Si Bennabi a créé le néologisme, la thèse qu’il recouvre n’est pas nouvelle. Depuis l’adage universel selon lequel « l’union fait la force » aux constats des historiens qui se sont penchés sur la chute des empires et l’étude du déclin des civilisations, tout le monde convient qu’une nation ou une civilisation n’est pas tant défaite par des agressions extérieures que par la perte de sa cohésion interne (luttes intestines, schismes religieux, disparition de l’esprit collectif, cassure de l’unité nationale…). Lorsque les liens qui unissent les membres d’une communauté se relâchent, ceux-ci perdent le sens collectif et se démobilisent des tâches d’intérêt général. Là où le sens collectif existe, il est possible de parler de nation, d’opinion publique, de majorité silencieuse, de gouvernement du peuple et de démocratie. Mais là où il n’existe pas, il est impossible de parler d’Etat, de société ou de dynamique de développement.
Cette thèse, nouvelle et inattendue dans le contexte algérien de l’époque coloniale fait bondir les milieux nationalistes algériens et réagir furieusement les cercles intellectuels qui y voient une invalidation de leur militantisme anticolonial et une justification du colonialisme. Bennabi fait presque figure de traître car ce concept a été perçu comme une offense aux sentiments patriotiques et nationalistes, une dénaturation des faits de l’histoire, une culpabilisation des Algériens alors que tout le monde se complaisait dans le rôle de la victime. C’est comme s’il était venu leur dire : vous êtes doublement coupables, d’être colonisés et d’être colonisables.
Il écrit dans « Vocation de l’islam » : « Il y a un processus historique qu’il ne faut pas négliger sous peine de perdre de vue l’essence des choses, de ne voir que leurs apparences. Ce processus ne commence pas par la colonisation, mais par la colonisabilité qui la provoque. D’ailleurs, dans une certaine mesure, la colonisation est l’effet le plus heureux de la colonisabilité parce qu’elle inverse l’évolution sociale qui a engendré l’être colonisable : celui-ci ne prend conscience de sa colonisabilité qu’une fois colonisé. Il se trouve alors dans l’obligation de se « désindigéniser », de devenir incolonisable, et c’est en ce sens qu’on peut comprendre la colonisation comme une « nécessité historique ». Il faut faire ici une distinction fondamentale entre un pays simplement conquis ou occupé, et un pays colonisé. Dans l’un, il y a une synthèse préexistante de l’homme, du sol et du temps qui implique un individu incolonisable. Dans l’autre, toutes les conditions sociales existantes traduisent la colonisabilité de l’individu : dans ce dernier cas, une occupation étrangère devient fatalement une colonisation. Rome n’avait pas colonisé mais conquis la Grèce. L’Angleterre, qui a colonisé 400 millions d’Hindous parce qu’ils étaient colonisables, n’a pas colonisé l’Irlande, soumise mais irrédentiste. Par contre, le Yémen qui n’a jamais cessé d’être indépendant n’en a tiré aucun profit parce qu’il était colonisable, c’est-à-dire inapte à tout effort social. D’ailleurs, ce pays ne doit qu’au simple hasard des conjonctures internationales d’avoir conservé son indépendance. Le Maroc, bien qu’indépendant jusqu’en 1912, n’avait pas tiré profit de l’expérience de l’Algérie colonisée à ses propres frontières depuis un siècle. Et c’est seulement à partir du moment où il est tombé sous le joug de la colonisation qu’il a entrepris de véritables efforts de redressement sous l’impulsion de Sidi Mohamed Ben Youssef. Ainsi donc, la colonisation n’est plus la cause première à laquelle on puisse imputer la carence des hommes et la paresse des esprits dans les pays musulmans. Pour porter un jugement valable en ce domaine, il faut suivre le processus colonial depuis son origine, et non pas s’en tenir au seul moment présent : il faut le saisir en sociologue et non en politicien. On se rend compte alors que la colonisation s’introduit dans la vie du peuple colonisé comme le facteur contradictoire qui lui fait surmonter sa colonisabilité. Si bien que, par l’intermédiaire du colonialisme qui se fonde sur elle, la colonisabilité devient sa propre négation dans la conscience du colonisé, celui-ci s’efforçant alors de devenir non-colonisable… Une conclusion logique et pragmatique s’impose donc, c’est que, pour se libérer d’un effet, le colonialisme, il faut se libérer d’abord de sa cause, la colonisabilité ».
