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‎ « LES CONDITIONS DE LA RENAISSANCE »‎

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Les grandes lignes de « Discours sur les conditions de la renaissance algerienne », titre ‎originel du livre, ont été ébauchées par Bennabi juste après la parution en février 1947 du ‎‎« Phénomène coranique ». Il le reprendra en avril 1948 à Alger pour l’achever en France un ‎mois plus tard. ‎

En juin 1948 il inaugure une collaboration bénévole avec « La République algérienne » qui ‎durera, avec quelques interruptions, jusqu’en 1955. Le premier article qu’il signe est un ‎plaidoyer pour l’entrée de la langue arabe dans les débats du parlement (« La langue arabe ‎à l’Assemblée algérienne », la RA du 6 juin).

Il se rend ensuite à Tunis où il est invité à ‎donner une conférence sur le thème de la renaissance. Pour lui, ce thème n’est pas ‎seulement culturel mais politique puisque les deux conditions fondamentales qu’il y met ‎sont la fin de la colonisabilité et la fin du colonialisme.

Quelque temps après, il anime à ‎Alger une conférence sur l’« Anthologie du chiffre arabe» puis une autre, un peu plus tard, ‎sur « L’homme, le sol et le temps » au siège de l’Association des étudiants musulmans.‎

‎ « Les conditions de la renaissance » sort en librairie fin février 1949. Il l’a achevé en ‎pensant qu’avant de mourir il fallait « laisser à (mes) frères Algériens une technique de ‎renaissance ».

C’est certainement pour exprimer ce sentiment qu’il a choisi de mettre en ‎épigraphe cette touchante et si peu machiavélique pensée de Machiavel : « Le devoir d’un ‎honnête homme est d’enseigner aux autres le bien que les iniquités du temps et la malignité ‎des circonstances l’ont empêché d’accomplir, dans l’espoir que d’autres, plus capables et ‎placés dans des circonstances plus favorables, seront assez heureux pour le faire.»‎ ‎ ‎

Le livre est préfacé par le Dr. Abdelaziz Khaldi qui était lui-même un écrivain qui avait déjà ‎publié, et un pamphlétaire redouté dont les premiers articles avaient paru dans « Egalité ». ‎

Le livre, dédié au Dr. Saâdane et à Madame Pia ‎, sort dans un contexte de mobilisation ‎internationale des pays musulmans et de l’islam contre le communisme. On est au début de ‎la guerre froide. Sollicité tacitement pour jouer un rôle dans cette stratégie, Bennabi a ‎constamment refusé.

Jamais il n’attaquera dans ses œuvres le bloc soviétique ou le ‎communisme dans lesquels il voyait au contraire des alliés objectifs. Comme Nehru, il pense ‎que « si le communisme est mauvais, le colonialisme est infiniment pire ». ‎

Aussi va-t-il être présenté par ses contempteurs comme un suppôt du communisme. Kateb ‎Yacine (1928-1989) rédige un article dans le journal français « Combat » dans lequel il s’en ‎prend au livre.

En fait, tous les organes de presse du mouvement national s’acharnent sur ‎lui : « Liberté » du Parti communiste algérien, « La République algérienne » de ‎l’UDMA, « Al-Bassaïr » des Oulamas, « Le Jeune musulman » de l’Association des étudiants ‎musulmans algériens, « Alger-Républicain »… ‎

Il ne réagit à aucune de ces attaques mais consigne dans ses « Mémoires » : « Le ‎‎« psychological-service » remportait une victoire contre la première étude scientifique du ‎‎« coefficient colonisateur », et de la grave maladie sociale que je dus nommer « la ‎colonisabilité » en indiquant les moyens immédiats pour la guérir, alors que le colonialisme ‎était heureux, au fond, que les mouvements nationaux cherchaient ces moyens dans la ‎lune. » ‎

Il ne leur répondra, en les désignant nommément (Association des Oulamas, Parti ‎communiste algérien, intellectuels algériens) que dix ans plus tard dans son livre « La lutte ‎idéologique dans les pays colonisés »‎ ‎. ‎

