« La démocratie est une technique qui nous garantit de ne pas être mieux gouvernés que nous le méritons… La minorité a quelques fois raison, la majorité a toujours tort ». (George-Bernard Shaw)
Au moment où nous étions, les lecteurs qui suivaient ma série sur le thème de la nation et moi, penchés sur le mystère qui enfante les nations et frétillions du désir de savoir que faire tout de suite pour en devenir une, voilà que l’actualité met sous nos yeux, comme dans une salle de travaux pratiques, un exemple riche en enseignements divers.
Je veux parler du processus dans lequel s’est engagée la Grande Bretagne qui, voulant gagner un peu plus, va peut-être perdre beaucoup et sortir de l’aventure plus petite qu’en y entrant. Le temps le dira mais chez nous, au pays de Lamalice (contraire de Lapalisse), on a envie de s’écrier à leur propos : « rah yasâa waddar tasâa ! ».
Le jour d’après la victoire du Brexit a dû rappeler à quelques uns d’entre nous le jour d’après la victoire du FIS en décembre 1991. Le pays s’était réveillé avec une gueule de bois indescriptible et beaucoup de ceux qui avaient voté pour l’Etat islamique pour jouer un tour au pouvoir ont blanchi de stupeur en découvrant que c’était devenu du sérieux, tandis que ceux qui se sont abstenus, la fameuse « majorité silencieuse », ont été parmi les premiers à en appeler à l’armée pour « arranger les choses ». La blague de mauvais goût et l’incivisme ont coûté au pays deux cent mille morts et mené, comme dans l’histoire de Charybde et Sylla, tout droit au quatrième mandat, une impasse que nous regretterons longtemps.
Les Britanniques n’en sont pas encore à réclamer l’intervention des forces armées royales, mais une pétition demandant un nouveau référendum a réuni déjà quatre millions de signatures (au moment où j’écris) ; l’opposition travailliste est résolue à destituer son chef pour avoir mollement défendu le maintien dans l’UE ; Boris Johnson, leader conservateur du Brexit, a publié lundi une tribune dans laquelle il exprime presque son regret, tandis que le leader du parti extrémiste UKIP a répudié la principale promesse faite aux partisans de la sortie de l’UE avant le vote pour les galvaniser. Le désarroi a donc gagné le camp des vainqueurs où on ne cache plus la sensation d’avait commis une énorme boulette qui commence à attirer de gros orages sur la Grande-Bretagne alors qu’elle est à deux ans du retrait effectif.
Au pays de Toynbee, le père de la théorie du « défi-riposte » comme moteur de l’Histoire, on se demande si la sortie de l’UE était la meilleure riposte au défi de l’immigration est-européenne et islamique, et si l’isolationnisme splendide et le protectionnisme du temps de Rudyard Kipling ne vont pas ramener la Grande-Bretagne aux dimensions de l’île de Robinson Crusoé, un roman issu du génie de la littérature britannique du XVIIIe siècle. Quand un pays se plaint des nuisances d’un ou plusieurs autres et y entreprend d’y répondre par la rupture avec tout le monde, on n’est pas loin des causes qui ont conduit à la première et à la deuxième guerre mondiale.
Que faire ? C’est à un dilemme shakespearien que les Britanniques sont confrontés sans pouvoir compter sur l’apparition providentielle d’un Winston Churchill. Persister dans la fuite en avant expose à une déconstruction du Royaume-Uni et obligerait à une réinitialisation de la politique extérieure. D’un autre côté, les Britishs sont gens à se faire étriper plutôt que de se résigner à une volte-face ou d’accepter une humiliation sous les yeux de la planète. Personne ne connaît mieux l’âme de cette nation que Bernard Shaw qui a dit : «L’homme raisonnable s’adapte au monde ; l’homme déraisonnable s’obstine à essayer d’adapter le monde à lui-même. Tout progrès dépend donc de l’homme déraisonnable ».
