LA FOI ET LES MONTAGNES

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Selon une allégorie présente sous une formulation ou une autre dans toutes les cultures où ‎on trouve trace d’une pensée religieuse, «la foi déplace les montagnes ». Jésus l’a enseignée ‎au moins en deux circonstances rapportées par Saint Matthieu et Saint Marc, mais on la ‎trouve aussi dans le fonds culturel chinois derrière des légendes comme celle de «Yukong ‎des montagnes». Oui, allégoriquement, la foi peut soulever des montagnes et on prête à ‎notre Prophète la parole : « Si la montagne ne vient pas à Mahomet, Mahomet ira à la ‎montagne ». ‎

Né à la Mecque mais ayant grandi entre les collines de Médine, l’islam a fait reculer en un ‎temps record ses frontières initiales pour les porter au pied du mont Sinaï, du mont Zagros, ‎du mont Taurus, de l’Atlas marocain, du Djurdjura, des Pyrénées, de la muraille de Chine, du ‎Caucase, du Kilimandjaro, etc. Le Prophète n’a pas été à ces montagnes, ce sont elles qui ‎sont venues à lui, après sa mort, en entrant dans la religion dont il est le Messager. ‎

L’islam n’a pas que déplacé des montagnes, il a soulevé le monde et l’a porté sur son dos sur ‎une longue distance pendant sept siècles. Après tout ce temps et cet effort digne d’Atlas, il ‎s’assoupit et s’endormit du sommeil de « Ahl al-Qahf », cette parabole coranique ‎correspondant à la légende chrétienne des Sept Dormants d’Éphèse qui se sont endormis ‎sous les Grecs et réveillés sous les Romains en croyant qu’ils n’avaient dormi qu’une nuit. ‎

Il en est de même des islamistes contemporains qui pensent n’avoir jamais fermé l’œil alors ‎qu’ils sont entrés dans le coma à l’époque d’Ibn Khaldoun et repris conscience en pleine ‎guerre des étoiles. Ils ont rouvert les yeux avec les derniers souvenirs restés de la veille et ‎s’étonnent de ne pas trouver parmi eux al-Achâari ou Ibn Taymiya. ‎

Ils ont regardé autour d’eux, n’ont pas reconnu le monde qui s’était formé en leur absence, ‎un monde dont ils ne possèdent pas les codes d’entrée, et conclurent que ce ne pouvait être ‎qu’une diablerie, une «bid’â» satanique. Ignorant ses secrets de fabrication et ne ‎comprenant ni comment il a été monté, ni comment il fonctionne, ils se sont dit qu’il serait ‎plus prudent de retourner à la grotte des Sept Dormants avant de prendre quelque balle ou ‎missile perdu. Tous les malentendus entre le monde moderne et l’islamisme viennent de là. ‎

Bernard Lewis, géopoliticien anglo-américain qui, avec Samuel Huntington, a pesé sur les ‎idées néoconservatrices de l’équipe de Bush II, a écrit en 2002 dans « L’Islam, l’Occident et ‎la modernité », lui qu’on ne saurait suspecter de sympathie envers l’islam :‎

‎« Pendant des siècles, la réalité semble confirmer la vision que les musulmans avaient du ‎monde et d’eux-mêmes. L’islam représentait la plus grande puissance militaire : au même ‎moment, ses armées envahissaient l’Europe et l’Afrique, l’Inde et la Chine. C’était aussi la ‎plus grande puissance économique du monde, dominant le commerce d’un large éventail de ‎produits grâce à un vaste réseau de communications en Asie, en Europe et en Afrique. Dans ‎les arts et les sciences, l’islam pouvait s’enorgueillir d’un niveau jamais atteint dans l’histoire ‎de l’humanité. Et puis, soudain, le rapport s’inversa… Pendant longtemps, les musulmans ne ‎s’en rendirent pas compte. La Renaissance, la Réforme, la révolution technique passèrent ‎pour ainsi dire inaperçues en terre d’islam. La confrontation militaire révéla la cause ‎profonde du nouveau déséquilibre des forces. C’étaient l’inventivité et le dynamisme ‎déployés par l’Europe qui creusaient l’écart entre les deux camps ». ‎

Puis un jour Nietzsche est venu, « L’Antéchrist » à la main, proclamer : « La foi ne déplace ‎pas les montagnes, elle en met là où il n’y en a pas ». Le philosophe vitaliste allemand ‎pensait au christianisme et voulait infirmer l’enseignement de Jésus qui disait : « Ayez foi en ‎Dieu. Je vous le dis en vérité, si quelqu’un dit à cette montagne “Ôte-toi de là et jette-toi ‎dans la mer”, et s’il ne doute point en son cœur, il le verra s’accomplir ».

