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PENSEE DE MALEK BENNABI ‎:LE PROBLÈME DE LA CULTURE

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Ce livre, paru en version arabe au Caire en juin 1959, se compose d’une introduction et de ‎quatre parties : Psychanalyse de la culture », Psychosynthèse de la culture, Coexistence des ‎cultures et Culture et mondialisme. ‎A l’occasion de sa réédition à Damas en 1972, Bennabi lui annexe une nouvelle partie intitulée ‎‎« l’Anti-culture » qui est en fait la reprise du « Post-scriptum » rédigé en 1969 en complément ‎au « Message » qu’il a adressé au Congrès des écrivains africains réuni en mars 1959 à Rome. ‎La version française comporte en outre un « Appendice » où il a rassemblé quelques articles des ‎années 1960 (« Politique et culture », Révolution africaine du 16-10-1965) ; l’ « Appel de ‎Constantine »,Révolution africaine du 10-04-1968 ; « Langue et culture », Révolution africaine ‎du 19-05-1968 ; le « Message » et son « Post-scriptum » ; ainsi que des « Réflexions isolées sur ‎la culture »). ‎Au moment où la pensée de Bennabi est encore en gestation dans les années trente et ‎quarante, la culture est au centre d’un intérêt particulier dans la littérature et les universités ‎occidentales où l’ethnographie et l’ethnologie se nourrissent de la découverte des peuples ‎colonisés ou marginalisés, et s’enthousiasment pour l’étude des formes de vie des sociétés dites ‎‎« primitives ». ‎Le regard de l’Occident veut s’humaniser et considérer autrement qu’à travers une perception ‎raciste les sociétés traditionnelles. L’anthropologie sociale et culturelle se développe en France ‎et aux Etats-Unis avec Lévy-Bruhl, Lévi-Strauss, Kardiner, Ralph Linton, Margaret Mead, Paul ‎Radin, Ruth Bendict, etc. Elle considère en gros que « Toute société, quelles que soient ses ‎dimensions ou sa situation historique, présente une certaine culture » (1). ‎Bennabi s’écarte d’emblée de ces théories qu’il juge inadaptées à son objet. Vivant lui-même la ‎condition d’une civilisation décadente et appartenant à un pays colonisé, il ne comprend pas ‎qu’on applique la notion de culture à une condition sociale sous-développée. Il répugne à ‎appliquer ce mot à un état moral, matériel et social caractérisé par le sous-développement et ‎critique l’attitude des ethnologues qui l’appliquent indistinctement à toute forme de vie sociale. ‎Pour lui, la culture ne saurait être « tout ce qui se situe au-dessus du niveau animal » ainsi que ‎le pense Roheim ‎ et rejette cet amalgame. ‎S’inscrivant en faux contre cette approche il écrit : « On compromettrait singulièrement ‎l’intégrité d’un concept d’une aussi grande valeur historique en lui donnant deux faces : celle ‎qui représente le développement d’un côté, et celle qui représente le sous-développement de ‎l’autre. Il n’y a pas de culture du sous-développement… Si une culture ne parvient pas à élever ‎le niveau social de l’individu, si elle échoue même dans sa tâche quotidienne, c’est le test ‎ultime : ce n’est pas une culture mais une inculture plus ou moins pittoresque, plus ou moins ‎teintée de couleur locale, plus ou moins parée des charmes du folklore. La fonction sociale de la ‎culture demande beaucoup à être précisée, surtout dans le contexte politique des jeunes pays ‎qui émergent de l’ère coloniale et commencent leur édification ».‎C’est dans « Les conditions de la renaissance» (1949) que Bennabi propose pour la première fois ‎une définition de la culture. Elle est double : historique, pour la comprendre, et pédagogique, ‎pour la réaliser. ‎La première évoque un milieu chimique : « La culture, y compris l’idée religieuse qui est à la ‎base de toute l’épopée humaine, n’est pas une science, mais une ambiance dans laquelle se ‎meut l’homme qui porte une civilisation dans ses entrailles. C’est un milieu où chaque détail est ‎un indice d’une société qui marche vers le même destin : son berger, son forgeron, son artiste, ‎son savant et son prêtre mêlant leurs efforts… C’est cette synthèse d’habitudes, de talents, de ‎traditions, de goûts, d’usages, de comportements, d’émotions, qui donnent un visage à une ‎civilisation, et lui donnent ses deux pôles comme le génie d’un Descartes et l’âme d’une Jeanne ‎d’Arc ». Cette définition a tout l’air d’être une photo prise par le subconscient de Bennabi au moment où ‎il découvre la France métropolitaine des années 1930. Elle n’est pas sans évoquer la définition ‎de Nietzsche qui voit pour sa part dans la culture « une unité de style qui se manifeste dans ‎toutes les activités d’une nation » (2).