La cause de cette levée de boucliers ? Les critiques au vitriol qu’il a élevées contre les uns et ‎les autres, ainsi que l’apparition d’un concept qu’il venait de forger, la colonisabilité. Ceux ‎qui se sont reconnus dans ses descriptions fulminent. ‎

Dans « La République algérienne » du 25 mars 1949, une analyse signée Juba III, ‎pseudonyme derrière lequel se cache (selon Bennabi) une intellectuelle Française est ‎publiée. Elle est critique mais ne peut nier la qualité du travail : « Ces vues qui demeurent ‎justes dans leur hardiesse et leur nouveauté révèlent une forte personnalité, mieux, un ‎tempérament de penseur et d’écrivain. Personnalité si forte, si originale, qu’elle évoque ‎parfois Auguste Comte… Nous sommes constamment soumis au régime épuisant de la ‎douche écossaise… Il ne s’agit pas cette fois d’un utopiste, mais d’un esprit positif, d’un ‎technicien. S’il ne voit pas toujours juste, il sait voir grand ! ». ‎

Pour sa part, Mohamed-Chérif Sahli (1906-1989) parle dans un article passablement hostile ‎d’une « notion fausse dans son principe et dangereuse dans ses conséquences »‎ ‎. ‎

Dans « Vocation de l’islam II », Bennabi laissera libre cours à sa colère : « Je suis né dans un ‎pays et à une époque où l’on comprend à demi ce qui se dit clairement, et rien du tout à ce ‎qui se dit à demi-mot… J’ai écrit pour mes frères les colonisables colonisés d’Algérie, mais ‎mes frères n’ont compris qu’à demi ma pensée parce que pour la rendre efficace, j’ai dû en ‎faire une sorte d’imprécation permanente contre leur colonisabilité. Ils auraient tant ‎souhaité, les malheureux, me voir insulter « héroïquement » le colonialisme ! ‎Malheureusement, les colonialistes m’ont compris à demi-mot. Ils m’ont fait le sort que ‎mérite, à leurs yeux, celui qui n’insulte pas le colonialisme mais le tue… dans l’œuf, l’étouffe ‎dans ses racines mêmes qui plongent dans la colonisabilité. En commençant ma carrière il y ‎a vingt ans, je ne comptais pas certes que l’administration me prête son aide pour que je la ‎combatte. Mais je ne comptais pas davantage que ceux-là mêmes parmi mes frères qui font, ‎publiquement, profession de la combattre, me refusent toute aide et me combattraient, au ‎contraire, avec les armes même de l’administration coloniale. Celle-ci, en effet, n’a qu’un ‎geste à faire. Aussitôt la condamnation de ma pensée, de mon effort, de mon œuvre est ‎signée, proclamée, exécutée par cent « patriotes », cent « alem » cent « sauveurs » du ‎pays… » ‎

Le livre n’avait qu’un public réduit, celui des lettrés, mais c’est justement celui-là qu’il ‎soumettait à une rude critique avec des propos tout à fait sacrilèges pour l’époque. Il s’en ‎prend directement et nommément aux « Elus », aux Oulamas, au discours populiste du PPA-‎MTLD, aux étudiants « progressistes »… ‎

Bennabi s’est ainsi mis tout le monde à dos. L’affrontement entre lui et le mouvement ‎national, entrecoupé de périodes de rapprochement lorsque le colonialisme sévissait ‎durement ou à l’occasion d’actions de résistance communes, n’allait plus cesser jusqu’au ‎déclenchement de la Révolution et même au-delà. ‎
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L’essai est d’une haute facture littéraire et comporte des pages écrites sous l’influence ‎manifeste de Nietzsche. Le titre peut aussi faire songer au livre de Fichte, « Discours à la ‎nation allemande », écrit à une époque (1807) où l’Allemagne n’était pas encore unifiée et ‎dans lequel le « philosophus teutonicus » exhortait ses compatriotes à réaliser leur vocation ‎ici-bas en s’attachant à donner à leur existence une signification cosmique.

