« La liberté ne descend pas vers un peuple, un peuple doit s’élever jusqu’à la liberté »
Le réveil dont il est question ici s’applique moins à l’extraordinaire vague de révoltes qui a déferlé sur le monde arabe depuis le début de l’année 2011, qu’à un phénomène encore plus extraordinaire : le fait que cette vague semble aller dans le sens de l’Histoire.
Je dis « semble » car un Algérien échaudé craint les douches froides. Croyant aller en 1988 vers le meilleur, l’Algérie s’est vite retrouvée face au pire.
Mais d’abord que sont ces révoltes ? Un complot de l’étranger ou de la nébuleuse d’ « Al-Qaïda » comme l’ont affirmé les dirigeants arabes contestés? Une brusque volonté de déstabiliser leurs pays de la part de peuples réputés pour leur tempérament pacifique ?
Il s’est écoulé assez de temps pour pouvoir affirmer que ces soulèvements qui évoquent des phénomènes telluriques ne peuvent pas avoir été orchestrés, et qu’une pulsion suicidaire ne peut pas se propager d’un peuple à un autre.
Cette contagion est celle d’une lassitude devant les excès du despotisme et la propagation à une même aire culturelle de la volonté des peuples de se réapproprier leur souveraineté.
Cette éruption marque le réveil tardif des Arabes dans un monde qui a bien changé au cours des dernières décennies. La géopolitique, l’économie, la technologie, le climat, les médias et les idées ont connu de profonds remaniements au cours de cette période sans perturber leur quiétude séculaire.
Dans les années qui ont suivi la chute du mur de Berlin, la plupart des nations qui vivaient sous le joug de pouvoirs totalitaires ont réalisé l’une après l’autre leur transition démocratique. Depuis, elles poursuivent leur mise à niveau économique, sociale et culturelle pour se mettre au diapason des nations développées.
Dans les pays arabes où les habitants ont souffert autant sinon plus du despotisme, de l’injustice et de la pauvreté, ceux-ci ne semblaient frémir qu’à l’idée d’une transition vers un Etat islamique mythique, donnant l’impression de chercher à tout prix à s’éloigner des valeurs universelles et à prendre à contre-sens le chemin de l’Histoire.
Ils étaient globalement méprisés pour leur asservissement consenti et leur maintien loin des standards internationaux jusqu’à ce que le peuple tunisien pulvérise ce cliché honteux. Brusquement, ils se sont mis à frémir du Golfe à l’Atlantique à l’idée d’une transition vers la démocratie. L’exemple tunisien a stimulé le peuple égyptien ; à son tour l’exemple égyptien a donné du courage à d’autres peuples en Afrique du Nord et au Moyen Orient.
Ce que l’Histoire ne nous a pas donné à voir en des siècles, pour ne pas dire jamais, elle nous l’a servi à profusion en l’espace de quelques semaines, nous gavant d’images et de spectacles qu’on n’espérait pas voir de notre vivant. Incrédules d’abord, les masses arabes ont suivi cette réaction en chaîne à travers la couverture permanente des chaines satellitaires qu’on peut créditer d’un honorable pourcentage dans le succès de ces révolutions, et découvert que le changement était possible pour ceux qui le voulaient.
Le vent de la liberté est venu de là où personne ne l’attendait. En Tunisie même, il est parti d’un bourg de l’intérieur du pays. Et dans ce bourg lui-même ce n’est pas un parti, un syndicat ou un groupe d’intellectuels qui a déclenché la tempête, mais le geste d’une policière giflant un marchand ambulant que n’habitait aucune intention politique.
Comme dans la fameuse théorie de « l’effet papillon » en vertu de laquelle le battement d’aile d’un papillon à un bout du monde peut provoquer un ouragan à l’autre bout, le geste de Mohamed Bouazizi a enflammé l’aire arabe et brûlé plusieurs despotes.
Dans une récente lecture, je suis tombé sur une citation du président Bourguiba où il disait : « J’ai fait d’une poussière d’individus un peuple de citoyens ».
Le peuple arabe le plus modernisé grâce au système éducatif mis en place par Bourguiba justement a réussi la première révolution démocratique dans le monde arabe, entraînant dans son sillage plusieurs d’entre eux. En trois semaines le problème était réglé. Il y a eu certes des pillages et de la casse, phénomènes inévitables lors de mouvements de foules en colère, mais les émeutes ont vite pris les contours d’une authentique révolution politique. On n’a bientôt plus parlé de pain et de cherté de la vie mais de dignité, de liberté, de démocratie et de comptes à rendre par le dictateur.