Les Britanniques peuvent estimer que les résultats de leur référendum ne regardent qu’eux, mais cette objection n’est pas digne d’une grande et vieille nation comme la leur. Les chantres de la « non-ingérence dans les affaires intérieures » sont à chercher parmi les despotes qui défendent le droit de mal faire, de réduire leur peuple à l’état de troupeau humain, de piller ses richesses et de le terroriser par des lois répressives et liberticides comme c’est le cas chez nous.
A nouveaux temps, nouvelles mœurs. La décision des supporters du « Brexit » va impacter les paramètres de l’économie mondiale mais aussi le mode de penser rationnel. Quand on croit être dans une dynamique universelle d’évolution intellectuelle et qu’un évènement aux implications importantes vient la troubler par un raisonnement régressif, tout le monde s’en trouve déboussolé. Un trouble à l’esprit rationnel n’est pas moins grave qu’un trouble à l’ordre public. Et puis, last but not least, un mauvais exemple n’est jamais bon, il peut donner des idées pires à d’autres, comme aux extrémistes de tout poil qui s’agitent dans l’arrière-ban politique occidental, boostés par l’islamophobie ambiante.
L’intérêt de l’espèce passe avant celui des particuliers, individus ou peuples. De nos jours aucun peuple ne peut faire ce qu’il veut chez lui, sauf à accepter d’être hors du réseau des relations internationales, isolé au fond de l’Amazonie, oublié sur une île perdue du pacifique ou caché derrière des menaces nucléaires comme aime à le faire ponctuellement la Corée du Nord sans être prise au sérieux sinon elle aurait été déjà détruite. La planète s’est rapetissée et les actes d’une nation qui compte au plan économique et culturel entraînent inévitablement des conséquences sur le reste du monde.
La communauté internationale déploie depuis quelques décennies d’intenses efforts pour lutter contre la pollution. Il sera bientôt interdit de polluer chez soi au-delà d’une certaine mesure, comme il est interdit de fumer en milieu clos dans des pays de plus en plus nombreux. L’intérêt de l’espèce humaine impose des conduites générales allant contre le strict intérêt de chacun, et cela se comprend. Un Sioux dans sa réserve ou un Algérien de Bir Ghbalou ne peut plus allumer un feu sans rajouter au réchauffement climatique et être accusé d’attenter à l’espérance de vie de l’humanité.
Mais, curieusement, les nations civilisées qui ont prévu des lois et règlements pour réprimer quelqu’un qui fait du bruit chez lui, empêchant les autres de dormir, n’ont rien prévu pour éviter que 1,2 million d’électeurs décident dans des questions vitales à la place de 46,5 millions.
Si nous ne savons pas ce qu’il faut faire pour être une grande nation, nous savons au moins, en regardant l’exemple britannique, ce qu’il ne faut pas faire : jouer à la roulette russe avec le destin de son pays quand on en est le premier responsable ; permettre à un 1,2 million de voix exprimées de décider à la place du parlement, de 46 millions d’électeurs et de 64 millions d’habitants ; se prononcer à la simple majorité (50%+1 voix, (même si on l’appelle « majorité absolue) quand il s’agit du sort de la nation et de ses partenaires internationaux…
Dans les républiques on meurt pour la démocratie, dans les théocraties pour la soi-disant foi. A la première occasion qu’ont eue ces dernières années les pays arabes de voter librement ils ont, dans tous les cas, accordé leurs faveurs au courant islamiste pour qui la nation n’est pas un désir de vivre ou de faire ensemble, mais de croire ensemble dans un ensemble aux contours indéfinis et où les croyants et les croyantes viennent au monde presque exclusivement pour adorer Dieu par crainte de ses châtiments.
Un récent sondage a révélé qu’une majorité d’Algériens se voulaient musulmans avant d’être algériens. Pour moi ce n’est pas une découverte et le résultat m’a même surpris car je le supposais plus important au regard de l’intérêt suscité au début des années 1990 par l’Etat islamique et de la généralisation de l’islamisme dans la vie sociale depuis. On a caché la poussière sous le tapis de la « réconciliation nationale »; l’islamisme n’a pas disparu, il a muté comme un virus.
