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L’HONNEUR PERDU DES ALGERIENS

by admin

Ce n’est pas d’un pacte socio-économique que les Algériens ont immédiatement besoin, quoique ‎leurs ventres crient famine, mais d’un pacte moral parce que leurs âmes crient justice.

Les propos quotidiens des citoyens roulent en permanence sur un sujet inépuisable, la moralisation ‎de la vie publique et de l’État. Dans la mentalité Algérienne la part de l’esprit a toujours été plus ‎importante que la part de la matière. « Plutôt vivre un seul jour en coq que mille ans en poule » dit ‎un de leurs proverbes.

Ils sont prêts à marcher pieds nus si nécessaire, à souffrir le froid et la faim s’il le faut, pourvu qu’ils ‎se sentent réellement vivre dans un Etat où la Loi est juste et s’applique à tous, où la confiance et la ‎symbiose sont totales entre eux et leurs dirigeants, où les peines comme les joies sont ‎équitablement partagées.‎

Un tel peuple n’est assurément pas à contraindre par la force ou à berner par le mensonge, mais à ‎guider par l’exemple et la persuasion. Donnez-lui l’exemple, et il vous donnera la chemise qu’il a ‎sur le dos. Dites-lui une parole de bien, et il vous vénérera. Soyez équitables dans le partage, et il ‎renoncera à sa part. Posez-lui la règle la plus dure et il la subira stoïquement s’il la sait commune, ‎générale et que nul n’y déroge.

C’est cela le peuple Algérien ! Les traces laissées dans l’histoire par ‎son sens de la dignité sont aussi lumineuses que la chevelure que laisse sur son passage la comète ‎de Halley.‎

Un historien, Salluste, qui fut aussi gouverneur de la Numidie à l’époque où notre pays était ‎colonisé par les Romains, écrivait il y a deux mille ans : « Les Numides ne peuvent être enchaînés ni ‎par la crainte ni par les bienfaits ».

Cet hommage rendu au sens de l’honneur chez les Algériens se justifie-t-il aujourd’hui pleinement ‎alors que la peur et l’encanaillement conjugués nous ont submergés comme le déluge avait ‎englouti Sumer au temps de Noé ?A plusieurs reprises au cours de leur tumultueuse histoire les ‎Algériens ont alternativement perdu puis recouvré leur honneur.

C’est ainsi que l’Algérie a été le premier pays arabo-musulman à connaître la colonisation et le ‎dernier à s’en être libéré. En 1830, le pouvoir avait livré Alger à l’ennemi après vingt-et-un jour de ‎combats. ‎

En 1954, vingt et un jeunes patriotes, réunis dans la maison d’un vingt-deuxième, ont suffi pour ‎mettre en branle l’engrenage au bout duquel les Algériens allaient retrouver leur honneur. Mais, ‎au total, nous aurons passé près d’un millénaire sur deux sous occupation étrangère. ‎Tous les pays qui ont été colonisés l’ont été en vertu de deux causes principales : l’endettement ‎extérieur et les divisions internes. Actuellement l’Algérie cumule des deux graves circonstances. ‎Nous traînons une lourde dette extérieure qui nous a placés sous les fourches caudines du FMI, les ‎idéologies distillées par le pouvoir et les partis ont fissuré notre unité, et des voix se sont élevées à ‎l’intérieur et à l’extérieur pour en appeler à l’ingérence étrangère. ‎

Si nous n’y prenons garde nous risquerons un jour de « pleurer en femmes ce que nous n’aurons ‎pas su défendre en hommes », pour reprendre les célèbres mots de la mère d’un Émir qui avait ‎perdu son royaume. ‎

L’Etat qui n’a pas su prévenir la formation d’une véritable armée de terroristes n’a pas pu venir à ‎bout de ce qui en reste après six années de mobilisation de l’ensemble des ressources de la nation. ‎L’islamisme politique qui lui a donné naissance ne constitue plus une option d’avenir, mais ses ‎séquelles sont aussi meurtrières qu’un champ de mines anti-personnel.