Or, depuis les Concordats (accords entre le Saint-Siège et les Etats pour régler leurs ‎rapports) puis la séparation de l’Eglise et de l’Etat, le christianisme ne pouvait plus obtenir ‎de permis de construire pour ériger des montagnes sur le sol chrétien. Il prit sa retraite et, ‎depuis, on ne le voit plus que dans les fêtes religieuses et les actions humanitaires.

A sa place, l’État moderne s’est doté de gros engins de terrassement pour abattre les ‎montagnes sans le secours de la foi. Il ne l’a pas supprimée du cœur ou des pratiques des ‎hommes, il lui a adjoint de nouvelles sources d’énergie : le libre arbitre, l’aspiration au ‎bonheur, la liberté de pensée, la créativité de la raison, l’esprit de compétition, le savoir, ‎l’ordre social, le développement technologique…

Devant les nouveaux et prodigieux moyens de levage et de transport il n’y avait plus besoin ‎du miracle de la foi pour déplacer les montagnes. Les oracles et les prodiges n’étaient plus ‎nécessaires, et plusieurs pouvoirs qu’on croyait être des attributs réservés à Dieu ont été ‎reconstitués dans les laboratoires de l’homme : sillonner l’espace, sonder l’infiniment petit ‎et l’invisible, communiquer à la vitesse de la lumière, créer la vie… ‎

LE NOUVEAU SYSTEME DE VALEURS PERMIT DE PACIFIER ET DE STIMULER LES SOCIETES ‎HUMAINES, QUAND LE PRECEDENT AVAIT EMPECHE LEUR EPANOUISSEMENT ET LEUR ‎PROGRESSION POUR CAUSE DE GUERRES DE RELIGIONS ET D’ENTRAVES ‎INTELLECTUELLES A L’INSTIGATION DES HOMMES DE RELIGION. ‎
L’Occident ne prêchait plus le bien, il l’accomplissait humblement, l’améliorait de jour en ‎jour, domaine par domaine, problème après problème.

ET QU’EST-CE QUE LE BIEN ? L’INSTRUCTION, L’EDUCATION, LE PROGRES SOCIAL, LA ‎SANTE PUBLIQUE, LA SECURITE SOCIALE, LA SECURITE DES BIENS ET DES PERSONNES, ‎L’EGALITE DE TOUS DEVANT LA LOI ET L’IMPOT, LA LIBERTE DE D’EXPRESSION ET DE ‎CREATION… C’EST-A-DIRE CE A QUOI ASPIRAIENT, AVEC D’AUTRES MOTS, TOUTES LES ‎RELIGIONS.‎

LA LOI DU TALION FUT REMPLACEE PAR UNE MEILLEURE JUSTICE, LES CHATIMENTS ‎CORPORELS BANNIS, LE FORT NE POUVAIT PLUS ECRASER LE FAIBLE, LE RICHE ‎ASSUJETTIR LE PAUVRE, OU LES GOUVERNANTS OPPRIMER LES GOUVERNES. QUANT A ‎L’ESCLAVAGE, IL DISPARUT POUR DE BON. ‎

AUTREMENT DIT, LES ENSEIGNEMENTS PRODIGUES PAR TOUTES LES RELIGIONS, MAIS ‎REALISES PAR AUCUNE, SONT DEVENUS DES REALITES TANGIBLES.

SI LA PAROLE DE NIETZSCHE NE VAUT PLUS POUR LE CHRISTIANISME, ELLE VA A ‎MERVEILLE A L’ISLAMISME QUI, EN MOINS DE DEUX DECENNIES, A CREE NOMBRE DE ‎MONTAGNES LA OU IL N’Y EN AVAIT PAS : IL EN A MIS ENTRE GAZA ET RAMALLAH ; ‎ENTRE LE SUD-LIBAN, OCCUPE PAR HEZBOLLAH ET LE RESTE DU LIBAN OCCUPE PAR LES ‎DIX-HUIT CONFESSIONS RECONNUES PAR LA CONSTITUTION ; ENTRE LE SOUDAN D’AL-‎BACHIR ET DE TOURABI ET LE SUD-SOUDAN CHRETIEN ; ENTRE LES MOUDJAHIDINE ET ‎LES TALIBAN EN AFGHANISTAN…