Fichte accorde ‎une haute importance au facteur religieux et pense que c’est la religion qui assure l’unité ‎subjective des individus, ce qui correspond tout à fait aux vues de Bennabi. En tout cas, le ton ‎et le rythme des « Conditions de la renaissance » révèlent un Bennabi vitaliste et assez ‎imprégné de la pensée allemande : Fichte, Nietzsche, Spengler, Hermann de Keyserling y ‎sont cités… Le sens poétique et le sens tragique alternent.‎
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Le livre est organisé en chapitres courts, extrêmement denses où est résumée en quelques ‎pages l’histoire de l’Algérie à travers les périodes sociologiques par lesquelles elle est ‎passée (Stade épique : guerriers et traditions ; Stade politique : idée, idole). C’est la ‎première partie. ‎

La seconde, intitulée « L’avenir », s’ouvre sur un « Apologue » écrit dans le même style, un ‎mélange de prose et de poésie, que le « Prologue ».

On y trouve exposés en quelques pages ‎les premiers jalons de sa théorie de la civilisation (l’éternel retour ; le cycle de civilisation ; ‎les richesses permanentes) qu’il illustre par un graphique où apparaissent les moments ‎décisifs de sa trajectoire : apparition d’une idée religieuse qui opère une synthèse de ‎l’homme, du sol et du temps : c’est la phase de l’âme ; cette synthèse bio-historique va ‎donner lieu à une ère de développement social et de créativité intellectuelle, c’est-à-dire ‎une civilisation ; elle est projetée par sa vitesse de propulsion jusqu’à ce qu’un accident ‎vienne à stopper son mouvement ascensionnel: c’est le début de la phase de la raison où la ‎civilisation continue son expansion alors que le feu sacré qui l’a impulsée se met à décliner ‎jusqu’à l’extinction ; la décadence ou phase de l’instinct s’installe et avec elle la fin de la ‎créativité intellectuelle et scientifique, la crispation sur un modèle devenu non-performant, ‎faute d’innovation, puis l’arrêt définitif. ‎

Mais Bennabi pense qu’une renaissance est possible sous certaines conditions. C’est ‎justement l’objet du livre. ‎

Viennent alors les « discours » sur les tâches à réaliser pour enclencher le processus de ‎renaissance (orientation de la culture, orientation du travail, orientation du capital). La ‎troisième partie, enfin, est consacrée au coefficient colonisateur et au coefficient ‎autoréducteur, suivis de monographies réservées à des catégories sociales (les femmes, les ‎scouts, les oulamas, les politiciens, …) ou des concepts (l’art, le sol, le temps…).‎

La conclusion est une annonce des thèmes qui seront abordés dans le livre suivant ‎‎(« Vocation de l’islam »), notamment ceux relatifs au mondialisme et à la « cité humaine ».‎

Si « Le phénomène coranique » avait pour but d’établir l’authenticité de l’idée islamique, et ‎‎« Lebbeik » celui de montrer sa capacité à transformer l’homme, « Les conditions de la ‎renaissance » se propose de déterminer à quelles conditions doit se plier une société pour ‎devenir efficace, c’est-à-dire en mesure de susciter un processus de développement ‎intellectuel, économique et social qui s’appelle « civilisation ». ‎

Le livre a un caractère de prolégomènes à l’œuvre générale. Il est en lui-même un plan de ‎travail dont les parties feront l’objet de développements ultérieurs. Mais déjà apparaît ‎l’ordre qui commande la réflexion de Bennabi, ordre où on le voit passer de l’idée à la ‎réalité, de l’individu à la société, et de la société à l’humanité. ‎

Le livre devait, comme on le sait, porter le titre de « Visages à l’aurore ». Un tel titre n’est ‎pas sans rappeler celui d’une œuvre de Nietzsche, « Aurore ». Renaissance et Aurore sont ‎pour les deux philosophes une même métaphore par laquelle ils expriment le moment, pour ‎un peuple, d’un départ dans l’histoire. ‎

Ces visages, ce sont probablement ceux de l’intellectomane, du minus habens, de l’homo-‎natura, du post-almohadien, etc, dépeints dans le livre :

