos idées, le travail est déjà fait à moitié par ‎nous-mêmes. » ‎

‎8 Où l’on peut lire ceci : « Lors de la parution de l’édition française de mon livre « Les conditions de la ‎renaissance » en Algérie voilà une quinzaine d’années, le colonialisme avait pressé sur une touche. Un mouvement ‎hostile s’était aussitôt mis en branle à travers trois réactions. La première, l’Association des oulamas musulmans ‎algériens, par le biais de deux articles de son organe où l’auteur décrit le livre comme une œuvre puisée dans son ‎ensemble dans les articles parus dans un grand quotidien parisien… La deuxième réplique a été publiée dans le ‎journal d’un parti nationaliste, à travers deux articles également. L’auteur fait semblant de présenter une critique ‎honnête et impartiale du livre. Il y reproduit sa critique sous le titre accrocheur de « Faux pas et confusion ». Un ‎titre fort insinuant comme on le voit. La troisième réaction est venue de l’organe central du Parti communiste en ‎Algérie… Il a présenté l’œuvre comme « un livre qui mérite l’agrément du colonialisme ». ‎
Il faut également ajouter l’attitude de la presse progressiste en général qui a passé totalement sous silence le sujet. ‎Un silence d’or pour le colonialisme ». ‎
S’agissant de l’Association des Etudiants, il rappelle qu’« elle a publié un communiqué dénonçant l’ouvrage ‎comme « nuisible à la cause du peuple !» ‎

Bennabi a été amené à rapporter ces faits non pour se venger, mais pour montrer comment opère le ‎colonialisme en matière de lutte idéologique : « Le combat ne s’est pas déroulé entre un écrivain qui lutte pour ‎une cause et le colonialisme dont les intérêts se situent aux antipodes de cette lutte. Il se présente en apparence ‎comme une lutte opposant l’écrivain aux mouvements nationalistes qui prétendent, paradoxalement, représenter ‎aussi cette cause… Le colonialisme a dévié un combat qui l’oppose à un individu pour en faire un conflit entre cet ‎individu et ses propres frères… En appuyant seulement sur une « touche » secrète, il a réussi à transformer la ‎bataille en une opération psychologique à double objectif. D’un côté, il a jeté sur le livre paru toutes les lumières ‎susceptibles de le déformer au sein de l’opinion publique et de l’entourer de soupçons qu’il n’est pas facile de ‎dissiper dans un pays où règnent l’analphabétisme et la politique émotionnelle. De l’autre, on relève qu’il a créé ‎ou qu’il a tenté de créer chez l’écrivain un complexe psychologique en essayant de l’isoler de sa cause… D’un côté, ‎il a voulu isoler le combattant dans l’arène idéologique en provoquant l’aversion pour ses idées au sein de ‎l’opinion publique de son pays par tous les moyens, de l’autre il a cherché à le rebuter lui-même de la cause pour ‎laquelle il milite en créant chez lui un sentiment de peine perdue, qu’il milite pour une cause qui ne rime à rien. » ‎

‎9 C’est lui l’auteur de « Faux pas et confusion ». ‎

‎10 Dans ses Mémoires inédits Bennabi nous apprend que « Les conditions de la renaissance » a été traduit en ‎arabe dès l’été 1950 par le professeur Mouloud Tayab, et qu’il devait paraître au début de l’année 1951. On ‎n’en sait pas les raisons, mais les Editions En-Nahda à qui il a confié la version arabe, accompagnée d’une ‎nouvelle préface, ne l’ont pas publié. Lors d’une rencontre en juillet 2003, Mr. Meskawi m’a montré le ‎manuscrit d’une traduction réalisée selon lui par Bennabi lui-même et datée d’août 1949. Cela paraît ‎invraisemblable. Bennabi aurait pu recopier la traduction de Mouloud Tayab dont il fait état lui-même. En tout ‎cas, « Les conditions de la renaissance » a été édité en arabe au Caire en 1957, dans une traduction de ‎Abdessabour Chahine et Omar Kamel Meskawi.‎

‎11 « Politique et Ethique », « Révolution africaine » du 11 septembre 1965.‎

‎12 Cf. « La révolte des masses », Ed. Gallimard, Paris 1961.‎

‎13 Ibid.‎

‎14 ibid.‎

‎15 ibid.‎

‎16 Cf. « Idées et croyances », Ed. Stock, Paris 1945.‎

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