Depuis peu il se propose d’en élever trois en même temps en Égypte, pays habitué depuis les ‎pyramides aux travaux pharaoniques : l’une, destinée à être infranchissable, entre les coptes ‎et les musulmans, une deuxième, de taille un peu moins imposante, entre les 85% ‎d’Égyptiens qui ont voté « islamiste » et les 15% ayant voté « moderniste », et une troisième ‎enfin, toute petite pour pouvoir être franchie à tout moment, entre Frères musulmans et ‎salafistes. Ces derniers auraient bien aimé que l’on n’en construise que deux, la moyenne et ‎la petite, et qu’on jette les « kouffar » coptes une fois pour toutes à la mer, mais il y a cette ‎satanée « communauté internationale », essentiellement chrétienne, qui ne laisserait pas ‎faire.

L’islamisme s’est donc réveillé avec un appétit pharaonique de bâtisseur. En Algérie, il a ‎élevé une montagne de crânes entre lui et les musulmans algériens non-islamistes. Dans la « ‎verte Tunisie » de nos anciens chants patriotiques, il est en train de rassembler ses moyens ‎logistiques pour la doter d’une nouvelle montagne. De la Libye nous parviennent les échos ‎des explosions et les bruit des chenilles des engins de travaux publics, nous renseignant sur ‎l’activité sans relâche des chantiers.

Et il a d’autres projets sur sa table de dessin, ‎l’islamisme : la Somalie, le Nigeria, le Pakistan… Il érige ici et là des montagnes pour ‎protéger du monde extérieur les «Chariâ-land» qu’il multiplie, comme nous multipliions ‎jadis les villages socialistes de la Révolution agraire.‎

Balfour avait promis en 1917 aux juifs un « homeland » en Palestine. Ce n’est pas en réponse ‎à ce « Jewish-land » que Hamas a créé son « Chariâ-land », mais pour se séparer des ‎Palestiniens non-islamistes actuellement concentrés dans le « Fatah-land ». C’était plus ‎urgent. Ainsi a été réglé le problème qui a donné lieu à cinq guerres israélo-arabes, et ainsi ‎disparut le dossier palestinien de la politique internationale.

L’islamisme ne gagne pas des territoires comme l’islam jadis, il en perd. La seule montagne ‎qu’il a pensé enlever est celle où étaient taillées les statues de Bouddha en Afghanistan. Les ‎Talibans les ont pilonnées à l’artillerie lourde parce qu’il leur semblait qu’il ne leur restait ‎que cela à faire en leur pays pour satisfaire complètement Allah. Qui se souvient que ‎l’Afghanistan était une paisible monarchie ?

L’ISLAM A ELARGI L’HORIZON DES MUSULMANS, L’ISLAMISME L’A RETRECI. L’ISLAM ‎S’EST OUVERT AUX PERSES, AUX ANCIENS ÉGYPTIENS, AUX BERBERES, AUX SLAVES, AUX ‎INDIENS, AUX TURCS, AUX MONGOLS, AUX AFRICAINS ET AUX EUROPEENS, L’ISLAMISME ‎S’EST REFERME SUR LUI-MEME ET A DIVISE LES PEUPLES AU SEIN DESQUELS IL S’EST ‎FORME.

L’islam a développé les sciences exactes, les sciences humaines et les sciences de la nature, ‎l’islamisme ne reconnaît pour vraie science que le « ilm» (savoir religieux). L’islam a ‎développé l’art, l’architecture et la musique comme aucune culture avant lui, selon le ‎témoignage peu complaisant de Bernard Lewis, l’islamisme a proscrit le cinéma, le théâtre, ‎la musique, les jardins publics, et veut qu’on s’assoie par terre, mange avec les doigts, se ‎brosse les dents avec du « swak » et s’habille « sans façon » ne serait-ce que pour ne plus ‎s’astreindre à la corvée de cirer ses chaussures le matin. Plus de chaussures, plus de cirage.

C’est celle-là la véritable « djahiliya du XXe siècle » dont parlait Sayyed Qotb.‎
Ibn Khaldoun (1332-1406) a écrit de très belles pages sur le processus de dé-civilisation du ‎monde musulman, mais personne en son temps ne pouvait comprendre ce qu’il écrivait. ‎Tout le monde ronflait dans la grotte de « Ahl al-Qahf ».

