PUIS VINT BOUTEFLIKA…

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« Un tel horizon ne peut être atteint du jour au lendemain, mais ce n’est pas une raison pour ‎conduire l’attelage dans la direction opposée » (Amine Maalouf « Les identités meurtrières »)‎

Il y a plus de dix ans l’Algérie se prélassait dans la paix jusqu’à l’ankylose. La paix, comme beaucoup ‎d’autres choses, était gratuite. Elle allait de soi et n’avait de ce fait aucune valeur sociale ou ‎politique. Elle ne coûtait aucun kopeck à l’Etat, et s’affirmer « patriote » n’obligeait pas à prendre ‎les armes ou à risquer sa vie.

L’Algérie baillait et s’étirait langoureusement dans la paix.

Elle ne se développait pourtant pas. Elle ne réalisait rien. Elle tuait le temps en mangeant à midi ses ‎réserves et le soir les économies que mettaient de côté les citoyens avisés des pays auprès ‎desquels elle s’endettait. Sa démographie galopait à l’air libre et ses besoins s’accroissaient dans le ‎même temps que décroissaient ses investissements et ses revenus.‎

Une décennie, cent mille morts et dix milliards de dollars de dégâts plus tard, l’Algérie mobilise ses ‎forces et les lance à la conquête d’une nouvelle frontière : la paix. Une paix devenue plus rare que ‎l’or, plus précieuse que le pétrole, plus vitale que le « nif ».

Banderoles déployées et versets coraniques à la bouche, elle bat la campagne clamant de tous ses ‎poumons que sans la paix il n’y aura ni emplois, ni logements, ni redressement de la tête, et que ‎pour renouer avec la prospérité il faut tous, tant que nous sommes, aller à la recherche de la paix ‎perdue.

Quelque temps plus tôt, certains, dans leur quête de la même paix, avaient cru avoir découvert un ‎raccourci miraculeux : élever les commanditaires du terrorisme au rang d’ « interlocuteurs ‎valables » et rabaisser l’Etat au rang de « belligérant ». Une « paix négociée », pensaient-ils, valait ‎mieux que pas de paix du tout.‎

La corrélation entre la paix et le développement n’a pas été prouvée dans tous les cas de figure. ‎Hier, nous avions la paix mais pas le développement. Des peuples vivent en paix depuis des siècles ‎à un stade pré-technologique. Des pays développés ont été ensanglantés par un terrorisme venu ‎non pas de la couche des pauvres et des exclus, mais de la catégorie des opulents et des ‎intellectuels. Des pays se développent dans un climat de guerre civile larvé permanent.‎

Il n’est pas besoin de lier la paix au développement pour la légitimer car la paix est et devrait être ‎une fin en soi, de même qu’il faut faire le développement pour le développement quand on veut ‎vivre d’une vie moderne. En tout cas, il est clair que la paix est une condition nécessaire mais pas ‎suffisante du développement.

PUIS VINT BOUTEFLIKA, ET LA « CONCORDE » REMPLAÇA LA « PAIX ».

Le contraire de la paix c’est la guerre. Le contraire de la concorde c’est la discorde. La concorde peut ‎englober la paix, mais la paix n’est pas garante de la concorde. Selon le Coran « La discorde est pire ‎que la guerre ». ‎

Si la paix peut s’obtenir par la seule cessation des actes de guerre entre deux communautés ou à ‎l’intérieur d’une même communauté, la concorde requiert plus que l’abandon des armes. On n’y ‎parvient qu’au terme d’une patiente reconstruction des fils et des liens qui ont été rompus entre ‎les membres d’une communauté divisée par les armes ou, plus grave encore, par les idées. La ‎concorde n’est pas l’absence de guerre, mais l’harmonie constatée entre les idées et les ‎comportements des gens, leur joie exprimée de vivre et de travailler ensemble.

La paix règne entre l’Algérie et la France depuis 1962, sans que la concorde n’empreigne leurs ‎rapports. On peut remarquer au passage que la justesse de notre cause ne nous a pas dispensés de ‎la payer chèrement : un million et demi de morts d’un côté, moins de trente mille morts de l’autre. ‎Dirions-nous, avec Bossuet, que « Les martyrs étaient animés de l’avidité de mourir ? »‎

PUIS BOUTEFLIKA AJOUTA QUE, MIEUX ENCORE, IL VOULAIT LA « RECONCILIATION NATIONALE »

qu’il situa un cran au-dessus de la concorde, bouleversant ainsi la hiérarchie dans laquelle devraient ‎s’inscrire ces concepts au contenu militaire, politique et sociologique à la fois.

En commençant par le bas, on devrait trouver la paix puis la réconciliation nationale et, enfin, la ‎concorde. Simple question de mots ? Non, c’est une question de logique, de précision et ‎d’entendement.

