Demain, plus d’un demi-millier de membres du parlement avec ses deux chambres, la haute et la basse, mais toutes deux pouvant devenir très basses à l’issue de leur réunion, sont invités à voter à la majorité des deux-tiers l’assassinat du peu qui reste de la démocratie et de la vie politique en Algérie.
Ils sont appelés à satisfaire sans débat, en silence, aux volontés d’un homme qui, non seulement a mis depuis son avènement sa personne et ses intérêts au-dessus de ceux du pays et de ses habitants consentants ou inconscients, ce qui revient au même, mais qui, inexplicablement, souhaite ne rien laisser après lui qui aiderait à faire face aux vicissitudes auxquelles il les aura livrés.
Les parlementaires qui vont lever la main dans un geste semblable à celui de César ordonnant la mise à mort des vaincus seront en revanche consentants et conscients du crime qu’ils auront perpétré.
Si, par hypothèse, ils ne se doutent pas de la portée de ce qu’ils vont faire – étant dans un pays où l’ignorance peut être doctorante – et se parer des honneurs des hautes fonctions comme ses sœurs, la servilité et la sénilité, je leur propose de méditer sur ce qui suit en ma qualité de quarante-millionième actionnaire de cette nation.
La Constitution algérienne est proposée encore une fois à la révision selon les modalités habituelles allant à l’encontre de la « souveraineté populaire » visée à l’article 6, et du « pouvoir constituant du peuple » affirmé à l’article 7.
Le droit d’initier une révision constitutionnelle appartient certes au président de la République mais, depuis l’arrivée de Bouteflika au pouvoir, il s’est substitué au « pouvoir constituant du peuple ».
Bouteflika était sur l’estrade de la salle « Majestic » en 1963 aux côtés de Ben Bella quand le crime inaugural contre le « pouvoir constituant du peuple » a été perpétré. Cette fois, c’est en son absence mais sur ses ordres.
Si Bouteflika a décidé de rétablir la limitation des mandats c’est, d’une part pour fermer la porte derrière lui après son exceptionnelle longévité au pouvoir, et d’autre part parce qu’il n’a besoin, sur la base de ses propres calculs de probabilités, que de deux autres mandats, le cinquième et le sixième, « pour la route ».
Il a aussi et surtout besoin de les passer tranquillement, d’où l’introduction dans le projet de révision de dispositions aux apparences anodines, tel le diable caché dans les détails, mais dont l’application va anéantir dans les faits la vie politique déjà réduite à presque rien depuis 1999.
En effet, il ne servira plus à rien après l’adoption de la révision de faire de la politique, de créer des partis, de rédiger des programmes, de voter, de gagner des élections législatives ou de détenir la majorité au parlement puisque le président pourra choisir le Premier ministre en dehors de la formation politique à laquelle le « peuple souverain » aura accordé sa confiance.
Le Premier ministre n’aura pas de programme à présenter devant l’Assemblée nationale, mais juste un « plan d’action élaboré par le gouvernement et présenté en conseil des ministres» (art. 79).
Les citoyens qui veulent faire de la politique sont prévenus : à supposer que le parti qu’ils voudraient créer soit agréé, il doit se doter d’un programme et le déposer au ministère de l’Intérieur. Si, après un temps et beaucoup de militantisme attractif, ils arrivent à gagner les élections législatives, tout s’arrête brusquement devant eux comme quand on se retrouve sur une voie sans issue, dans une impasse.
En cas de protestation ou de grabuge, le président dissout l’Assemblée et renvoie tout le monde devant les électeurs jusqu’à ce que les citoyens comprennent enfin que ce n’est plus la peine de voter. Il y aura qui le faire à leur place. Le taux de participation aux scrutins s’effondrera comme actuellement le prix du baril de pétrole, sauf qu’il sera encore plus difficile à relever.
A quoi bon élire à l’avenir des représentants constitutionnellement neutralisés, légalement empêchés et politiquement impuissants, puisque le président nomme « le Premier ministre, la majorité parlementaire consultée » (art. 77) et « les membres du gouvernement après consultation du Premier ministre » (art. 79) ?
N’est-ce pas une abrogation de fait du contenu de l’article 6 selon lequel « Le peuple est la source de tout pouvoir.
La souveraineté nationale appartient exclusivement au peuple » ? N’est-il pas évident que le président est, d’une révision à l’autre, devenu l’unique source de tout pouvoir ? Dès lors, pourquoi maintenir un semblant de vie politique et des mascarades électorales à échéance fixe si seule l’élection présidentielle confère la légitimité ?
La Constitution algérienne deviendra dans les faits l’équivalent du « Livre vert » de Kadhafi consacrant une « jamahiriya » formée d’un troupeau et d’un berger, ce qui nous amènera à connaître fatalement le sort que connait la Libye.