‎La seconde définition met en relief l’objet et les moyens de la culture qui « n’est pas une ‎science particulière réservée à une classe ou à une catégorie de gens, mais une doctrine du ‎comportement général d’un peuple dans toute sa diversité et toute sa gamme sociale… Elle doit ‎donc être générale pour inspirer à la fois le berger et le savant et les maintenir dans le même ‎cadre de vie… Sa fonction dans une civilisation se rapproche assez de celle du sang où les ‎globules blancs et les globules rouges sont véhiculés par le même courant, le plasma. Elle est ‎l’élément nourricier, le sang d’une civilisation, le sang où les idées techniques des cadres et les ‎idées pratiques du peuple ont néanmoins un fond commun fait de dispositions, d’idées, de ‎tendances identiques… ». Ainsi, toute réalisation sociale, tout produit de civilisation est dans son ‎essence une synthèse des quatre éléments fondamentaux qui forment la culture : une ‎‎« éthique » pour déterminer le comportement collectif, une « esthétique » pour déterminer le ‎goût général, une « logique pragmatique » pour déterminer des modes d’actions communs, et ‎une « technique » appropriée à chaque catégorie d’activité.‎L’Ethique désigne les croyances, les normes morales, l’idéologie. Elle n’est pas à considérer ‎sous l’angle philosophique mais sous l’angle sociologique : « Il ne s’agit pas de disséquer des ‎principes de morale, mais de signaler des forces de cohésion nécessaires entre les individus ‎d’une société qui forme ou qui peut former une unité historique. Ces forces ont leur origine ‎dans l’instinct grégaire de l’individu qui partage la vie d’un groupe… Une société qui naît ou qui ‎renaît a sa loi de cristallisation et de cohésion dans un Ethos. Réciproquement, quand le sens ‎éthique disparaît d’une société celle-ci se disloque, se désagrège, s’émiette. Cette dislocation a ‎sa cause dans la réapparition chez l’individu des instincts antisociaux. Ce phénomène devient ‎sensible quand le principe moral religieux, et plus tard son résidu laïc – la contrainte sociale – ne ‎sanctionnent plus les actes de chacun». L’éthique réalise l’union subjective entre les individus, ‎les dote de mêmes référents moraux et institue entre eux un système de valeurs.L’Esthétique reflète le style de vie d’une société. Elle imprègne l’environnement social et les ‎manières de vivre des membres de la société (le fameux savoir-vivre). Les couleurs, les ‎formes, les sons, les mouvements, la révèlent et forment une ambiance générale. Ecrivant à ‎des fins pratiques, Bennabi indique que le sens du beau doit manifester sa présence dans la ‎rue, l’habillement, les lieux publics. Il écrit (dans les années quarante) : «Il faudrait que dans ‎nos rues, dans nos cafés, on trouve la même note esthétique qu’un metteur en scène doit ‎mettre dans un tableau de cinéma ou de théâtre. Il faudrait que la moindre dissonance de son, ‎d’odeur ou de couleur, nous choque comme on peut être choqué devant une scène théâtrale ‎mal agencée ». Le bien ne peut être conçu sans le beau. Bennabi traduit ce postulat en ‎langage sociologique : « Les idées sont le canevas subjectif des actions. Elles sont liées à des ‎générateurs concrets, à une ambiance faite de couleurs, de formes, de mouvements, de sons, ‎de visages. En fait, il s’agit bien d’une esthétique quand on considère la source des idées, donc ‎des actions. Même l’activité la plus insignifiante est liée à une certaine esthétique car il y a la ‎belle manière de penser et d’agir et même de faire la politique ou de porter seulement un ‎paquet… L’esthétique, c’est tout le problème de l’art, de la mode vestimentaire, de nos ‎usages ; c’est une manière de faire un geste plus ou moins élégant ou gracieux, de balayer ‎devant notre porte, de peigner nos enfants, de cirer nos chaussures quand on en a, de marcher ‎sans indolence comme le recommande le Coran… L’esthétique, c’est la « face » d’un pays dans ‎le monde. Il faut sauver notre face pour sauver notre dignité et imposer notre respect au ‎prochain à qui nous devons nous-mêmes le respect ». Jonas Salk appelle « sens esthétique » ‎cette faculté propre à l’homme de rechercher intuitivement la beauté et l’ordre » (3).