Cicéron qui a beaucoup souffert des luttes fratricides entre Romains, qui a été partagé entre ‎Pompée et César, puis entre Antoine et Octavien, a idéalisé les vertus de la « concorde » dans une ‎Cité qui avait été jadis soudée par des valeurs morales et républicaines. Il mourra assassiné mais en ‎ayant laissé à l’humanité des œuvres sublimes parmi lesquelles son « Traité de la République » où il ‎écrit :‎

‎ « Ce qui dans le chant s’appelle harmonie, on le nomme concorde dans la cité ; il n’est pas de lien ‎plus étroit dans la République, ni de garant plus sûr de salut, que la concorde… Bientôt, d’une ‎multitude errante et dispersée, la concorde fit une Cité ».

S’inspirant de lui, Montesquieu dira plus tard et pratiquement dans les mêmes termes : « Ce qu’on ‎appelle union dans un corps politique est une chose bien équivoque : la vraie est une union ‎d’harmonie qui fait que toutes les parties, quelque opposées qu’elles nous paraissent, concourent ‎au bien général de la société, comme des dissonances dans la musique concourant à l’accord total » ‎‎(« Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains »)‎

Le 16 septembre 1999, je voterai « oui » à la paix, mais je me garderai d’en attendre la concorde ‎pour le lendemain. Entre Algériens, la concorde qui en avait fait un seul corps pendant les années ‎de feu reçut ses premiers coups dès les premiers jours de l’indépendance du fait du « wilayisme » ‎et de ses cortèges de morts pour la prise du pouvoir. Pour garder la comparaison, on peut dire ‎aujourd’hui que le terrorisme est dans la situation de l’OAS au lendemain du référendum ‎d’autodétermination, quand de Gaulle disait d’elle : « Il y a encore quelques fous, mais il n’y a plus ‎de folie collective »…‎

Le démonisme – croyance aux démons – est présent dans les différentes cultures humaines depuis ‎des millénaires. Dans la conception islamique, comme dans la mythologie grecque, les démons, à ‎l’origine, sont des anges restés bons pour les uns ou devenus mauvais pour les autres. Chez les ‎Grecs, le « démon de Socrate » figure l’inspiration divine, c’est un « bon» démon. Chez les ‎musulmans, Satan, qui a refusé de se prosterner devant Adam et osé défier Dieu en lui promettant ‎de contrecarrer son œuvre, en consacrant son existence à la perdition de l’homme, incarne le ‎mauvais démon par excellence…‎

Les démons existent, nous les avons vus à l’œuvre dans notre pays.

Ils ont deux visages : l’un ‎hideux, l’autre séduisant. Ils n’ont pas de formes matérielles mais des apparences diaphanes. Pour ‎troubler les hommes, ils s’insinuent dans leurs cerveaux et, là, se font suggestions, inspirations, ‎pensées, croyances, informations. Ils travestissent le bien et le mal pour donner au faux l’allure du ‎vrai.

Des mêmes versets, des mêmes hadiths, des mêmes références, ils tirent des significations ‎tronquées et des interprétations criminelles.‎

A l’échelle de l’histoire humaine, il n’y a aucune différence entre les conséquences d’une idée ‎fausse créée par les hommes et celles d’une inspiration proprement démoniaque. On a vu des ‎idées fixes donner lieu à des idées-forces qui sont devenues des idéologies de mort sous le nom ‎sous le nom de Nazisme, de Fascisme ou de Racisme…‎

Peu importe que le communisme ait germé dans l’esprit de Karl Marx ou de Belzébuth ‎‎(curieusement, c’est le sobriquet qui lui était donné dans sa propre famille), il a conduit au ‎génocide et à la destruction de nations entières.

Entre des mains fanatiques, l’islam est devenu islamisme et terrorisme sans précédent par sa ‎barbarie.

Entre des mains extrémistes, l’amazighité est devenue berbérisme tenté par le séparatisme. ‎

Entre des mains mafieuses, le commerce extérieur est devenu import-import fructueux pour ses ‎monopolisateurs, et désastreux pour la nation.

Entre des mains occultes, le pouvoir est devenu corruption et arbitraire. ‎

Entre des mains parasitaires, les valeurs de novembre sont devenues des valeurs dynastiques…‎

Comme les balles, comme les armes blanches, comme certains rayonnements et irradiations, les ‎idées fausses peuvent tuer. Elles ont tué et tueront encore en Algérie.‎

PUIS VINT BOUTEFLIKA, ET IL ENTREPRIT IMMEDIATEMENT D’EXTIRPER DE L’ESPRIT DES ALGERIENS ‎LEURS VIEUX DEMONS.