Il faudra attendre le XIXe siècle pour que son œuvre soit découverte par les Occidentaux, et ‎la moitié du XXe pour que les intellectuels musulmans commencent à s’y intéresser. Il était ‎le dernier grand cerveau de la civilisation islamique et le témoin désabusé de son entrée en ‎décadence. Il est surprenant qu’aucun scientifique ou penseur musulman n’ait fait état (à ma ‎connaissance) de ce que, parmi d’autres idées géniales, il a – cinq siècles avant Charles ‎Darwin – esquissé la théorie de l’évolution :

‎« Que l’on contemple l’univers de la Création ! Il part du règne minéral et monte ‎progressivement, de manière admirable, au règne végétal puis animal. Le dernier « plan » ‎‎(ufuq) minéral est relié au premier plan végétal : herbes et plantes sans semence. Le dernier ‎plan végétal — palmiers et vignes — est relié au premier plan animal, celui des limaces et ‎des coquillages qui n’ont d’autre sens que le toucher. Le mot relation (ittiçal) signifie que le ‎dernier plan de chaque règne est prêt à devenir le premier du règne suivant. Le règne ‎animal (âlam-al-hayawan) se développe alors, ses espèces augmentent et, dans le progrès ‎graduel de la Création (tadarruj attakwin), il se termine par l’homme, doué de pensée et de ‎réflexion. Le plan humain est atteint à partir du monde des singes (qirada) où se rencontrent ‎sagacité et perception, mais qui n’est pas encore arrivé au stade de la réflexion et de la ‎pensée. A ce point de vue, le premier niveau humain vient après le monde des singes…» ‎‎(Muqaddima, traduction V. Monteil, 1968).

Cette théorie est bien sûr dépassée, mais peut-on imaginer un savant se réclamant de ‎l’islam écrire des choses semblables aujourd’hui à un propos ou à un autre ?

EN COMPARANT LA LIBERTE D’ESPRIT QUI REGNAIT AU XIVE SIECLE AVEC LE ‎TERRORISME INTELLECTUEL EXERCE PAR L’ISLAMISME DE NOS JOURS, ON MESURE ‎COMBIEN LE MONDE MUSULMAN A REGRESSE. DE MANIERE FATIDIQUE PEUT-ETRE.‎
Ceux qui ont suivi les premiers pas du courant islamiste qui a gagné les élections en Tunisie ‎et en Égypte ont dû noter que la nouvelle Assemblée tunisienne a consacré ses réunions ‎inaugurales à débattre du règlement intérieur pour y loger de nouvelles dispositions ‎relatives à la suspension des séances aux heures de prière et aux lieux de prière. ‎

Ils sont peut-être tombés aussi sur cette séquence hallucinante où, au cours d’une séance ‎plénière de l’Assemblée égyptienne fraîchement désignée, un député en costume-cravate, la ‎barbe blanche et le front marqué du sceau de la dévotion s’est levé, a porté une main à son ‎oreille et entonné l’« Adhan » comme Bilal le jour de la prise de la Mecque. Le président de ‎l’Assemblée eut beau s’égosiller dans son micro pour lui signifier l’incongruité de sa pieuse ‎initiative, Bilal n’en avait cure et continua jusqu’au bout. Il appelait les Égyptiens à la ‎‎« nouvelle aube de l’islam ».‎

De même, le monde fut surpris au lendemain de la libération de la Libye d’entendre le ‎président du CNT annoncer dans son premier discours à l’humanité le retour prochain de la ‎polygamie dans son pays, comme si les dizaines de milliers de Libyens morts sur les champs ‎de bataille s’étaient battu pour cette conquête, et que ceux qui ont survécu n’attendaient ‎que cette récompense.

L’ISLAMISME NE FERA PAS AVANCER L’ISLAM OU LES MUSULMANS A CAUSE DE CETTE ‎MENTALITE. CEUX QUI L’INCARNENT PESERONT SUR L’AVENIR DE LEURS PEUPLES DU ‎POIDS D’UNE MONTAGNE…

Quand, de nos jours, les leaders islamistes étaient persécutés par les despotes, c’est chez les ‎chrétiens d’Occident qu’ils sont allés chercher refuge et y ont vécu à l’abri de l’humiliation ‎et de l’oppression, peut-être même aux frais du contribuable chrétien. De retour chez eux, ‎ils ont vite retrouvé leurs imprécations contre l’Occident pour ne pas perdre leur base ‎électorale…

‎Un poète arabe a dit : «L’ignorance fait faire à l’ignorant contre lui-même ce que ne lui ‎ferait pas son pire ennemi »… Ajustant cet aphorisme je dirai : l’islamisme fait aux ‎musulmans ce que ne leur feraient pas leurs pires ennemis : coaliser l’univers contre eux, ‎dresser les frères les uns contre les autres, diviser les nations, infantiliser l’esprit, abolir le ‎sens du discernement, exclure la raison du champ de la vie… ‎

Avant, il y avait une entité sociologique qui s’appelait « l’homme musulman », celui de la ‎grande époque comme de la décadence. Cette entité s’est cassée en deux sous-entités au ‎début du XXe siècle pour donner naissance au musulman traditionnel (par exemple Ben ‎Badis) et au musulman moderniste (par exemple Ferhat Abbas).