‎La Technique représente les moyens d’action d’une société, ses modes de production, son ‎inventivité. Elle recouvre les sciences, les métiers, les talents et toutes les activités économiques ‎et sociales qui assurent son entretien économique et son développement. ‎La Logique pragmatique, elle, exprime la capacité d’une société à faire face aux problèmes ‎pratiques qui se posent à elle (le fameux savoir-faire). C’est la logique de l’action, l’acte ‎approprié au but, le lien logique entre une politique et ses moyens, entre une idée et sa ‎réalisation, entre une culture et son idéal. C’est cette donnée qui semble à Bennabi manquer le ‎plus chez les musulmans, et c’est de son absence que résulte l’inefficacité généralisée qui leur ‎est imputée : « Si tout le monde sait à peu près intuitivement établir un syllogisme, très peu de ‎gens possèdent la logique de l’action. C’est cette logique qui est déficiente chez les musulmans, ‎et non celle de la pensée… On dit que la société musulmane vit selon le précepte coranique. Il ‎serait cependant plus juste de dire qu’elle parle selon le précepte coranique, parce qu’il y a ‎absence d’une logique dans son comportement islamique. Prenons un cas concret : regardons ‎marcher un imam ou un cadi et un prêtre catholique. Qui a l’air vif, décidé, et l’allure rapide ? ‎Ce n’est pas le musulman à qui pourtant le précepte coranique qu’il connaît parfaitement ‎enjoint « d’avoir le pas décidé » ou encore ceci : «Il ne faut pas marcher en se pavanant »… On ‎ne pense pas pour agir, mais pour dire des mots qui ne sont que des mots. Mieux, on hait ceux ‎qui pensent efficacement et disent des mots logiques, c’est-à-dire des mots qui deviennent sur ‎le champ des actions. C’est de là que viennent nos inefficiences sociales… ». ‎Pour lui, chaque phase de développement social se caractérise par la prépondérance d’un de ‎ces éléments. C’est ainsi que l’élément éthique est ce qui marque le plus une société naissante, ‎alors qu’une société à son déclin sombre dans un esthétisme qui « s’éloigne d’ailleurs de plus en ‎plus des normes d’une véritable esthétique » (« Naissance d’une société», 1962). ‎Dans le monde arabe des années cinquante (en fait jusqu’à maintenant) la notion de culture est ‎appréhendée dans le sens de « divertissement », de « culture de masse », et un peu dans le sens ‎de « science », de « savoir ». Bennabi s’élève contre ce qui lui semble être une dérive ‎sémantique encouragée par la lutte idéologique qui souhaite orienter l’esprit arabe vers les ‎futilités et le paraître. ‎Revenant sur cet important sujet après l’indépendance de l’Algérie, il veut le nettoyer des ‎scories qui lui ont été collées par des intellectuels superficiels. Pas plus qu’elle n’est l’expression ‎des loisirs, la culture n’est le produit de l’instruction, de la formation ou de l’école : « Celle-ci ne ‎donne à l’élève les qualités précises du rendement social ou de l’efficacité que dans certaines ‎conditions qui débordent le cadre scolaire… L’individu ne doit pas ses qualités sociales à sa ‎formation scolaire mais à des conditions propres à son milieu ». ‎Voulant expliquer par ce biais le phénomène du sous-développement, il indique que celui-ci ‎n’est pas de nature économique mais culturelle : « Le sous-développement est le résultat ou la ‎résultante des inefficacités individuelles ; c’est une inefficacité à l’échelle d’une société. ‎L’inefficacité ne peut être réduite par une formation conçue uniquement dans le cadre scolaire. ‎Le problème du comportement relève de la culture, mais la culture conçue et élaborée dans un ‎cadre social qui embrasse toute la société, non pas une certaine catégorie sociale… L’individu ‎ne