Il s’est dès le début scindé en deux : le premier a pris les armes mais il est en voie d’extinction ; le ‎second s’est repenti et c’est le pouvoir qui l’a hébergé dans ses institutions qui prolonge ses jours. ‎L’ancien cortège des « ya diwan salhine » a donc fait jonction avec la nouvelle procession ‎maraboutique pour étouffer le pays sous la chape de l’encanaillement.‎

Qu’est-ce que l’encanaillement ? C’est lorsqu’on ne croit pas en quelque chose mais qu’on fait ‎semblant d’y croire par ruse. C’est lorsqu’on sait une chose anormale et que l’on se comporte avec ‎elle comme si elle était tout à fait normale par calcul.

C’est lorsque tout va de travers et qu’on persiste à soutenir que tout baigne dans l’huile parce ‎qu’on y trouve son compte. C’est lorsqu’on cache la vérité parce qu’on a été soudoyé ou intimidé. ‎C’est lorsqu’on piétine les lois sans redouter une sanction. C’est lorsqu’on falsifie les résultats des ‎urnes pour favoriser ses partisans… ‎

L’encanaillement, c’est mettre des personnes à des places qu’elles ne méritent pas, c’est prêter ‎serment et trahir ses engagements, c’est préférer les fripouilles aux hommes de principes, c’est ‎acheter pour quatre sous les consciences et les allégeances. L’encanaillement a perdu les nations ‎qui se sont laissé envahir par lui.

Un Etat perd son honneur quand il couvre des pratiques irrégulières, quand sa justice est partiale, ‎quand ses représentants abusent de leurs positions pour s’enrichir.

Une administration perd son honneur lorsqu’elle renonce à sa vocation de service public pour ‎devenir un instrument entre les mains des intérêts économiques et politiques des puissants du ‎moment. L’honneur de l’État, par contre, c’est de poser des règles et de les appliquer sans ‎complaisance, c’est d’être au service des citoyens et non un fardeau sur leurs épaules.

Un peuple perd son honneur quand ses membres agissent dans le désordre pour sauver chacun ‎leurs intérêts, quand les « afçates » et la « kfaza » (débrouille) deviennent des mots d’ordre et des ‎leitmotivs. ‎

Les solutions « personnelles » que nous appliquons dans notre vie de tous les jours pour nous en ‎sortir sont par définition néfastes. Elles peuvent nous tirer d’affaire individuellement, mais ‎perdront le pays. Elles peuvent convenir à une génération, mais ruineront les autres. Adopter les ‎réflexes et les astuces de Djouha dans une société moderne est une attitude suicidaire, nuisible à ‎l’intérêt général. Même si c’est la carence de l’État qui nous y oblige, il faut les répudier pour en ‎venir à un comportement social sain et collectif. ‎

L’honneur d’un peuple, par contre, c’est d’accomplir ses devoirs civiques, de payer ses impôts, de ‎travailler avec sérieux, de refuser la corruption, de dénoncer l’injustice et l’arbitraire sans recourir à ‎la violence ou aux émeutes.‎

Les élites perdent leur honneur lorsqu’elles savent mais se taisent, lorsque la morale publique est ‎violée sans qu’elles protestent, lorsque la peur leur fait baisser la tête devant le mal. L’honneur des ‎élites, par contre, c’est d’éclairer leur peuple, de l’aider dans ses jugements, d’éduquer son sens ‎civique, de prendre la tête du mouvement de salubrité publique lorsque celui-ci devient une ‎nécessité historique.‎

Face à la crise le peuple Algérien s’est honorablement acquitté de ses devoirs. Il a pris les armes ‎quand on lui en a donné pour défendre sa vie et sa patrie. Il a voté jusqu’à n’en plus pouvoir, mais ‎aujourd’hui il se demande si tout cela n’a pas été fait en pure perte. C’est à son honneur d’avoir ‎récemment désavoué la loi sur le régime indemnitaire des députés jugée attentatoire à la morale ‎publique.‎