La conception de la Nahda s’était clivée entre partisans de la renaissance par le réformisme ‎qui prônaient un retour aux valeurs morales et religieuses, et partisans du modernisme qui ‎voulaient s’inspirer de l’Occident pour rattraper leur retard. Les deux visions n’étaient pas ‎opposées l’une à l’autre, mais agissaient en complément l’une de l’autre. ‎

Elles cohabitaient et coopéraient comme on l’a vu au temps du Congrès musulman algérien ‎de 1936, lorsque nationalistes, oulamas, libéraux et communistes faisaient cause commune ‎pour faire front au colonialisme.

Un demi-siècle plus tard, avec la propagation des idées de Mawdudi et de Sayyed Qotb, le ‎musulman traditionnel et le moderniste n’étaient plus ni frères, ni compatriotes. Ils étaient ‎devenus des conjoints séparés par une querelle extérieure à eux, un couple divorcé pour ‎cause d’incompatibilité dictée de dehors, puis des ennemis irréductibles. Or, ils occupent ‎une seule et même maison qui ne peut être abandonnée à l’un ou à l’autre. ‎

Avec l’exacerbation des différences et l’éloignement progressif des points de vue, l’ancien ‎respect mutuel s’est brisé et a donné naissance, par les extrêmes, à l’islamiste et au laïc. Le ‎brave « homme musulman » de toujours, resté au milieu, ne sait plus s’il est islamiste ou ‎moderniste. Il refuse d’être coupé en deux car il pressent qu’il est les deux à la fois ; il ne ‎veut être ni exclusivement islamiste, ni exclusivement moderniste.

C’est ce que nous étions en Algérie jusqu’à la fin des années 1980, même si on était plutôt ‎musulman moderniste dans sa jeunesse, et plutôt musulman traditionnel dans sa vieillesse. ‎Les mots islamiste et laïc n’existaient pas. On n’était pas déchirés, tiraillés comme on l’est ‎aujourd’hui, et on ne se posait pas trop de questions car on était pareils. Les différences ‎n’étaient pas criantes par la façon de s’habiller, de parler, de se regarder ou de se ‎comporter. On était ce qu’on était et tout allait plus ou moins bien. ‎
Jusqu’à ce que l’islamisme ait gagné les élections communales de 1990 et fait de l’Algérie ‎une immense « baladiya islamiya » où le musulman moderniste ne se sent plus chez lui ‎partout, tandis que le musulman islamiste trouve qu’il n’est pas assez chez lui. Nous ne ‎sommes plus une société, mais deux campements.

La nature accomplissait dans le silence et l’indifférence générale son œuvre de ‎désertification sur notre territoire, le grignotant chaque jour un peu plus. Mais une autre ‎désertification, culturelle celle-là, s’est attaquée à l’âme algérienne. La culture est une ‎accumulation. Or, nous sommes en train de faire table rase de ce qu’étaient notre vie, nos ‎habitudes de vie, nos traditions familiales et sociales.

Nous étions un seul peuple, nous sommes devenus deux communautés, presque comme les ‎Blancs et les Noirs américains jusqu’aux années soixante. Or, on sait que quand il est poussé ‎dans ses dernières limites, le communautarisme ne se satisfait plus du voisinage, de la ‎mixité ou du « melting-pot », il aspire à la séparation. ‎

Nous avions des craintes du côté de nos frontières avec le Maroc. Celles nous séparant du ‎Mali, de la Libye, du Niger et peut-être même un jour de la Tunisie, si de nouvelles ‎montagnes y apparaissaient, sont de plus en plus préoccupantes. Faudrait-il se préparer à ‎des frontières intérieures ? Finalement il avait raison Nietzsche : la mauvaise foi met des ‎montagnes là où il n’y en a pas.‎

‎ « Le Soir d’Algérie » du 18 mars 2012‎

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