doit pas ses qualités sociales à sa formation scolaire, mais à des conditions propres à son ‎milieu. Dans notre comportement négatif à l’égard de tel ou tel problème, ce sont toutes les ‎causes d’inefficacité propres à notre milieu qui nous rendent inefficaces » (« Perspectives ‎algériennes », 1964). ‎Un demi-siècle après, nous pouvons mesurer la justesse de ces vues en considérant la crise de ‎l’école algérienne avec ses déperditions, son inadaptation aux besoins de l’activité économique ‎et son incapacité à « éduquer » la société. ‎Bennabi estime que « c’est le rôle d’une culture de créer le liant social. Et c’est justement dans ‎cette fonction que les cultures semblent s’être différenciées en deux types, selon deux ‎vocations… Les peuples sémites ont fondé leur culture sur le respect de la règle, c’est-à-dire sur ‎les valeurs éthiques, les peuples aryens sur les valeurs esthétiques, sur la forme qui a atteint sa ‎perfection à Athènes qui en a transmis le culte à la renaissance de l’Europe… Cette ‎différenciation fondamentale remonte à leurs origines : la culture occidentale a hérité du génie ‎gréco-romain le goût du beau, la culture musulmane a hérité du génie sémitique le sens du ‎vrai ». ‎Il attribue ainsi le processus de singularisation et de différenciation des cultures à ‎l’intériorisation des idées primordiales par l’inconscient: «Abandonné à sa solitude, l’homme se ‎sent assailli d’un sentiment de vide cosmique. C’est sa façon de remplir ce vide qui déterminera ‎le type de sa culture et de sa civilisation, c’est-à-dire tous les caractères internes et externes de ‎sa vocation historique. Il y a essentiellement deux manières de le faire : regarder à ses pieds, ‎vers la terre, ou lever les yeux, vers le ciel. L’un peuplera sa solitude de choses : son regard ‎dominateur veut posséder. L’autre peuplera sa solitude d’idées : son regard interrogateur est en ‎quête de vérité. Ainsi naissent deux types de culture : une culture d’empire aux racines ‎techniques, et une culture de civilisation aux racines éthiques et métaphysiques. Le phénomène ‎religieux apparaît là où l’homme dirige son regard vers le ciel. C’est là qu’apparaît le prophète : ‎l’homme de la mission, du message, l’homme qui a des idées à communiquer comme Jérémie, ‎Jésus, Mohammad. L’Europe, berceau de tant de grands hommes semble exclue cependant du ‎phénomène religieux au niveau de ses messagers, comme si la nature de l’Européen, trop plein ‎de son humanité, ne laisse pas de place au divin. Par contre, le Sémite semble voué à la ‎métaphysique. Le divin laisse peu de place aux préoccupations terrestres » (« Le problème des ‎idées dans la société musulmane », 1971).‎Lorsqu’on considère l’état actuel des musulmans, la pertinence du raisonnement de Bennabi ‎n’en devient que plus éclatante. Les Arabes sont connus pour leur hospitalité, leur générosité, ‎leur désintéressement, mais pas pour leur sens social ou leur efficacité. Lawrence d’Arabie qui ‎a vécu parmi eux au moment des grandes manœuvres pour le démantèlement de l’Empire ‎ottoman note dans ses « Sept piliers de la sagesse » : « On peut lier les Arabes à une idée, ‎comme à une longe… On les entraînerait aux quatre coins du monde rien qu’en leur montrant ‎les richesses et les plaisirs de la terre. Mais qu’ils rencontrent sur leur route le prophète d’une ‎idée, sans toit pour abriter sa tête et sans autre moyen de subsistance que la chasse ou la ‎charité, et ils le suivent aussitôt, en abandonnant leurs richesses… Ce peuple passe sans cesse ‎par des spasmes, des sursauts ; c’est la race des idées, du génie individuel… Leurs convictions ‎procèdent de l’instinct… Ce qu’ils fabriquent le plus, ce sont les croyances » (4).