« Le spectre social algérien s’étale ‎en une infinité de nuances qui expliquent toutes les dissonances, toutes les inharmonies ‎d’une société qui a perdu son équilibre traditionnel et est à la recherche d’un nouvel ‎équilibre. Recherche qui sème la vie algérienne de détails inattendus, discordants, parfois ‎naïfs ou ridicules, et parfois même tragiques… Cette multitude de regards dénote les degrés ‎d’adaptation différents qu’on rencontre en Algérie, dénote le contraste des vêtements, des ‎opinions et des goûts, les divergences. La terre n’est pas encore ronde pour tout le monde. ‎Les uns vivent en 1368 et certains en 1948. D’autres sont entre ces deux extrêmes. C’est le ‎drame de notre adaptation avec toute son acuité, jusque dans nos relations amicales et ‎familiales. On a l’impression de vivre dans un milieu hybride fait de mille peuples, de mille ‎cultures. Ces dissonances sont imputables avant tout à une vision incomplète, fragmentaire ‎du milieu nouveau où nous sommes, à une appréciation erronée de la civilisation qui nous ‎attire irrésistiblement… »‎

A l’entrée des « Conditions de la renaissance », Bennabi a mis en « Prologue » un beau ‎poème dans lequel il exprime une perception imagée de la renaissance. Ce texte rappelle ‎indubitablement le « Prologue » sur lequel s’ouvre « Ainsi parlait Zarathoustra ». Ici, ‎Bennabi n’est pas seulement proche de Nietzsche par les paraboles et le style, il est lui-‎même Zarathoustra venant réveiller une cité endormie. ‎

Le livre du philosophe allemand s’ouvre sur ces lignes : « Je suis las de ma sagesse, comme ‎l’abeille qui a butiné trop de miel… » On lit dans les « Mémoires » de Bennabi : « J’ai vu trop ‎de choses depuis vingt ans ! J’en suis gorgé comme l’abeille de son miel quand elle a trop ‎butiné…»‎

Dans le livre de Nietzsche, Zarathoustra réincarne Zoroastre, prophète du mazdéisme ‎. Retiré ‎dans les montagnes à l’âge de trente ans, il connaît l’illumination après dix ans de retraite. Il se ‎lève un matin, invoquant le « Grand astre » et lui annonce son désir d’aller prêcher aux ‎hommes l’« éternel retour ». Ayant rencontré aux abords de la ville la foule distraite par les ‎jeux de la foire, il l’apostrophe : « Je vous le dis : vous portez encore du chaos en vous… Le ‎moment est venu que l’homme se fixe son but. Le moment est venu pour l’homme de planter ‎le germe de son espoir le plus haut…».‎
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L’homme décadent que Bennabi veut réformer, c’est l’homme déclinant que Nietzsche veut ‎réveiller : « Je veux apprendre aux hommes le sens de leur existence qui est le surhomme. » ‎écrit ce dernier. Mais la foule le raille et se détourne de lui.

Déçu, Zarathoustra quitte la ‎ville et va se réfugier dans une forêt. En se réveillant le lendemain, il a changé de résolution ‎‎: « Ce n’est pas à la foule que Zarathoustra doit parler mais à des compagnons… Des ‎compagnons qui puissent moissonner avec lui, car chez lui tout est prêt pour la récolte… ‎Entre l’aurore et l’aurore suivante, une vérité nouvelle m’est venue… Je ne veux plus ‎désormais parler à la foule… C’est au créateur, au moissonneur que je veux me joindre…. ».‎

Dans le « Prologue » des « Conditions de la renaissance », Bennabi s’adresse dans un style ‎exalté à un compagnon, le « semeur », qu’il exhorte à planter le germe de la renaissance. ‎Dans le livre de Nietzsche, Zarathoustra retourne à sa montagne et à sa solitude, « attendant ‎tel un semeur qui a répandu sa semence… Son âme se remplit d’impatience et d’avidité pour ‎ceux qu’il aimait : car il avait encore beaucoup à leur donner ».

Mais un matin il se réveille sur un rêve où il avait reçu un avertissement : ses ennemis ont ‎détourné et travesti son message. La « nouvelle volonté » dont Nietzsche souhaite voir ses ‎contemporains animés est la volonté de civilisation que Bennabi cherche à insuffler aux ‎siens en leur proposant des valeurs nouvelles : l’efficacité, le sens collectif, la civilisation…

Dans le livre de Nietzsche, comme dans « Les conditions de la renaissance », le « Prologue » ‎est suivi de « discours » sur l’« éternel retour », autre désignation de ce que Bennabi appelle ‎les « cycles de civilisation », cette succession infinie de départs et de retours, d’apogées et ‎de périgées, de grandeur et de décadence….