Ceux à qui s’adressait cette audacieuse mise au point la reçurent comme un blanchiment du colonialisme. Mais passé les premières réactions et les récriminations contre son auteur, l’analyse produisit l’effet d’un coup de fouet sur les consciences car elle était aussi un appel à l’acte de libération. C’était comme s’il leur avait lancé un défi : «Prouvez à vous-mêmes que vous n’êtes pas colonisables ! ». Et les Algériens le prouveront quelques années plus tard de la plus belle façon. Il a suffi de la détermination de quelques dizaines d’hommes pour que le processus de libération s’engageât. Huit ans après, le colonialisme disparaissait de l’Algérie.
Par ce concept, Bennabi a donc voulu désigner un état des relations sociales, une qualité des rapports entre les individus, une pathologie sociale qui empêche toute dynamique sociale… Beaucoup de peuples qui se sont libérés du colonialisme au cours du dernier siècle ont vu leur état empirer et eux régresser, revenir à l’anarchie, la guerre civile et aux querelles tribales. Face à l’ennemi ils ont pu s’unifier, agir de concert, mais sitôt celui-ci parti ce fut le retour à la division, à la corruption, aux coups d’Etat… La colonisabilité prend alors un nouveau visage : elle devient sous-développement, dépendance extérieure, endettement, incapacité à se prendre en charge…
Il n’y a pas de corrélation entre les vertus patriotiques et la notion de civilisation, comme il y a une différence énorme entre l’héroïsme des individus et leur aptitude à mettre en place une société et un Etat qui fonctionnent et durent. Une société peut paraître encore prospère mais elle est déjà malade quand son réseau des relations sociales est atteint, à la manière dont le virus HIV atteint le système immunitaire de l’homme apparemment en bonne santé. La maladie sociale ne frappe pas les personnes mais les rapports qui les lient : le « moi » des individus s’hypertrophie et l’individualisme se retourne contre le corps social ; les gens deviennent réfractaires à la règle, à la loi, à la contrainte sociale ; ils se comportent sans égard pour le bien public ou l’intérêt commun, chacun s’efforçant d’arracher ce qu’il peut à la collectivité : l’action concertée devient difficile ou impossible. Il écrit dans « Naissance d’une société » : « Quand on étudie les maladies d’une société sous divers aspects – économique, politique, technique – on étudie en fait les maladies du « moi » dans cette société, maladies qui se traduisent en inefficacité de son réseau social. Et quand on oublie ou qu’on néglige cette considération d’ordre psychologique, on juge de l’apparence des choses au lieu de juger de leur essence. On cherchera par exemple à appliquer dans le domaine économique des solutions techniques suggérées par des spécialistes européens ; mais ce sont des solutions parfois inefficaces parce qu’elles ne correspondent pas aux données du « moi » dans les pays musulmans ».
Bennabi a écrit « Les conditions de la renaissance » (1949) où il a parlé pour la première fois de cette notion dans un esprit de bréviaire : faire prendre conscience aux Algériens des causes de leur état de décadence et de colonisabilité et désigner les voies et moyens de leur dépassement qu’il a justement nommées conditions de la renaissance. Il commence par établir une distinction entre les facteurs endogènes de l’inefficacité, dus à la colonisabilité, et les facteurs exogènes imputables au colonialisme. Il appelle « coefficient autoréducteur » l’ensemble des dispositions mentales par lesquelles un colonisé entretient son impuissance et justifie son incapacité. Ce complexe, constate-t-il, prend dans la vie quotidienne la forme de deux psychoses: celle de la « chose facile », sentiment qui conduit à l’action aveugle, et celle de la « choseimpossible », sentiment qui empêche l’action et se manifeste dans les affirmations du genre : 1) Nous ne pouvons rien faire, parce que nous sommes ignorants ; 2) Nous ne pouvons accomplir cela, parce que nous sommes pauvres ; 3) Nous ne pouvons envisager cette œuvre, parce qu’il y a le colonialisme.