Les partis politiques parlent au peuple d’idéologie et d’économie, alors que c’est de moralisation de ‎État que celui-ci veut entendre parler, d’honnêteté, de sincérité et de compétence. Dès qu’ils ont ‎intégré les institutions ils se sont mis à ressembler au pouvoir, chassant les avantages et courant les ‎privilèges. Leur but n’était donc pas de le changer mais de le remplacer. On a entendu un de leurs ‎représentants déclarer à la télévision dernièrement : « Un député n’est pas un syndicaliste, il n’est ‎pas là pour enregistrer les doléances et les chikayate ». Assurément, celui-là veut la paix et la paye !‎

VOUS, HEROS DE LA REVOLUTION DE NOVEMBRE A QUI IL RESTE QUELQUES ANNEES A VIVRE, vous ‎qui avez laissé votre combat se ternir, allez-vous partir sans un témoignage de vérité pour votre ‎peuple ?

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VOUS, MOUDJAHIDINE INCONTESTABLES QUI AVEZ REELLEMENT COMBATTU et dont le corps ‎témoigne par les blessures reçues de votre sens de l’abnégation, êtes-vous fiers de l’état dans ‎lequel vous laissez cette nation ? Avez-vous libéré ce pays pour qu’il soit livré à l’encanaillement ? ‎Un homme ne se juge pas sur ce qu’il a fait à un moment de sa vie, mais sur toute la courbe de sa ‎vie. Le souffle de l’Histoire a quitté la plupart d’entre vous, certains se sont même laissé prendre ‎dans les rets du confort et les volutes d’une vie éphémère pour ne rien voir et ne rien entendre.‎

VOUS, GENERAUX AUX POUVOIRS CONSIDERABLES, n’êtes-vous pas informés que le pays est au ‎bord du désespoir ? Le terrorisme qui accapare vos efforts et votre temps se résorbera de lui-‎même lorsque la morale publique aura été restaurée, lorsque la justice aura été rétablie, ‎lorsqu’une bonne politique de relance au profit de toute la société aura été engagée. Il ne ‎disparaîtra pas sans cela.‎

VOUS, MAGISTRATS EN ROBE NOIRE, pourquoi tolérez-vous ne serait-ce qu’une seule fois que ‎votre noble fonction soit mise au service des puissants pour réprimer les libertés ? Pourquoi laissez-‎vous les décisions que vous rendez au nom du peuple Algérien sans exécution ? Vers qui doivent se ‎tourner le faible, la veuve et l’orphelin s’ils ne trouvent pas refuge auprès de vous ?‎

VOUS, LEADERS ISLAMISTES QUI AVEZ ENSORCELE CETTE NATION ET JETE SES ENFANTS PERDUS ‎DANS LE TERRORISME, qui croyez en vous rendant régulièrement à la Mecque laver vos ‎consciences en même temps que vos os, vous qui lui parlez de « hogra » pour leurrer les naïfs, vous ‎ne leurrerez pas Dieu !‎

VOUS, INTELLECTUELS, SOCIETE CIVILE, JOURNALISTES, jusqu’à quand allez-vous laisser le pays de ‎Jugurtha, de l’Émir, de Ben Boulaid, de Hassi Ben Bouali suivre la cohorte des faux-dévots et des ‎‎« diwan salhine », au lieu de l’éclairer de vos lumières ? Quand vous déciderez-vous enfin à sonner ‎le tocsin, à briser les tabous, à libérer le génie de cette nation ?‎

ET VOUS, ASSOCIATION, SYNDICAT DES MAGISTRATS, ORDRES DES AVOCATS ET DES MEDECINS, ne ‎vous-êtes-vous réunis que pour défendre les droits des membres de vos corporations ? Fermerez-‎vous encore longtemps les yeux sur les atteintes à la dignité de vos missions ? La société est un tout ‎et non une juxtaposition d’intérêts et de corporations isolés, ne réagissant séparément que s’ils ‎sont directement touchés. Parfois l’honneur d’une nation est sauvé par une parole juste, par un ‎témoignage de vérité, par un geste de bravoure.‎

Nous ressassons le souvenir de victoires et de hauts faits que nous sommes incapables de ‎reproduire : équipe de football du FLN, victoire sur l’Allemagne en coupe du monde, libération des ‎otages américains… Nous revisionnons en toute occasion nos vieux films, « La bataille d’Alger », ‎‎« L’opium et le bâton », « L’inspecteur Tahar »…

