SODOME ET LE JUSTE

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Il est à craindre que cequ’il convient désormaisd’appeler l' »affaire du régime indemnitaire desparlementaires » n’aillerejoindre dansl’imaginaire populairel’affaire du « Sandouk-attadhamoun » (1964) etcelle des « 26 milliardsde dollars » (1989).Qu’on ne compte doncpas sur l’oubli.Dans les deux dernières affaires ilmanquait peut-être les preuves et lesnoms, mais dans la première toute lanation a vu et entendu qui s’est octroyé quoi.

Une majorité de faux élus soutenus sans lamoindre exception signalée par les élus de lapseudo-opposition ont donné à l’encanaillement sa plus scandaleuse expression

depuisindépendance.Où étaient donc passés les sempiternels défenseurs des travailleurs, la famille révolutionnaire, les « élus » UGTA, les faux dévots,les prétendus démocrates ? Où étaient les chantres de la justice sociale, les apôtres de la solidarité nationale, les moralisateurs de tout poil ? Ou étaient la pudeur, l’Etat de droit ?

Les arguments mis en avant par les parlementaires pour fixer leur propre salaire peuvent tenir en une formule : c’est notre prix, à prendre ou à laisser.

Et on a pris ! Après cela, personne ne sera fondé à dénier aux autres Algériens et Algériennes le droit de fixer leur propre prix : celui de leur travail, de leur utilité à la nation, de leur peau… Mais quel prix seront en droit de réclamer l’artificier qui désamorce lesbombes, le soldat, le gendarme, le policier, le garde communal qui s’apprêtent à tomber au champ d’honneur, le magistrat, l’enseignant, le médecin du secteur public qui portent sur leurs épaules le poids de la misère sociale, le pilote, le fonctionnaire, le cadre, l’éboueur, qui s’enlisent dans un quotidien difficile ?

Et les élus de base (présidents d’APC à 12.000 DA) qui font face aux besoins pressants des citoyens étranglés, et les commerçants « redressés », et les compressés dudirigisme, et les ponctionnés d’Ouyahia, et les victimes du terrorisme…?

Est-il bien certain que dans la hiérarchie mérite et de l’utilité à la société les faux élus et les pseudo-opposants aient droit à la première place ? Dorénavant chacun sera taraudé de questions sur sa raison d’être, son rôle social, sa valeur, sa cherté et sa « chèreté ». Et pourquoi chaque catégorie socio professionnelle ne déterminerait-elle pas à son tour son proprerégime indemnitaire ?

Si les avantages de la fonction législative sont d’abord accaparés par ceux à qui elle a dévolue, alors chaque détenteur de quelque chose, de quelque rôle, devrait pouvoir en faire autant : aux pilotes les avions, aux imprimeurs de la monnaie nationale les liasses de dinars, aux gensenarmes le droit d’en user à leur guise, aux enseignants les écoles, aux personnels médicaux hôpitaux, aux éboueurs la chaussée, etc.

Plus que le montant, ce sont les arguments utilisés par des parlementaires inconscients de la portée de leurs propos qui ont ébréché moralement et psychologiquement une nation déjà assez mal en point.

On pouvait jusque-là opposer aux mouvements de grève et de revendication le FMI, les « sacrifices équitablement repartis », la rigueur budgétaire, l’inflation, les réactions en chaine, etc. Mais demain, mais maintenant que tous les citoyen sont été profondément touchés dans leur dignité par un précédent aux conséquences incalculables et à coup sûr inévitables ?