Il déclara la guerre aux idées fausses, aux « açabiyate », au monopole des valeurs de novembre, à ‎la mafia de l’import-import, à la corruption de l’administration. Il décréta la fin de l’Etat islamique, ‎rappelant que son dernier représentant a été Omar Ibn Abdelaziz, ce descendant de Moawiya qui ‎répugnait à exercer un pouvoir dynastique usurpé, et qui mourût à 39 ans après deux brèves ‎années de juste règne (721-723).‎

Bouteflika proscrivit péremptoirement l’islamisme à la façon dont les anciens Grecs frappaient ‎d’ostracisme les idées et les hommes subversifs, et lui dénia tout droit de cité dans le pays.

Il écouta à Tizi Ouzou les arguments des militants de la cause berbère puis, s’enflammant ‎brusquement, laissa tomber qu’il n’y aurait pas de deuxième langue nationale sans référendum ‎populaire, ni d’officialisation de Tamazight avant le Jugement Dernier. ‎

A Béchar, les yeux exorbités pour mieux toiser un citoyen ahuri qui s’était réclamé de la ‎descendance des martyrs pour faire valoir des droits, il intima l’ordre solennel de ne plus invoquer ‎la mémoire des « chouhada » et des « moudjahidin » à des fins intéressées. ‎

A Bouira, il exclut définitivement la laïcité du lexique et des perspectives de l’Algérie.‎

A l’image d’un exorciste appelé au chevet d’un possédé, ou d’un psychanalyste penché sur le ‎canapé où dît un névrosé, Bouteflika n’a que les mots et les prières pour délivrer et soigner. Sa ‎thérapie consiste à extérioriser de l’inconscient le souvenir d’évènements traumatisants longtemps ‎refoulés, et à purifier par la catharsis l’esprit tourmenté de la nation.‎

Dépassant le simple cadre d’une campagne électorale, il apostrophe les citoyens sans aménité, les ‎éperonne, les secoue jusqu’à l’évanouissement dans ce qui est devenu un véritable rituel ‎d’exorcisme. ‎

Sa tâche, dont il a fait un sacerdoce, est de désensorceler le peuple, de désenvoûter la nation, de ‎briser le sort maléfique qui leur a été jeté, de les arracher à l’assistanat, à l’encanaillement, à la ‎superstition, à l’abdication.

Doté d’une énergie inépuisable, herculéenne, invincible, il a suscité en quelques discours un ‎véritable climat de révolution morale dans le pays. Il est en train d’accomplir une œuvre de ‎terrassement au double sens du terme. Il a engagé un terrible corps-à-corps avec les démons qui ‎ont envahi les esprits, l’Etat, l’économie… ‎

Spectacle bouleversant que ce bras-de-fer disproportionné entre un homme et un peuple ‎désabusé, donnant à celui qui le suit à travers la télévision des pics de tension qui le mettent au ‎bord de l’embolie, de l’apoplexie, de la tachycardie. Puis, brutalement, par un sourire ou un geste, ‎il libère l’énergie accumulée et fait tomber la pression étouffante.‎

En quelques semaines l’ambiance nationale a changé, le climat est devenu plus respirable, l’État est ‎redevenu fort par la seule force des mots et du style de celui qui l’incarne. Rien d’essentiel n’a ‎encore été fait, la Constitution, le gouvernement et las Assemblées sont toujours en place, les ‎réserves de change n’ont pas augmenté, et pourtant on sent une énorme différence avec le passé, ‎on perçoit des changements, on est moins pessimiste quant à l’avenir du pays.

A l’étranger un répit, un crédit, est accordé à l’Algérie. Les remarques périodiques émanant des ‎gouvernements étrangers ont brusquement cessé. Les déclarations fracassantes et les rapports ‎tendancieux des ONG ont disparu. L’islamisme international affiche son soutien à la politique du ‎Président. Les chaînes de télévision étrangères n’organisent plus de « talk-shows » sur les « deux ‎Algéries qui s’affrontent ». Les régimes arabes, jusque-là sur une prudente expectative, rivalisent ‎de félicitations et multiplient les visites. Des rencontres au sommet et des visites d’Etat sont ‎programmés. Des compagnies aériennes internationales commencent à venir. Les organismes ‎d’assurance des crédits extérieurs (Coface, Sace, Eximbank…) révisent à la baisse le risque-‎Algérie … Bref, l’étau étranger se desserre. Quant à l’intérieur, la pression terroriste se réduit, ‎nonobstant des actions d’éclat de plus en plus épisodiques.‎

LE POUVOIR ALGERIEN ETAIT EN PASSE D’ETRE DEFINITIVEMENT ASSIMILE AU POUVOIR DES ‎‎« PAPA DOC » OU DE BOKASSA, QUAND VINT BOUTEFLIKA.