L’idée d’« éternel retour » est le produit de l’influence exercée sur Nietzsche par un autre ‎philosophe allemand, Goethe, qu’il revendique d’ailleurs comme l’un de ses « ancêtres »‎ ‎. ‎Chez Goethe, l’idée d’éternel retour est exprimée par la « loi de la systole-diastole » qui ‎commande le fonctionnement de la Création comme elle régit les mouvements du cœur ‎‎(contraction, décontraction).

Goethe est aussi l’inventeur de la notion de « surhomme » ‎‎(Ubermensch). On a dit que « Zarathoustra » de Nietzsche était le fils du « Faust » de ‎Goethe.

Si les deux prologues se ressemblent, il n’en va pas de même pour le reste. Faute d’objectifs ‎historiques ou sociologiques précis, l’œuvre de Nietzsche a été jugée nihiliste, alors que ‎l’œuvre de Bennabi est un ensemble d’indications destinées à des hommes en situation ‎d’agir pour transformer leur état historique.

Nietzsche et Bennabi ont en commun d’avoir été des penseurs qui ont révéré la ‎transcendance, le dépassement de l’horizon borné, le « surhomme »…

Tous deux ont porté ‎un immense dégoût de la petitesse, du déclin, de l’absence de volonté civilisationnelle, tous ‎deux ont dénoncé la décadence incarnée chez l’un par le « philistin de la culture » et chez ‎l’autre par le « post-almohadien », tous deux ont raisonné en termes de civilisation, tous ‎deux sont à la fois d’implacables procureurs et de tendres poètes. Portés par le souffle de la ‎grandeur ils ont rêvé et proposé à leurs contemporains une autre philosophie de l’existence. ‎

Nietzsche a sombré dans la folie alors que Bennabi n’en a été sauvé que par la foi. Il semble ‎que Nietzsche ait prédit son destin dès 1870 dans une lettre à Erwin Rohde où il dit : « Le ‎malheur est que je n’ai pas de modèle et que je cours le risque de devenir pareil à un fou ‎abandonné à lui-même ». ‎

Le premier a été pessimiste jusqu’à s’abstraire de son temps, quand le second, malgré les ‎vicissitudes qui ont jalonné sa vie, est resté « présent » dans son époque car il était mû par ‎le sentiment d’avoir une mission à accomplir : témoigner. Il a été tenté par le suicide, mais ‎s’en est détourné. ‎

Le premier était tendu par la volonté de puissance jusqu’à l’aliénation ; le second était porté ‎par la volonté de renaissance jusqu’à l’obsession. Zarathoustra, parmi les hommes, c’était le ‎déclin. Bennabi dans son époque, c’était une souffrance sans nom et sans fin.

Contrairement à ce que l’on est porté à croire, Nietzsche était préoccupé de religion. Son ‎style est essentiellement allégorique et on pense même qu’il a emprunté à la Bible de ‎Luther. Bennabi évoque à son propos dans un article « cette fraîcheur biblique qui n’existe ‎dans le style d’aucun autre philosophe »‎ ‎.

Fils de pasteur, cet imprécateur était en fait dressé contre les valeurs chrétiennes dans ‎lesquelles il voyait l’abaissement de l’homme et la négation de ses aspirations à une vie ‎intense et libre. Sa haine pour le christianisme n’est pas un acte de défi, mais une ‎protestation énergique ; il ne s’attaque pas à ses dogmes mais à sa morale, à la psychologie ‎qu’il a instillée dans l’âme occidentale.Il était à la recherche d’un « Dieu inconnu » et, faute ‎de l’avoir trouvé comme Goethe au contact de l’islam, il a sombré dans la folie. ‎

Dans le livre le plus violent à l’égard du christianisme qu’il ait produit Nietzsche écrit :