Voilà en quel sens, Mesdames et Messieurs les députés de la « majorité », il sera après le vote juste et fondé de vous accuser d’assassinat avec préméditation…
Si le FLN et le RND gardent la majorité en 2017, ce sera tant mieux. Si, par extraordinaire, ils la perdent (car il faut compter avec la crise économique et sociale qui se profile et ses imprévus), il restera le rempart des dispositions dont on vient de décrire les effets dans la pratique : tolérer une victoire électorale de l’opposition, sans la laisser gravir la moindre marche vers le pouvoir effectif.
L’opposition est avertie : ni elle régnera, ni elle gouvernera, tout au plus pourra-t-elle faire de la figuration et rêver de « coordonner ».
Nous sommes subrepticement devenus le pays singulièrement démocratique où un homme ordonne et les autres coordonnent. Il y avait Sellal, il y a maintenant Tartag en attendant les prochaines mesures complétant le tableau.
J’ai attendu jusqu’à la dernière minute que quelqu’un veuille bien déduire de l’analyse des amendements proposés que ceux-ci, contrairement à l’ « avis motivé » du Conseil constitutionnel, annihilent les droits des citoyens à l’activité politique et sapent les équilibres du pouvoir dans la mesure où la majorité élue par le « peuple souverain » ne peut décider du choix du Premier ministre (prérogative différente de l’attribution de nomination), ni appliquer le programme pour lequel elle a été élue.
Avec la révision envisagée, c’est la mort du pouvoir législatif et de l’alternance démocratique qui sont signées et, avec elle, l’enterrement de la citoyenneté.
En votant la révision qui vous est proposée, Mesdames, Messieurs les députés, vous allez d’abord vous déjuger et vous ridiculiser en faisant le contraire de ce que vous avez fait en 2008.
En votant la fin de la vie politique, vous serez responsables d’un préjudice dont vous ne soupçonnez pas la gravité pour le pays et ne pesez pas les conséquences y compris sur votre conscience et vos personnes.
Un jour ou l’autre vous entendrez le mot « assassins ! » retentir derrière vous et à propos de vous…
La physique quantique enseigne que les particules élémentaires sont gouvernées par d’autres lois que celles régissant les corps astraux.
Si vous décidez de refuser d’exécuter le crime commandité dans un élan de conscience patriotique, c’est tout le système qui s’effondrera. Comme le système colonial après le vote du 03 juillet 1962.
La forfaiture programmée peut tomber à l’eau et la scène de crime devenir un champ d’honneur dans un coup de théâtre semblable à ceux enregistrés par l’Histoire comme des gestes fondateurs et emblématiques. L’occasion vous en est donnée.
Les crimes politiques se commettent toujours en fanfare et entourés du maximum de solennité pour leur donner l’apparence de légitimité et de sacralité qu’ils n’ont pas mais dont ils tiennent à se parer par le pastiche. La musique militaire et l’hymne national seront donc au rendez-vous, mais pour vous faire faire l’inverse de ce pour quoi ils ont été conçus pendant la Révolution.
S’il y a un être humain devant qui « Kassaman » n’a jamais été joué, c’est bien son auteur, son concepteur, l’immortel et monumental Moufdi Zakaria que le pouvoir de Boumediene et Bouteflika a exilé comme s’il avait été un criminel.
Chakib Khelil, lui, a été exfiltré pour ne pas répondre de ses crimes et le DRS dissout pour les avoir révélés. C’est dans cette inversion des valeurs que vous allez vous inscrire, Mesdames et Messieurs les députés de la « majorité ».
Vous n’êtes pas des condamnés à mort ni des individus abrutis par des drogués. Vous pouvez vous soustraire à la forfaiture et transformer la réunion des deux chambres en assemblée d’Algériens dignes de leurs martyrs, aussi courageux que Zabana, Ben Mhidi et Hassiba, attachés au bien du peuple et à l’avenir du pays.
Il ne vous est pas demandé de sortir prendre des coups de matraque, de monter au maquis ou de verser votre sang, mais juste de refuser de lever la main. Que risquez-vous ? Vous êtes nombreux, plus de cinq cent, et il est connu que le nombre donne le courage. Il ne reste qu’une année à votre mandat, que peut-on contre vous ? La dissolution ? C’est le « système » qui sera dissous car tout changera après votre acte de bravoure.
Vous acquerrez la sympathie et le soutien du pays et effacerez le souvenir de vos mauvais actes antérieurs, dont celui de 2008. Vous gagnerez la confiance et la légitimité populaires que vous n’avez jamais eues. Vous vivrez la tête haute et la conscience tranquille, entourés du respect et de l’estime de vos frères et sœurs, peut-être indifférents à ce qui se trame, mais capables de reconnaissance, que dis-je, assoiffés d’exprimer leur reconnaissance devant des gestes de dignité mille fois attendus de leurs représentants et dirigeants mais jamais venus, toujours déçus.
Sinon, « wayloun lakoum ! », « îb alikoum !», « honte à vous ! », « shame on you ! »…
(« Le Soir d’Algérie » du 06 février 2016)