A ces prétextes, il oppose des questions précises et dérangeantes : que font les cadres instruits qui existent déjà pour réduire l’ignorance ? Quel est le taux d’efficacité sociale des moyens financiers détenus par la bourgeoisie musulmane ? Le coefficient autoréducteur superpose donc ses effets à ceux du coefficient colonisateur : « Que le musulman n’ait pas tous les moyens désirables pour développer sa personnalité et actualiser ses dons, c’est le colonialisme. Mais que le musulman ne songe même pas à utiliser efficacement les moyens déjà disponibles, à fournir le sur-effort nécessaire pour relever son niveau de vie, même par des moyens de fortune, qu’il n’utilise pas son temps dans ce but, qu’il s’abandonne au contraire au plan d’indigénisation, de chosification, assurant ainsi le succès de la technique colonisatrice, c’est la colonisabilité » (« Vocation de l’islam »). Pour lui, le dénominateur commun entre la décadence et la Nahda est l’homme post-almohadien qui survit sous des aspects divers. Toute étude de la société musulmane peut être ramenée à une étude psychologique de cet homme « qui était d’un côté capable de tendre simplement la main pour décrocher la lune, à ses yeux « chose facile », et qui, d’un autre côté, « n’aurait pas bougé le petit doigt pour chasser une mouche au bout de son nez, à ses yeux « chose impossible ». Et Bennabi de donner un échantillon de cette « psychose », quand « les Etats arabes se trouvèrent soudain, en 1948, engagés avec une joyeuse légèreté dans l’affaire de Palestine qui paraissait aux dirigeants « une chose si facile »[1].
Au moment où il compose « Les conditions de la renaissance », il pense que même en situation d’absence de l’Etat il est possible de mobiliser le potentiel d’une société pour lutter contre l’analphabétisme et la pauvreté. Un fait, tiré de l’expérience vécue, l’avait frappé et conforté dans ses vues. Après la défaite et l’occupation de la France, le décret Crémieux qui avait mis sur un pied d’égalité Juifs et Français est abrogé en octobre 1940. Les autorités françaises en Algérie appliquent à la communauté juive le « numerus clausus » dans l’enseignement. A la rentrée de 1941, près de 20.000 élèves sont renvoyés de l’enseignement public. La communauté juive s’organise aussitôt pour faire face à la situation et développe un réseau d’enseignement privé dans toutes les villes d’Algérie qui prend en charge l’ensemble de la population scolaire, ce qui rend sans effet le numerus clausus instauré par le gouvernement de Vichy.
Bennabi oppose cet exemple vivant à la stérile politique de revendication suivie par les politiciens algériens de l’époque. Il écrit dans «Les conditions de la renaissance » à ce propos : « En somme, on voulait appliquer à toute leur vie dans ses activités intellectuelles, professionnelles et même confessionnelles un coefficient réducteur par lequel on visait à les diminuer socialement et moralement. Mais la réaction des Israélites fut prompte : dans chaque famille des cours furent organisés avec des docteurs, des ingénieurs, des avocats pour maîtres bénévoles. Jamais les synagogues ne furent plus pleines, ni l’activité du commerce juif plus débordante. La communauté juive a traversé victorieusement les heures dures, malgré le coefficient réducteur : les enfants juifs n’ont pas perdu un seul cours, leurs parents n’ont pas perdu une boutique, les synagogues n’ont pas perdu un seul fidèle. Les Juifs ont triomphé parce qu’ils ont éliminé en eux toute cause de perte, de gaspillage, de dispersion, de superfluité. Ils ont vaincu le coefficient réducteur parce qu’ils étaient exempts du coefficient auto-réducteur.[2] »
Bennabi n’est pas le seul à avoir relevé cette différence fondamentale dans le comportement des communautés juive et algérienne devant les épreuves de l’Histoire. Dans un livre rédigé un demi-siècle après par deux auteurs juifs, une gravure de Philippoteaux datant des premières années de la colonisation de l’Algérie est commentée en ces termes : « 1840. Une rue d’Alger. Un groupe d’Arabes et de Maures devise paisiblement : l’un a une moustache frisée et l’air martial, il se drape dans un burnous ; l’autre présente la tournure du marchand citadin ; un autre encore porte de larges pantalons bouffants… A l’arrière-plan, silhouette sombre et démarche décidée, passe un Juif algérois. Toute sa physionomie dénote la hâte, un air affairé… Le paradoxe de la présence juive en Algérie est tout entier dans ce tableau : dans une société qui, à tous les desseins de l’impérialisme et à toutes les velléités conquérantes, a opposé un durable immobilisme, le Juif est celui qui va, qui vient, qui arpente la route de Goa et de Tombouctou, qui campe dans les oasis, qui colporte dans les bourgades de la plaine côtière, qui anime les Fandouks de la côte. Quand les élites berbères ont renoncé à étendre un pouvoir politique qui unifierait les tribus, lui continue à arpenter le Maghreb sans jamais baisser les yeux devant l’Occident, ni cesser de lorgner ses riches contrées. Il est l’homme du mouvement. Mais il est aussi, par tradition immémoriale, par la rigidité des réseaux communautaires et familiaux qui l’enserrent, celui en qui se concentre l’histoire du Maghreb central et qui parvient malgré les guerres et les exodes, à réaliser pour lui ce dont rêve toute formation sociale éclatée : assurer la filiation culturelle… ».