‎‎« Quand l’islam méprise le christianisme, il a mille fois raison : l’islam présuppose des ‎hommes… Le christianisme nous a privés de la moisson de la culture antique, plus tard il ‎nous a encore privés de la moisson de la culture islamique. La merveilleuse culture ‎mauresque de l’Espagne, au fond plus proche de nous, plus éloquente pour l’esprit et la ‎sensibilité que Rome et la Grèce, on l’a piétinée parce qu’elle devait sa naissance à des ‎instincts d’homme, parce qu’elle disait oui à la vie et le disait avec les raffinements ‎singuliers et précieux de la vie mauresque… Les croisés, par la suite, ont combattu quelque ‎chose devant quoi il eut été plus séant qu’ils se prosternassent dans la poussière, une culture ‎devant laquelle notre dix-neuvième siècle lui-même ferait bien de se sentir très indigent, ‎très tardif… « Guerre à outrance contre Rome ! Paix, amitié avec l’islam ». Tel fut le ‎sentiment, telle fut l’action de ce grand esprit libre, le génie parmi les empereurs ‎allemands, Frédéric II »‎ ‎.

Le style incantatoire imprègne de bout en bout l’œuvre de Nietzsche qui est convaincu que ‎c’est par le chemin souterrain de son âme que l’homme peut être abordé si on envisage de ‎provoquer en lui une metanoïa. Voulant l’atteindre dans ses profondeurs pour déposer en lui ‎le ferment des nouvelles valeurs, il a privilégié les accents religieux qui seuls peuvent ‎trouver la voie de la strate inconsciente de la psychologie humaine où se forment les idées ‎primordiales, les archétypes, les motivations.

Nietzsche propose une nouvelle religion – la volonté de puissance – et emprunte les modes ‎opératoires convenant à cet office : la révélation sensationnelle, la désignation de nouveaux ‎impératifs, le prosélytisme… Etre prophète ne lui suffisant pas, il érige son œuvre en source ‎‎« au-delà du bien et du mal » pour balayer les valeurs périmées et les remplacer par une ‎haute religion –celle du surhomme – dont il se veut le prêtre. C’est un anachorète en colère ‎qui prescrit un impératif catégorique nouveau à son époque pour l’amener à quitter le ‎monde du bavardage stérile.‎

Nous retrouvons nettement chez Bennabi cet esprit de révolte et parfois cette attitude ‎iconoclaste contre les valeurs dévitalisées aussi bien dans ses écrits publics que dans ses ‎écrits inédits comme ce passage de ses « Mémoires » où il voue aux gémonies la prétendue ‎‎« culture islamique » :

« Dès lors, la culture d’al-Azhar et de la Zitouna, cette culture qui tue ‎les consciences et les âmes, me fit horreur comme la pire calamité qui pût menacer le ‎monde musulman. Depuis, la vie n’a pas cessé –hélas- de me fortifier dans cette conviction. ‎Pour que l’islam vive ou ressuscite dans les consciences, il faut tuer ce qu’on appelle ‎aujourd’hui la « culture musulmane », cette culture qui empuantit les âmes, avilit les ‎caractères, affadit les consciences, effémine les vertus. J’ai maintenant (Bennabi parle des ‎années 37-38) plus que jamais cette conviction. » ‎

On reconnaît là les accents nietzschéens contre « ceux qui parlent d’espérances ‎supraterrestres, ces empoisonneurs… Ils ont quelque chose dont ils sont fiers. Comment le ‎nomment-ils donc ce qui les rend si fiers ? Ils appellent ça la culture… »‎ ‎. ‎

Khalil Djibran, Mohamed Iqbal et Bennabi ont emprunté à Nietzsche ses saisies fulgurantes, ‎ses impulsions et ses raccourcis. ‎

Tous trois ont été marqués dans l’étape de leur éveil intellectuel par le courant vitaliste de ‎la pensée allemande en général et la philosophie et le style de Nietzsche en particulier. Ils ‎doivent à ce dernier leur ouverture à la conscience tragique et leur découverte de la ‎psychologie faustienne.

Le problème par lequel tous trois étaient habités, celui de ‎l’arriération sociale du monde arabo-musulman et du despotisme qu’exerçait l’école ‎traditionnelle sur la pensée, ils l’ont trouvé posé presque dans les mêmes termes dans les ‎œuvres et l’état d’esprit de Fichte, Goethe et Nietzsche.