Les arguments des « représentants de la nation » enfiévrés par l’appât du lucre étaient aussi faux qu’eux-mêmes. D’abord ceux relatifs à leur « autonomie » : comment un faux élu peut-il songer à être autonome, lui qui sait à qui et pourquoi il doit une sinécure si facilement acquise ? Ensuite, en prenant comme référence le salaire d’un député français (35.000 FF, c’est-à-dire à leurs yeux 350. 000 DA), ils n’ont pas noté que ce salaire représentait six fois le SMIG français et non 40, ni déduit qu’en appliquant au pied de la lettre le taux de change officiel, on aboutirait en Algérie à une baguette de pain à 40 DA, à un litre d’essence à 60 DA, à une tasse de café à 100 DA, a un loyer HLM à 30.000 DA, à une visite médicale à 1 500 DA…

Référence pour référence, pourquoi n’ont-ils pas pris le salaire moyen du parlementaire avant son « élection », c’est-à-dire son juste prix avant que la fraude n’en fasse le bienheureux le mieux payé de la fonction publique ? Qu’ils exhibent donc leurs anciennes fiches de paye à côté des arguments qu’ils ont déployés avec tant de fougue.

La séparation des pouvoirs n’a pas été constatée en la circonstance : les parlementaires ont été juges et partie. La non-perception des dangers de ce précédent pour cause d’ignorance, de courte vue ou d’encanaillement délibéré, ne signifie pas qu’il n’est pas porteur des plus grands d’entre eux.

Jamais la corruption, la perversion, le pillage n’avaient atteint de tels sommets : accaparements des meilleures terres agricoles, Villas de Moretti, valant des milliards, cédées pour quelques millions aux Seigneurs du moment, constitution de véritables monopoles d’importations, prises d’intérêts d’anciens dignitaires dans les hydrocarbures…

Le pays est sans boussole, sans repères, sans valeurs morales. Comment, dans ces conditions, le terrorisme ne deviendrait-il pas une vocation nationale ?

C’est dans les revenus du petit peuple qui a encore un travail, des classes moyennes de jour en jour plus clochardisées, des producteurs et des commerçants persécutés, que l’Etat va nécessairement puiser pour financer les 800milliards de centimes que va coûter au pays chaque mandat (250 000 DA X 524 parlementaires X 5ans). Autrement dit, et comme on a l’habitude de compter chez nous : de quoi construire 8 000 logements (à 100 millions l’un); de quoi payer 1. 330. 000 travailleurs au SMIG, de quoi acheter, pourparler comme Louisa Hanoune , 800 millions de baguettes de pain…

Encore que ce n’est pas tout : pour trois ou cinq ans passés au Parlement, les vrais et faux élus continueront à toucher leur salaire de base pendant tout le restant de leurs jours, soit en moyenne durant trente autres années. Il y a aussi les 100 millions pris par chacun d’entre eux pour acheter une voiture, sans intérêts et remboursables sur dix ans.

Au taux d’intérêt débiteur actuel, recevoir cette somme sans intérêts sur 10ans signifie l’avoir touchée plus de deux fois. Il ya enfin les 20 millions par député que devra verser l’Etat aux partis politiques (10 milliards paran).

Dans quelques jours la traditionnelle loi de finances complémentaire, avec son fatal cortège d’augmentations des prix, taxes et impôts, viendra en discussion au Parlement. Quels paramètres va appliquer ce dernier dans l’examen des intérêts du peuple : ceux qu’il a retenus pour fixer les émoluments de ses illustres membres, ou ceux qui servent habituellement pour saigner toujours un peu plus les revenus salariaux et commerciaux ?

Pour devenir applicable, la loi portant régime indemnitaire devra être promulguée par le chef de l’Etat qui aura, au préalable, apposé son sceau au bas de cet avatar des anciennes « capitulations »(conventions régissant de manière spécifique les droits des étrangers résidant autrefois dans l’Empire ottoman ou en Chine). Le fera-t-il au prix d’une nouvelle blessure à la nation ?

« Un seul juste eût sauvé Sodome » lit-on dans l’Ancien Testament. Mais l’encanaillement ayant été régi en doctrine politique depuis que cette nation a revu la lumière de l’Histoire, il est à craindre que ce ne soit qu’un funeste précédent de plus sur l’itinéraire d’un pays décidé à revenir à l’obscurité du chaos.

« LIBERTE » du 26 mai 1998

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