Toute la problématique de la renaissance est dans ce contraste : l’immobilisme et la quiétude de l’Algérien colonisé, parce que colonisable, et le mouvement et l’affairisme du Juif, assimilé ou persécuté, mais incolonisable. Les auteurs du livre veulent encore nous donner un aperçu du dynamisme de la communauté juive en Algérie : « Les sociétés d’entraide sont nombreuses. Constantine en compte plus d’une vingtaine, depuis Beit Hazohar (l’hébergement des pauvres de passage), jusqu’à la société « Le Travail » qui place les apprentis. Avec les Eclaireurs israélites de France, les mouvements de jeunesses, Hachomer Hatsaïr, Dror, Gordonia, Bne Akusa, drainent plus de 2000 Juifs. Les écoles de l’O.R.T (Organisataion, Reconstruction, Travail), les écoles Ets Haïm maintiennent leurs activités. Et puis, ce sont les cérémonies conviviales qui manifestent la cohésion du groupe : les visites réciproques de la Mimouna, les pélerinages sur la tombe du « Rab » à Tlemcen ou pour le « Sefer El Ghriba » de Bône auxquels on se rend en famille…[3]
Indépendamment des considérations stratégiques internationales qui ont joué en faveur de l’implantation de l’Etat juif au cœur du monde arabe, il faut reconnaître les puissantes motivations et la profonde détermination des Juifs à atteindre cet objectif : « L’an prochain à Jérusalem » scandent-ils depuis des millénaires. Dans son livre autobiographique, l’ancien premier ministre israélien, Golda Meir, raconte son émigration en Palestine en 1923, à l’âge de 23 ans, et son premier contact avec le monde arabe, à Alexandrie, où elle vient d’arriver par bateau : « Nous connûmes notre première expérience du Moyen-Orient dans ce qu’il a de pire : foules de mendiants, hommes femmes et enfants, vêtus de haillons, crasseux et couverts de mouches…. ».
A la fin des années trente, elle assiste en tant qu’observateur à une conférence internationale sur les réfugiés juifs à Evian-les-Bains (France), à l’initiative du président Roosevelt et nous donne une idée de la profonde détermination qui animait sa génération pour réaliser le projet de « renaissance juive » conçu un demi-siècle plus tôt par Théodore Herzl (1860-1904) : « Assise dans cette grande salle splendide, regardant les délégués de trente-deux nations se lever chacun à leur tour, et les écoutant expliquer combien ils eussent aimer pouvoir absorber un nombre substantiel de réfugiés, mais comme il était malheureux que ce fut impossible, j’ai vécu une expérience terrible…Ce mélange de chagrin, de rage, de désillusion impuissante et d’horreur, j’aurais voulu me dresser et crier à tous ces gens : « Est-ce que véritablement vous ne savez pas que ces statistiques cachent des êtres humains ? » A Evian, je compris – peut-être pour la première fois depuis mon enfance en Russie – qu’il ne suffit pas, pour un peuple faible, de démontrer la justice de sa cause et de ses requêtes. A la question : « Etre ou ne pas être ?» chaque nation doit apporter sa propre réplique à sa façon, et les Juifs ne peuvent ni ne devraient jamais attendre de qui que ce soit d’autre l’autorisation de rester en vie.»
Avant de quitter Evian-les-Bains, Golda Meir convoque une conférence de presse où elle dit aux journalistes : « Il y a une seule chose que j’espère bien voir avant ma mort, et c’est que mon peuple n’ait plus jamais besoin qu’on lui exprime sa sympathie. [4] » Ce qu’on lit par ailleurs dans ce livre sur le comportement des dirigeants arabes révèle combien les fulminations de Bennabi contre le pipe-line de la trahison sont fondées.