Aussi partiront-ils tous trois en guerre contre l’abdication intellectuelle, transposant dans la ‎pensée arabo-musulmane moderne le souffle, les images et les concepts de la philosophie ‎allemande. Courageux, Iqbal écrit : « Il n’y a rien d’étonnant à ce que la jeune génération ‎musulmane d’Asie et d’Afrique réclame une orientation nouvelle de sa foi. Avec la ‎renaissance de l’islam, il est nécessaire d’examiner dans un esprit indépendant ce que ‎l’Europe a pensé, et la mesure dans laquelle les conclusions qu’elle a atteintes peuvent nous ‎aider à revoir et, si nécessaire, reconstruire la pensée théologique de l’islam »‎ ‎.

Khalil ‎Djibran qui croyait en une religion universelle estime pour sa part que « Dieu a donné ‎plusieurs portes à la vérité de manière à pouvoir accueillir chaque croyant qui y frappe. »‎

NOTES :‎
‎1) En octobre 1963, Bennabi évoque au cours d’une discussion avec le Dr. Khaldi et le Dr. Okbi cette pensée par laquelle ‎Machiavel a voulu léguer son œuvre aux générations futures et note dans ses Carnets en date de ce 13 octobre : « Les ‎générations musulmanes se succèdent mais ne s’héritent pas. L’esprit occidental se projette dans l’avenir en étant du présent ‎et en gardant un regard sur le passé. Dans la société post-almohadienne, il n’y a pas de Machiavel soucieux de transmettre un ‎message aux générations suivantes, et il n’y a pas d’homme soucieux de devenir, à son époque, le relais du message à ‎transmettre aux époques futures. » ‎

‎2) Nous n’avons pas pu déterminer qui était cette personne. La dédicace est ainsi rédigée : « A madame Pia, la brave femme qui ‎ne connut de ma personne que le nom et la religion et qui m’offrit cependant toute la tendresse d’une mère dont je ne connus ‎rien d’autre moi-même ».‎
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‎3) Où l’on peut lire ceci : « Lors de la parution de l’édition française de mon livre « Les conditions de la renaissance » en ‎Algérie voilà une quinzaine d’années, le colonialisme avait pressé sur une touche. Un mouvement hostile s’était aussitôt mis en ‎branle à travers trois réactions. La première, l’Association des oulamas musulmans algériens, par le biais de deux articles de ‎son organe où l’auteur décrit le livre comme une œuvre puisée dans son ensemble dans les articles parus dans un grand ‎quotidien parisien… La deuxième réplique a été publiée dans le journal d’un parti nationaliste, à travers deux articles ‎également. L’auteur fait semblant de présenter une critique honnête et impartiale du livre. Il y reproduit sa critique sous le titre ‎accrocheur de « Faux pas et confusion ». Un titre fort insinuant comme on le voit. La troisième réaction est venue de l’organe ‎central du Parti communiste en Algérie… Il a présenté l’œuvre comme « un livre qui mérite l’agrément du colonialisme ». Il ‎faut également ajouter l’attitude de la presse progressiste en général qui a passé totalement sous silence le sujet. Un silence ‎d’or pour le colonialisme ». S’agissant de l’Association des Etudiants, il rappelle qu’« elle a publié un communiqué dénonçant ‎l’ouvrage comme « nuisible à la cause du peuple !»‎