‎Bennabi donne comme exemple de cette différence culturelle fondamentale les réactions de ‎spectateurs orientaux et occidentaux devant un même spectacle : le spectateur européen ‎résonne par la fibre esthétique et le spectateur musulman par la fibre éthique. Ils ne sauraient ‎avoir les mêmes réactions. ‎Il cite le film « Othello » inspiré de la pièce de Shakespeare projeté dans une salle où sont ‎présents des échantillons des deux cultures et note : « Quand Othello tue Desdémone et se ‎suicide, l’émotion du spectateur européen atteint son apogée parce que son ressort est ‎esthétique : il voit la fin de deux beaux êtres. Tandis que l’émotion du second reste plate à cet ‎endroit parce que son ressort est éthique : il voit un meurtre et un suicide » (« Le problème de ‎la culture »). Puis il ajoute : « Les choses et les idées du milieu social qui entourent l’individu ‎sont assimilées par lui par une sorte de dissolution qui les intègre à son être moral, comme les ‎éléments du milieu biologique qui l’entoure sont captés par lui et intégrés à son être physique ‎par l’intermédiaire de la respiration et l’assimilation. L’individu, dès sa naissance, est plongé ‎dans un monde d’idées et de choses avec lesquelles il est en perpétuel dialogue ». ‎Une culture où l’éthique prédomine génère une société où les facteurs moraux et les principes ‎métaphysiques priment sur le reste. Une culture où c’est la dimension esthétique qui prévaut ‎donne lieu à une société où le beau tient lieu de vrai ; une culture où c’est la logique ‎pragmatique et la technique qui dominent débouche sur une société où le rendement et la ‎performance deviennent des buts en soi, comme au temps du stakhanovisme en URSS. ‎Il écrit dans le même livre : « Avant d’être marquée par sa technique et par sa logique ‎pragmatique qui déterminent les bases matérielles de sa vie, une société est marquée par son ‎éthique et son esthétique, et plus précisément par leur rapport qui définit toutes ses impulsions, ‎tous ses mobiles, toute son orientation et sa vocation dans l’histoire. Et selon que ce rapport est ‎en faveur de l’esthétique ou de l’éthique, on a une société d’un type donné. En gros, on peut ‎dire qu’il existe deux types de société : celle où les mobiles sont principalement d’ordre ‎esthétique et celles où les mobiles sont principalement d’ordre éthique… Les deux sociétés, ainsi ‎différenciées par leurs cultures, n’évoluent pas dans le même sens et parfois, dans des ‎circonstances données, elles prennent le contre-pied de l’une et l’autre : ce que l’une ne veut ‎pas et ne peut pas faire par raison morale, l’autre peut le faire et le fait volontiers par raison ‎esthétique. Prenons deux exemples simples pour éclairer ces considérations : ‎a-‎ La société occidentale a cultivé parmi ses arts la peinture, et la peinture du « nu » en ‎particulier, par raison esthétique. La société musulmane a exclu de son art la peinture, ‎et la peinture du « nu » en particulier, par raison éthique. ‎b-‎ L’évolution vestimentaire dans la société occidentale est partie d’un point déterminé : ‎donner le plus d’accent possible à la beauté de la femme en public. L’évolution ‎vestimentaire dans la société musulmane est partie d’un tout autre point : masquer le ‎mieux possible la beauté de la femme en public. ‎Cette différenciation a des implications : lorsque la culture de civilisation sombre dans la ‎décadence, les individus deviennent mystiques, dévots, fanatiques (le maraboutisme hier et ‎l’islamisme aujourd’hui en sont des preuves dans le cas musulman). La culture d’empire, elle, ‎dégénère en frénésie matérialiste, en impérialisme, en immoralité : « Une culture peut ‎s’achever en sombre dogmatisme, exploité par le marabout, une autre en orgie effrénée sur ‎laquelle règne quelque Messaline ou encore, éventuellement, en cataclysme nucléaire ». ‎On peut appliquer cette règle à l’Empire romain qui a fini dans la débauche et à l’Occident ‎actuel qui a légalisé le mariage homosexuel. Spengler ne dit pas autre chose quand il écrit : ‎‎« Chaque culture a son propre mode d’extinction psychique, et elle n’en a qu’un seul, résultant ‎avec une nécessité profonde de sa vie tout entière… La religion étant l’essence de chaque ‎culture, l’irréligion est celle de toute civilisation » (5). ‎L’universitaire américain Allan Christelow s’intéresse depuis plusieurs décennies aux idées de ‎Bennabi. Il est surtout séduit par l’idée de « frontières culturelles » chez lui et sa recherche ‎d’une synthèse pluraliste, le mondialisme. ‎Christelow estime que Bennabi peut être regardé comme un « penseur de frontières globales ». ‎Il se livre à une comparaison entre ses thèses sur la colonisabilité et celles de Bernard Lewis sur ‎les causes de la faillite de la civilisation arabo-islamique et conclut que si les deux approches se ‎ressemblent, les conclusions auxquelles ont abouti l’un et l’autre sont totalement divergentes. ‎Le professeur américain n’hésite pas à aller à l’encontre des thèses soutenues par son ‎compatriote Huntington : « On peut suggérer que les sociétés-clés dans la nouvelles ère ne ‎seront plus les centres de civilisation classiques tels que la France, l’Irak ou la Chine, mais les ‎sociétés situées sur les frontières. Ces sociétés-frontières sont un sol propice à produire des ‎idées, des symboles, des personnalités, des réseaux aptes à faciliter la communication entre ‎cultures ou civilisations… Nous pouvons concevoir Malek Bennabi comme penseur de frontières ‎globales. Comment trouva-t-il ce rôle ? D’abord il passa sa jeunesse à Tébessa, ville un peu ‎isolée des forces les plus brutales de la colonisation, ville aussi qui liait l’Algérie au monde ‎musulman, ses centres d’enseignement à Tunis et au Caire… Puis Bennabi est passé en France, à ‎Paris, à une époque où tout était mis en question du point de vue politique et intellectuel. Plus ‎tard, il est passé au Caire, carrefour du monde arabe et musulman, mais aussi du Tiers-‎Monde ». ‎Christelow voit l’Algérie sur la frontière Europe/Monde musulman, la Malaisie sur la frontière ‎monde musulman/Chine, et le Mexique sur la frontière Amérique du Nord/Amérique du Sud. ‎Les vues du professeur américain sont tout à fait fondées car Bennabi avait une claire ‎conscience de son action d’intercesseur entre les cultures puisqu’on le voit écrire dans un ‎chapitre du « Problème de la culture » intitulé justement « Coexistence des cultures » : « la ‎nature des choses a opéré parfois d’importantes synthèses aux frontières de deux cultures sans ‎que les hommes n’aient recherché ni voulu cela. Il y a des historiens qui regardent la ‎Renaissance de l’Europe au XVI° siècle comme une synthèse réalisée par le temps et les ‎événements aux frontières de la culture islamique et du monde chrétien. En tout cas les ‎Croisades – c’est-à-dire une sorte de synthèse à l’envers- ont surgi sur ces frontières. Les ‎cultures ont leurs foyers en sécurité dans les métropoles des civilisations, mais les événements ‎les plus importants qu’elles déclenchent ont généralement pour théâtre le no man’s land de ‎leurs frontières… C’est dans le no man’s land du Tibet que s’est accomplie l’importante synthèse ‎bouddhique aux frontières de deux cultures millénaires, celle de la Chine et de l’Inde. » ‎Bennabi regrette que la part des hommes soit souvent inférieure à celle des évènements dans ‎l’œuvre de l’histoire. Il dit de lui-même qu’il « travaille aux frontières des cultures » et envisage ‎‎« la possibilité d’une synthèse plus large entre deux ou plusieurs cultures ayant des frontières ‎communes sur une carte géographique, ou simplement qu’il soit question de leur mise en ‎contact dans un projet conçu à une échelle géopolitique.» Dans le même chapitre il ajoute : « La ‎conscience humaine non habituée à travailler aux frontières des cultures se trouve encore, par ‎des habitudes centripètes millénaires, ramenée à voir les choses sous un angle particulier ». ‎Dans un autre chapitre intitulé « Culture et mondialisme », il confirme cette vue : «Le ‎musulman doit regarder les choses sous leur angle humain le plus large pour concevoir son rôle ‎propre et celui de sa culture sur le plan mondial… Il y a lieu de définir aussi une culture dans ‎une perspective mondialiste… Le monde est bourré de science et de culture d’empire. Il est ‎plein d’esprit de guerre et des moyens de la guerre. Mais il y a un immense vide de conscience ‎à remplir». ‎NOTES : ‎ ‎ Cf. « Origine et fonction de la culture », Ed. Gallimard, Paris 1972.‎‎2 Cf. « Considérations inactuelles », Ed. Aubier, Paris. ‎‎3 Cf. « Qui survivra? », Ed. Fayard, Paris 1978.‎‎4 Ed. Payot, Paris 1992‎‎5 Op.cité, T.1..

‎Le soir d’Algérie du 29/11/2015‎

Oumma.com 09 avril 2016

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