La carte intellectuelle du monde arabo-musulman se caractérisait jusque-là par des îlots de conscience moderne et des océans de conscience archaïque. Trois intellectuels libanais, voulant analyser l’échec de la « Nahda » (Renaissance arabe) dans tous les domaines depuis la fin du XIXème siècle, ont choisi de donner pour titre à l’ouvrage qu’ils ont consacré à la question « Un siècle pour rien ».
C’était tout dire. Mais ce constat rend encore plus surprenants les évènements survenus début 2O11. Comment les expliquer ? Comment comprendre que des peuples longtemps résignés et soumis aient subitement mûri, et qui plus est les uns à la suite des autres ?
Sans préavis, ils sont passés l’un à la suite de l’autre à l’âge des idées comme l’attestent les slogans et les déclarations qu’on a entendus et lus sur les banderoles. C’était d’ailleurs les mêmes : « Echaâb yourid… » (Le peuple veut…). Les manifestants n’ont pas concentré leurs demandes sur les « choses » (emplois, augmentations de salaires, programmes de développement…) comme crurent bon de le leur proposer à la dernière minute les présidents Ben Ali, Moubarak et Kadhafi, mais sur la fin du système qui les gouvernait.
Autrement dit, elles portaient sur des « idées ». Ni une démocratie spécifiquement « arabe », ni une démocratie « responsable », mais le système démocratique universel dont la description peut tenir en un paragraphe : une Constitution qui consacre la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, l’égalité de tous devant la loi, la liberté de conscience et d’expression, des élections libres et des mécanismes de contrôle efficaces pour dissuader et punir la corruption…
Une révolution de l’esprit ! Voilà qui ne nous a pas été donné de voir en terre arabo-musulmane depuis la révélation du Coran et qui fonde à penser que les peuples arabes ont enfin accédé à l’âge politique, à l’âge des idées.
A ce stade, il faut peut-être faire une précision : les peuples qui ont mené des révolutions dans leurs pays ne sont pas tout à fait ceux d’hier. La dénomination est la même mais le contenu physique et surtout intellectuel a changé dans de fortes proportions. L’avant-garde qui a mis le feu aux poudres était constituée de générations écloses au sein de ces mêmes peuples, mais avec des représentations mentales nouvelles dont la formation a été favorisée par les technologies de l’information et les chaînes satellitaires. Tout le monde a convenu du rôle joué dans la mobilisation par les réseaux sociaux.
Internet a offert à ces générations des modes d’échange et d’information qui leur ont permis de préparer le terrain à une action concertée, transformant du même coup une « poussière d’individus » interconnectésen société, la rue en opinion publique et les habitants en peuples.
Toynbee écrivait il y a un demi-siècle : « Une société est le produit des relations entre individus. Celles-ci proviennent de la coïncidence de leurs champs d’action individuels. Cette coïncidence permet la jonction de tous ces champs particuliers en un terrain commun que nous appelons « société ». La société est le réseau complet des relations entre les êtres humains. Les composantes de la société ne sont pas par conséquent les êtres humains, mais les relations qui existent entre eux. »
En quelques semaines les Tunisiens et les Egyptiens ont basculé dans le XXIe siècle, rejoignant la conception universelle des droits de l’homme et effaçant le souvenir de leur ancien statut de moutons de Panurge qui ne s’ébrouent que pour acclamer un « zaïm » (leader), fêter des victoires de football, ou réagir à des « atteintes à l’islam » par un écrivain en mal de publicité ou un caricaturiste anarchiste.
C’est vraiment la fin d’une ère, d’une mentalité, d’un modèle sociologique.
L’idée que la souveraineté appartient au peuple a mis quatorze siècles à germer dans le monde arabo-musulman, et nous sommes les heureux contemporains de cette germination. Hormis le cas unique d’Omar Ibn Abdelaziz, ce calife omeyade qui voulût restituer un pouvoir dynastique qu’il jugeait illégitime, aucun dirigeant arabo-musulman ne s’est jamais remis en cause, ne quittant le pouvoir que mort ou chassé par un autre candidat au despotisme. Le monde arabe n’a pas connu d’exemple comme celui de Nelson Mandela, vénéré dans le monde entier pour sa hauteur de vue et son désintéressement.
Les jeunesses que nous avons vues à l’œuvre en Tunisie, en Egypte, en Libye, au Yémen ou en Syrie étaient confrontées à des régimes porteurs d’une vision des choses complètement dépassée. Le conflit opposait au premier chef deux cultures. Sans surprise les présidents Ben Ali, Moubarak et Kadhafi ont dit la même chose dans leurs discours où c’est leur culture politique qui s’exprimait. Les deux premiers ont rappelé qu’ils ont donné chacun cinquante et soixante-deux ans de leur vie à leurs pays respectifs, tandis que le troisième hurlait que la Libye n’était rien avant lui et n’existerait plus après lui.