Bennabi a été amené à rapporter ces faits non pour se venger, mais pour montrer comment opère le colonialisme en matière ‎de lutte idéologique : « Le combat ne s’est pas déroulé entre un écrivain qui lutte pour une cause et le colonialisme dont les ‎intérêts se situent aux antipodes de cette lutte. Il se présente en apparence comme une lutte opposant l’écrivain aux mouvements ‎nationalistes qui prétendent, paradoxalement, représenter aussi cette cause… Le colonialisme a dévié un combat qui l’oppose ‎à un individu pour en faire un conflit entre cet individu et ses propres frères… En appuyant seulement sur une « touche » ‎secrète, il a réussi à transformer la bataille en une opération psychologique à double objectif. D’un côté, il a jeté sur le livre ‎paru toutes les lumières susceptibles de le déformer au sein de l’opinion publique et de l’entourer de soupçons qu’il n’est pas ‎facile de dissiper dans un pays où règnent l’analphabétisme et la politique émotionnelle. De l’autre, on relève qu’il a créé ou ‎qu’il a tenté de créer chez l’écrivain un complexe psychologique en essayant de l’isoler de sa cause… D’un côté, il a voulu ‎isoler le combattant dans l’arène idéologique en provoquant l’aversion pour ses idées au sein de l’opinion publique de son ‎pays par tous les moyens, de l’autre il a cherché à le rebuter lui-même de la cause pour laquelle il milite en créant chez lui un ‎sentiment de peine perdue, qu’il milite pour une cause qui ne rime à rien. » ‎

‎4) C’est lui l’auteur de « Faux pas et confusion ». ‎

‎5) Selon René Guénon (Abdel Wâhid Yahia), Zoroastre désignait chez les anciens Perses non un personnage mais une fonction ‎prophétique. Il y aurait eu plusieurs Zoroastre ayant vécu à des époques différentes. Les Zoroastriens ont leur livre sacré, ‎l’Avesta, et sont assimilés par l’islam aux Gens du Livre. Selon d’autres sources, il serait Abraham ou encore le Brahma. ‎

Un disciple de Guénon, Pierre Ponsoye, lui-même converti à l’islam, écrit : « L’islam, ouvert par vocation surnaturelle à toutes ‎les formes de révélation authentiques, prophétiques ou sapientiales, a joué un rôle spécial d’intégration à l’égard, non seulement ‎du Mazdéisme et de l’Hermétisme kaldéo-égyptien, mais encore du courant pythagoricien et platonicien qui, contrairement à ce ‎qui avait eu lieu en Europe, s’était maintenu dans le milieu arabo-persan avec une continuité qui lui avait permis de conserver ‎vivants ses fondements ésotériques. Ainsi peut-on dire que, par sa capacité providentielle d’accueil et de synthèse de tous les ‎modes de la Prophétie universelle, c’est l’islam qui pouvait entre tous discerner le nom du Graal écrit dans les étoiles car le ‎Graal, dans sa signification macrocosmique la plus générale, représente le dépôt spirituel et doctrinal de la Tradition ‎primordiale. » (Cf. « L’Islam et le Graal, étude sur l’ésotérisme du Parzival de W.Von Eschenbach », Ed. Denoël, Paris 1957). ‎

Toynbee note pour sa part qu’« il s’est peut-être trouvé quelques années au VI°siècle av.J.C pendant lesquelles cinq prophètes ‎‎(Zarathoustra, Isaïe le second, Bouddha, Confucius et Pythagore) furent simultanément en vie, et il est vraisemblable qu’aucun ‎d’entre eux n’ait été au courant de l’existence d’aucun des autres… » (Cf. « La grande aventure de l’humanité », Ed. Elsevier, ‎Paris 1977). ‎

Dans une note de ses Carnets datée du 22 octobre 1963, Bennabi écrit : « Dans l’Inde, Brahma inspire à Manou le Livre des ‎Lois. 2000 ans avant J.C, le dieu Mardouk dicte ses Lois au premier législateur, Hammourabi. Ahura Mazda, sur une ‎montagne, au milieu de la foudre et des éclairs, remet à Zoroastre le Livre de la Loi pour la Perse. Chez les Hébreux, Iahvé ‎remet à Moïse les Tables du Décalogue. Une divinité confie au roi Minos les Lois de la Crète… ». ‎
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‎6) Cf : « La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque » op.cité. ‎ ‎ ‎
‎7) « Le problème de la culture », Révaf du 10 avril 1968. ‎
‎8) F.Nietzsche : « L’Antéchrist », Ed. UGE, Paris 1967.‎
‎9) « Ainsi parlait Zarathoustra », Ed. LGF, Paris 1983. ‎
‎10) « Reconstruire la pensée religieuse de l’islam », Trad. Eva vitray-Meyerovitch, Ed. Unesco, Paris 1996. ‎

‎« Le soir d’Algérie du 01 novembre 2015 »‎

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