Ce sondage veut dire que si Daech avait réalisé son plan de conquête de la Syrie et de l’Irak il se serait trouvé des Algériens pour proclamer leur allégeance au calife de Bagdad, de même que si Erdogan proclamait demain le rétablissement du califat ottoman il trouverait des échos favorables en Algérie. Ce sondage est un marqueur : si une majorité d’habitants d’un pays proclament qu’ils sont religieux avant d’être citoyens, cela veut dire que leur nation n’existe pas et n’existera jamais. A tout moment un tel pays peut décrocher pour s’inscrire dans on ne sait quelle orbite hasardeuse.
Les islamistes sont, quoiqu’ils s’en cachent, internationalistes. Ils ne se veulent pas des Algériens par vocation mais des musulmans d’Algérie, des expatriés islamistes, des prisonniers de circonstances auxquelles ils ne croient pas et guettent l’occasion de s’en libérer. Cette occasion se présentera par temps de crise et la crise est notre destin : elle est au bout de l’ère du pétrole et nous y attend patiemment.
L’attachement à la patrie, au lieu de naissance, aux autres Algériens, ne pèse aucunement dans leur conscience ouverte à l’unique définition qu’ils admettent de la nation : oummat Mohammed, alors que le Prophète n’est pas venu fonder une oumma mais convaincre l’ensemble de l’humanité que l’islam est la continuation du monothéisme et des messages qui l’ont précédé. Il n’est pas venu élever une citadelle ou édifier un empire, mais élever l’humanité à une vision supérieure de Dieu.
Notre compréhension de la « oumma » est livresque. On ne l’a jamais vécue, elle repose sur de vagues spéculations et présomptions. C’est parce que nous n’avons pas été capables de créer la vraie nation algérienne que cette vacuité, cette disponibilité à suivre le premier prédicateur venu, s’est installée en nous. N’ayant pas pu la faire dans le réel, on l’a cherchée ailleurs et fini par la trouver dans les livres d’histoire, les films et les prêches des daiyas moyen-orientaux.
Ce sondage indique clairement que le sentiment national n’est pas assez ancré chez nous. Il l’a été pour la génération de novembre 1954 mais s’est disloqué à l’indépendance par la faute des politiques ignorantes des dirigeants de 1962 à ce jour. C’est ce qui nous a jetés dans les bras de l’islamisme.
Le sentiment national est très ancré chez les Turcs qui se mettent à rêver de reprendre le leadership du monde musulman. Il l’est avec la même force chez les Iraniens qui non seulement veulent étendre leur influence là où existe une présence chiite, mais mènent une politique de prosélytisme pour convertir au chiisme les sunnites. Ces pays étaient des nations et des civilisations avant l’islam. L’Iranien est d’abord persan, l’Ottoman turc, le Malaisien malais et le Saoudien un arabe préislamique.
Ceux qui n’ont pas fait l’Algérie à travers les âges ne sont plus là. Ceux qui ont raté sa construction et dilapidé ses richesses par la mauvaise gestion et la corruption depuis l’indépendance ne sont plus là pour les uns ou finissants pour les autres. Ceux qui doivent, qui peuvent la faire sont par contre là, répartis sur plusieurs générations, à des fonctions de responsabilité ou commençant une carrière dans les différents corps de l’Etat. C’est à ceux-là que le défi de fonder la vraie nation algérienne est lancé, que le gant est jeté.
J’ai écrit que l’Algérie est une fausse nation et montré en quoi. J’ai écrit un autre article pour montrer ce qu’est une vraie nation. J’en ai rédigé un troisième pour traiter du facteur qui permet de passer de la première à la seconde, l’esprit d’une nation. Je n’ai jamais dit que l’Algérie n’existait pas, j’ai dit qu’elle a de tout temps disposé d’un territoire et d’un peuple mais pas d’un Etat national et encore moins de l’esprit d’une nation. Sinon elle ne serait pas dans l’état piteux où elle se trouve, suspendue à la maladie invalidante de son Président et ses moyens de subsistance liés à la durée de vie de ses hydrocarbures.
LSA du 30 juin 2016