Il n’est pas venu à leur esprit que c’est de leurs peuples qu’ils tenaient leur pouvoir, qu’ils étaient leurs employeurs, qu’ils les ont employés pendant trop longtemps et grassement payés pour des résultats médiocres. Ils étaient sincèrement indignés et protestaient comme des personnes spoliées d’un droit naturel ou d’un bien personnel.
Dans leur culture, l’idée que le peuple est la source et le dépositaire du pouvoir souverain n’existe pas. Ils ont vu tout au long de leur vie des peuples déléguer l’exercice de leur pouvoir souverain par le vote et le retirer par la révolte quand il en était fait un mauvais usage, mais pour eux leurs peuples n’étaient pas des citoyens souverains comme les autres. S’ils n’étaient pas des traîtres ou des marionnettes manipulées de l’extérieur, ils étaient de simples résidents, un peu comme les immigrés en Europe.
Des mégalomanes de faible niveau intellectuel en général, des malades mentaux pour certains et des voleurs dans presque tous les cas, ont régné selon leur bon vouloir, infantilisant à dessein leurs peuples pour mieux les maintenir à l’âge des « choses », tandis qu’ils faisaient croire à l’Occident qu’ils étaient en personne les garants de la paix au Proche-Orient, les remparts contre l’islamisme ou les gardes-frontières contre la menace migratoire.
Hélas ! une providence néfaste a voulu que la plupart d’entre eux puissent compter sur d’importants gisements d’hydrocarbures qui les dispensaient du travail, des impôts et du vote de leurs peuples.
Si des régimes se sont déjà écroulés et que d’autres suivront, c’est parce que les nouvelles générations ont pris conscience qu’elles étaient les dupes d’un discours mythique : celui du « combat contre le colonialisme, l’impérialisme et le sionisme », de la « renaissance arabe », de « l’unité de la nation arabe » et de « l’union du Maghreb arabe », du développement selon un « modèle différent » de celui de l’Occident, de la « lutte contre le terrorisme »…
Bien entendu, ces démagogues n’ont ni libéré la Palestine, ni réalisé l’unité arabe ou maghrébine, ni développé leurs pays, ni tari les sources de l’islamisme, au contraire.
Le changement attendu pendant des décennies de l’intérieur du pouvoir, de l’armée, des partis politiques ou de la classe intellectuelle n’étant pas venu, il a été finalement pris en charge par les citoyens eux-mêmes à la faveur de circonstances aussi mystérieuses qu’imprévisibles. Au demeurant, aucune révolution n’a été prévue.
Ceux qui sont restés le plus longtemps à la tête des « républiques » sont déjà tombés, tandis que dans les monarchies absolues on commence à réclamer des monarchies constitutionnelles comme à Bahreïn, en Jordanie, au Maroc et à Oman, autrement dit le transfert du pouvoir royal à un parlement élu.
Les peuples arabes se sont affranchis du monde des « choses » en méprisant les réponses matérielles à leurs révoltes ; ils ont dépassé l’âge des personnes en détruisant le mythe de l’homme providentiel, en dédaignant l’alternative militaire et en récusant la tutelle des « hommes de religion ».
En rentrant au Caire à la veille de la première grande manifestation, Mohamed al-Bradai en qui certains voulaient voir l’homme providentiel a offert son honorable personne à la révolution des jeunes, mais ceux-ci l’ont ignoré poliment. L’éminent Prix Nobel a même été victime d’un jet de pierres le jour du référendum sur la nouvelle Constitution égyptienne.
Même après la chute des despotes ils n’ont pas désemparé et continué, en Tunisie comme en Egypte, d’exiger la concrétisation de leurs revendications, renvoyant les gouvernements de transition l’un après l’autre.
On se serait attendu à ce qu’ils rentrent chez eux à l’annonce du départ du dictateur, à ce qu’ils considèrent leur but comme atteint, à ce qu’ils se dispersent de joie, apaisés par le résultat obtenu mais, ô surprise ! ils sont restés mobilisés et vigilants quant à l’aboutissement total de leur mouvement : le changement du système et non de la seule personne du dictateur.
Des peuples qu’on donnait pour morts, dont on se gaussait ou qui se gaussaient d’eux-mêmes ont donné à un monde stupéfait des leçons d’héroïsme, d’abnégation, de patriotisme, de solidarité, d’intelligence dans l’organisation et même d’humour.
Et ce n’est pas une élite à l’intérieur de ces peuples qui a provoqué cette prise de conscience, les peuples eux-mêmes sont devenus des élites. Leur génie s’est alors déployé dans les mots d’ordre, les slogans, les déclarations impromptues et les scènes télévisées qui nous ont étreints d’émotion.