Ayant à cœur de jouir de toutes ses prérogatives constitutionnelles, il mène une bataille de ‎réappropriation de l’ensemble de ses pouvoirs et prend le peuple à témoin de ce qu’il ne les a pas ‎encore reconquis totalement. Il revendique haut et fort ses droits et rejette toute hypothèse d’un ‎président nominal et virtuel. Ces droits, explique-t-il sur tous les tons, il compte les convertir en ‎devoirs, les consacrer à la résurrection d’une Algérie qu’il situe dans le peloton de tête des nations, ‎comme de Gaulle parlait jadis de la place de la France dans… l’Univers car, à ses yeux, la Terre, ce ‎n’était pas assez.‎

Si de telles méthodes ne donnent rien à terme, si cet homme ne réussit pas à tirer le pays du fond ‎du puits où il gît encore, si son discours n’éveille pas les Algériens, ne « dé-chrysalide » pas leur ‎intelligence et ne libère pas leur volonté, si les idées justes ne viennent pas à bout des idées ‎fausses, alors il faudrait craindre pour l’avenir de nos enfants.‎

Laminés par une crise économique de plus en plus dure, menacés par un terrorisme encore actif, ‎angoissés par la perspective de l’affaiblissement de l’Etat, ayant fini par revenir de leurs illusions, ‎les Algériens commençaient à retrouver le sens de l’humilité et des réalités et à admettre qu’ils ‎avaient eux aussi une part de responsabilité dans ce qui s’est produit depuis 1989.

PUIS VINT BOUTEFLIKA, ET IL EXHUMA D’ANCIENNES FAUSSES IDEES…‎

S’il ne leur a pas caché qu’ils ne devaient plus compter sur l’Etat, qu’il n’avait rien à leur donner, il ‎flatta leur ego en leur jurant qu’ils étaient le meilleur peuple du monde. Il flatta leur orgueil et les fit ‎rire aux dépens des voisins. Je ne sais pas si pour d’autres peuples l’organe nasal a quelque ‎fonction ou signification autre que celle que lui a assignée la nature, mises à part les histoires du nez ‎de Cléopâtre et celui de Pinocchio. Alors que pour l’ensemble du genre humain tout se passe dans ‎le cerveau, il les réinstalla dans l’idée qu’il y avait d’un côté le pouvoir et l’administration, mauvais ‎et corrompus dans l’absolu, et de l’autre une masse compacte de victimes de leur « hogra », alors ‎que cela est faux.

D’abord tous ceux qui sont « en haut » viennent d’ « en bas ». Ensuite, les Algériens ne haïssent la ‎‎« hogra » que quand ils en sont victimes. Autrement, il n’en existe pas un seul qui ne la pratique ‎d’une manière ou d’une autre, à une occasion ou une autre, et ce sans en avoir même conscience. ‎La « hogra » qui vient des « faibles » n’est pas moins humiliante ou révoltante que celle qui vient ‎des « puissants », et c’est plus souvent la première qu’on rencontre dans la vie de tous les jours. ‎Regardez autour de vous, rappelez-vous les actes et les paroles des plantons, des guichetiers, des ‎agents des divers services publics et des sociétés nationales à qui vous avez affaire ‎quotidiennement, souvenez-vous de vos sempiternelles prises de bec avec les agents du fisc, les ‎douaniers, les infirmiers, les agents d’air Algérie, les commerçants, les fonctionnaires… Amin ‎Maalouf a écrit dans le livre que nous avons cité en exergue, et au titre si expressif de notre ‎situation : « S’enfermer dans une mentalité d’agressé est plus dévastateur encore pour la victime ‎que l’agression elle-même ».‎

Bouteflika a aussi reproché au peuple d’avoir mal voté à trois reprises. Pourquoi trois ? En quoi les ‎votes des années soixante, soixante-dix ou quatre-vingt-dix sont-ils différents ? Les seuls votes ‎‎« anormaux » sont ceux qui ont donné la victoire au FIS en juin 1990 et en décembre 1991. ‎Pourquoi, par ailleurs, focaliser sur un homme que l’Histoire a déjà écarté du chemin et l’humilier ‎gratuitement ?‎

Au bout de quelques rencontres-débats télévisés avec les citoyens le Président a conquis le cœur ‎de l’ensemble des Algériens parce qu’il a su leur parler et les convaincre de sa sincérité. Ils lui ont ‎signé un chèque en blanc et il peut désormais tout faire en leur nom. Tel est le pouvoir des idées, le ‎miracle des mots. ‎

Mais que peut pour lui le peuple ? Venir en masse à ses meetings, applaudir, pleurer, vider son ‎cœur, le légitimer une nouvelle fois, l’aduler… Mais encore ?‎

 (« El-Watan » du 07 septembre 1999)‎

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