Le débat sur la colonisabilité ne semble pas clos au regard de la situation actuelle du monde arabe, et il a même été rouvert à la faveur de l’occupation de l’Irak par les forces anglo-américaines en avril 2003. C’est ainsi qu’en réponse à l’intellectuel palestino-américain Edward Saïd qui avait dénoncé l’occupation de l’Irak un intellectuel arabe, Khalid Kishtaini, publie un article dans « Asharq al-Awsat » où on peut lire : « Tous les sondages montrent qu’une majorité d’Irakiens approuvent la guerre, l’occupation et l’administration occidentale, et souhaitent leur maintien dans le pays. » Il s’interroge sur le bilan du monde arabe après un demi-siècle d’indépendance et conclut à une régression : « La raison est que nous nous sommes libérés de la tutelle occidentale et que nous sommes retournés à nos racines sous-développées…. Je suis parvenu à la triste certitude que nous ne pourrons pas seuls reprendre le train de l’évolution là où nous l’avons laissé dans les années 1940, afin de nous hisser au niveau des nations en voie de développement. Nous n’y parviendrons pas sans un élément exogène qui puisse nous emmener, voire nous conduire, sur cette voie. Sans cet élément étranger occidental, les Irakiens n’auraient pas pu se débarrasser du régime de Saddam Hussein »[5]. On peut rapprocher ces propos des déclarations faites à l’occasion de la célébration en 1930 du centenaire de la colonisation en Algérie par certains notables locaux : « Nous avons le droit de nous réjouir maintenant et louer Allah d’avoir appelé sur nous le bonheur en nous envoyant ces hommes, aujourd’hui nos amis, nos frères, qui vinrent nous délivrer de l’ignorance le 14 juin 1830, date merveilleuse » (Hadj Hamou, enseignant). « Si les Arabes avaient connu les Français en 1830, ils auraient chargé leurs fusils avec des fleurs » (Bachagha Bouaziz Bengana)[6].
L’année où Bennabi rédigeait « Les conditions de la renaissance», Arnold Toynbee publiait un livre où on peut lire : « Une fois de plus, l’Islam fait face à l’Occident. Mais cette fois sa situation est beaucoup plus grave qu’elle ne l’était au moment le plus critique des croisades, car l’Occident moderne ne lui est pas supérieur que par les armes, il le domine aussi par la technique de la vie économique, et par-dessus tout par sa culture spirituelle, la force intérieure qui, seule, créé et soutient les manifestations extérieures de ce qu’on appelle civilisation. »[7] Prenant le contre-pied de Toynbee, l’américain Samuel Huntington écrira un demi-siècle plus tard dans son fameux « Choc des civilisations »[8] : « L’Occident a vaincu le monde non parce que ses idées, ses valeurs, sa religion, étaient supérieurs, mais plutôt par sa supériorité à utiliser la violence organisée. » De fait, le monde musulman n’a pas été battu par de meilleurs principes éthiques ou philosophiques chez les autres, mais par leur maîtrise des sciences et des techniques, du rendement et de la productivité. Il a été battu par l’Europe aux siècles derniers de la même manière que l’URSS a été battue par les USA à la fin du XX° siècle : par épuisement économique et dépassement technologique.
Pour opérer une renaissance dans un milieu social décadent ou colonisable il faut, selon Bennabi, réunir trois efficacités : celle de la pensée, celle du travail et celle du capital. Il consacre dans « Les conditions de la renaissance » un chapitre à chacun de ces facteurs. Ces trois efficacités doivent s’adapter à une synthèse réalisée par une idée, religieuse ou politique, qui va donner le sens collectif et celui de l’effort à un homme décadent « qui a tout désappris et qui doit tout réapprendre, même comment on rit et comment on marche dans la rue ». Il suggère à la société politique algérienne de son temps la mise en place d’un Conseil d’orientation de la culture, d’un Conseil d’orientation du travail et d’un Conseil d’orientation du capital. Qu’est-ce que cette idée d’ « orientation » ? Il répond : « C’est la force à l’origine, l’harmonie dans la marche, l’unité dans le but. Combien de forces ne parviennent pas au but parce qu’accidentellement elles ont été éliminées par d’autres forces issues cependant de la même origine et tendant au même but ». Mais c’est à l’orientation de la culture qu’il accorde la priorité : « Orienter la culture, c’est organiser l’enseignement, moderniser son contenu, dissiper les idées mortes héritées de la décadence. Il s’agit d’éduquer les masses, de leur apprendre à être et à devenir, d’éliminer dans les usages, les habitudes, le cadre moral et social traditionnel ce qui est mort ou mortel afin de faire place à ce qui est vivant et vital… Avec cette orientation de la culture et celle du travail et du capital, l’homme d’Algérie aura réalisé les conditions nécessaires à l’éclosion d’une civilisation appropriée à son cadre particulier ».