Personnellement, c’est la première fois que j’ai trouvé un sens à la notion d’ « unité arabe ».
Je l’ai perçue dans la ressemblance physique et morale des peuples qui se battaient pour leur liberté. Je l’ai vue dans leur unité de pensée, leur parler et la communauté de leurs référents. Les seules différences qu’on pouvait relever d’un pays à l’autre tenaient à l’accent ou au détail vestimentaire.
Ce sont les despotes qui nous ont fait détester cette notion à laquelle ils ne voulaient donner aucune réalité qui restreindrait leur droit de vie et de mort sur leurs peuples. A l’avenir, elle deviendra envisageable parce que les peuples, à travers les institutions représentatives qu’ils vont se donner, pourront la construire, s’ils le voudront, selon un processus semblable à celui qui a donné naissance à l’Union européenne.
Je parie que ceux qui en Algérie ou ailleurs n’aimaient pas trop qu’on dise d’eux qu’ils étaient des Arabes ont dû ressentir ces derniers temps un agréable chatouillement au fond d’eux-mêmes, quelque chose comme de la fierté.
Les despotes étaient les arbres qui cachaient la forêt. Ils ont caché la valeur et la grandeur de leurs peuples derrière leur moi surdimensionné, leur ego démesuré, leur narcissisme illimité, nous infligeant des décennies durant le spectacle de leurs fantaisies, de leur ignorance, de leurs déguisements théâtraux et de leurs cheveux teints.
Ils nous ont fait détester les uns les autres et nous ont opposés les uns aux autres car c’est à leur aune que nous nous jugions mutuellement et négativement.
Après la chute fracassante des arbres qui nous obstruaient la vue, nous avons découvert une belle forêt, des millions d’arbres et d’arbrisseaux chargés de sève, une flore luxuriante, de merveilleux paysages de bravoure, de solidarité et d’originalité.
Que vont rapporter les révolutions aux peuples qui les ont réalisées ?
Ceux qui n’avaient pas de pétrole ne vont pas le voir jaillir de leur sous-sol ; les pauvres ne seront certainement pas beaucoup plus riches qu’avant ; les chômeurs ne vont pas trouver de travail du jour au lendemain ; tous les manifestants ne vont pas accéder au pouvoir…
Mais d’ores et déjà ils se sentent plus dignes, plus proches les uns des autres, plus fiers de leur pays et de leur Etat, plus respectés dans le monde. Ils seront bientôt heureux de s’exprimer à travers des votes sincères comme on vient de le voir au Caire, d’être représentés par des élus choisis par eux, d’avoir une justice en laquelle ils aient confiance, de manifester le cas échéant leur mécontentement sans craindre d’être jetés en prison ou assassinés.
Pour le reste, il ne tient qu’à eux de suivre la voie tracée par des pays qui ont connu la dictature et en sont sortis métamorphosés : l’Espagne, la Corée du Sud et le Brésil pour ne citer que ceux-là.
Il fut un temps où le peuple algérien était reconnu par l’ensemble du monde arabe comme le « meilleur » parce qu’il a mené une guerre de libération qui a soulevé l’admiration de la planète. Il était connu sous le label du « Peuple du million», du million de martyrs et non de barils de pétrole, bien sûr. Puis son étoile pâlit.
La Tunisie d’où est partie la révolution qui a restitué sa dignité à l’homme arabe dans le monde et dont les répercussions vont modifier les relations internationales dans les années à venir, exporte hors hydrocarbures dix fois plus que nous. Sous le colonialisme, elle a pris les armes avant nous. Il y a cependant un terrain sur lequel nous avons battu les Tunisiens, un domaine dans lequel nous les avons devancés, c’est la « présidence à vie ».
En effet, douze ans avant notre Indépendance, le « zaïm » du mouvement nationaliste algérien, Messali Hadj, exigea d’être plébiscité par son parti, le PPA-MTLD, « président à vie », et qu’il lui soit accordé le « droit de veto ». Il s’ensuivit une crise qui retarda la Révolution de Novembre 1954 de quatre ans et plongea les militants de son parti dans une guerre fratricide qui ne cessa qu’à la libération du pays.
Entretemps les Tunisiens passaient à l’action armée contre la France, obtenant leur indépendance six ans avant nous. Bourguiba ne songera à la présidence à vie, c’est-à-dire la monarchie sans l’ascendance royale et sans la couronne, que vers 1975.
Il a laissé derrière lui un « peuple de citoyens », quand l’exemple de Messali Hadj a suscité à travers les générations une flopée de « zaïmillons ».
(« Le Soir d’Algérie » du 23 mars 2011)