ENTRE-TEMPS, AU SAHARA OCCIDENTAL POUR NE PRENDRE QUE CET EXEMPLE, LE MAROC NOUS A ‎DAME LE PION : IL A EU LA PROIE, NOUS AVONS EU L’OMBRE. AJOUTONS QUE DANS L’AFFAIRE ‎L’OMBRE A COUTE PLUS CHER QUE LA PROIE. ‎

Bien plus encore, ces souvenirs sont devenus la cause de notre impuissance. Ils ont empêché la ‎relève de s’effectuer, notre histoire est bouchée, nous vivons sur la même génération qui a atteint ‎depuis longtemps son seuil d’incompétence, nous fonctionnons avec des hommes périmés, ‎rafistolés, des pièces d’occasion…‎

Une nation réduite au silence, qui sait mais n’ose pas, est une nation vouée à l’avilissement. « Si tu ‎dis, tu meurs ; si tu ne dis pas, tu meurs ; alors dis et meurs ! » écrivait Tahar Djaout avant de ‎mourir. S’il ne reste en nous que la fibre de l’honneur, alors disons et mourrons !‎

Le pouvoir a fait des petits qui piaffent d’impatience de prendre sa succession. Ils sont capables de ‎nous imposer un jour un autre Empereur Bokassa. La pudeur des hommes honnêtes a cédé sous ‎les assauts de l’indécence et de l’impudence. L’homme droit rase les murs, murmure au lieu de ‎parler, tire le diable par la queue pour survivre. Dans dix-huit mois nous changerons de millénaire, ‎mais nous ne changerons ni de pays ni de peuple. ‎

Jusqu’à hier nous avions le moral en berne, aujourd’hui l’espoir claque au vent. Le vent de l’esprit ‎souffle dans nos voiles, les coupables tremblent, les innocents espèrent… Octobre 1988, Décembre ‎‎1991, Novembre 1995, Juin 1997, les années défilent et les rendez-vous se succèdent sans que ‎l’Algérie n’ait réalisé sa mue. Elle perd son sang et son temps.

Nous sommes un peuple jeune, frais, nouvellement venu aux affaires de l’État, non encore stratifié ‎socialement. Moralement notre unité ne s’était pas suffisamment cimentée pour que les ‎idéologies glissent sur elle comme la pluie sur un imperméable. ‎

Dans trente ans il n’y aura certainement plus de pétrole. Pour la dette, c’est moins sûr. Le temps ‎qui reste suffit donc à peine pour construire un véritable Etat de droit, une économie désendettée ‎capable de nourrir dans la dignité l’ensemble des Algériens, une société homogène et cohérente ‎qu’aucun charlatan ne saurait envoûter.

Il faut une énergie morale énorme pour nous arracher à l’avilissement dans lequel nous sentons ‎que nous nous enlisons jour après jour, une force semblable à celle qui est nécessaire à une fusée ‎pour s’arracher à la pesanteur terrestre et qu’on appelle la « vitesse d’échappement ».‎

Vue d’en haut, l’Algérie se porte très bien. Mais vue d’en bas, elle se porte très mal. Une sourde ‎colère gronde. L’État est certes plus sûr de lui qu’en 1988 ou 1994, ses moyens de contrôle de ‎l’ordre public ont été considérablement renforcés – ce qui est une bonne chose en soi – mais un ‎message du président de la République à la famille d’une victime du terrorisme hautement ‎symbolique – quoiqu’on pense de ses idées-, un geste de « Qima » en direction de la population, ‎quelques mesures immédiates tendant à moraliser l’État et la tension peut retomber en attendant ‎les profonds changements politiques, économiques et sociaux qui s’imposent. L’Algérie n’a ‎aucunement besoin de nouveaux accès de violence.

CASSONS DE NOUVEAU NOTRE PAYS, ET NOUS AURONS PERDU NOTRE HONNEUR A TOUT JAMAIS.

(« El-Watan » du 30 juin 1998)‎

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