Voilà ce qui est de nature à amorcer le mouvement de renaissance dans un pays : instruire les masses, leur apprendre à devenir les éléments conscients d’une société, changer les cultures agraires, mettre en place des cadres d’action organisés… Finalement, les meilleurs arguments en faveur des thèses de Bennabi ne sont pas dans la flamboyante critique du mouvement national qui parsème son œuvre mais dans les propositions de solutions qu’il profile, et ce contrairement à ce qu’a pu écrire le père Jean Déjeux dans un article où il affirme que « Bennabi n’apporte rien sur le plan institutionnel, ne présente pas un programme de réformes sociales »[9].
Comme Bennabi, al-Kawakibi portait l’obsession de l’efficacité et avait tenté de formuler ce que Bennabi appelle la psychose de la chose impossible et la psychose de la chose facile. Il écrit dans « Oum El-Qora » : «C’est à cause de l’insouciance existant dans toutes nos couches sociales, des rois aux mendiants, que nous ne voyons pas la nécessité de nous perfectionner dans les choses de la vie et que notre règle est : une partie d’une chose peut nous dispenser du tout. Mais en réalité, ce perfectionnement est nécessaire au succès en toute chose, au point que si une tâche s’avère impossible à quelqu’un, il est nécessaire et indispensable qu’il n’y touche pas et qu’il la confie à une personne compétente, respectant ainsi les droits du travail bien fait. C’est à cause de notre insouciance que nous nous imaginons que les problèmes qui se présentent à nous dans la vie sont faciles et simples à résoudre. Nous pensons qu’une connaissance globale et théorique de l’affaire, sans aucune expérience pratique, doit suffire à la mener à bien. C’est ainsi par exemple que l’un de nous veut se mêler de gouverner, sans même se demander s’il est raisonnable et capable de diriger, avant même de savoir ce qu’est l’administration théoriquement et pratiquement, et sans avoir acquis une maîtrise suffisante qui lui permette d’occuper ce poste ».
Son obsession de l’efficacité, Bennabi l’a exprimée en désignant trois efficacités à réunir dans un processus de renaissance: celle de la pensée, celle du travail et celle du capital. L’efficacité de la pensée résulte d’une bonne orientation de la culture, c’est-à-dire de l’enseignement et de la formation. Dans « Oum El Qora », al-Kawakibi pose le problème de la formation et parle textuellement de l’«orientation professionnelle », en lui donnant exactement le sens que Bennabi lui donne. Ce qui n’était qu’intuitions chez Al-Kawakibi deviendra des équations et des raisonnements mathématiques chez Malek Bennabi.
LE SOIR D’ALGÉRIE 03/01/2016
OUMMA.COM26/06/2016
[1] « La fin d’un psychose », op.cité. S’il n’était déjà dans le coma lors de la guerre d’octobre 1973, Bennabi aurait vu par contre dans la destruction de la « ligne Bar Lev » par les soldats égyptiens la fin de la psychose de la chose impossible.
[2] José Aboulker, leader de la résistance juive contre le régime de Vichy et l’occupation allemande et député communiste d’Alger, a rendu hommage en 1986 à l’attitude des Algériens devant les malheurs juifs pendant la deuxième guerre mondiale : « Les Arabes n’ont pas pris parti dans la guerre. Ce n’était pas leur guerre. Avec les Juifs, ils ont été parfaits. Non seulement ils ont refusé la propagande et les actes anti-juifs auxquels les Allemands et Vichy les poussaient, mais ils n’ont pas cédé à la tentation des bénéfices. Alors que les Pieds-Noirs se disputaient les biens juifs, pas un Arabe n’en achetait. La consigne en fut donnée dans les mosquées : « Les Juifs sont dans le malheur, ils sont nos frères ». Cf. « Les Juifs d’Algérie ».
[3] Ibid.
[4] Cf. « Ma vie », Ed. R. Laffont, Paris 1975.
[5] Cf. « Courrier international » N° 670- Paris, septembre 2003.
[6] Cf. Ahmed Mahsas, op.cité.
[7] Cf. « La civilisation à l’épreuve », Ed. Gallimard, 1948.
[8] Ed. Odile Jacob, Paris 1997.
[9] « Cahiers nord-africains ». Paris 1972.