COUPS D’ETAT

by admin

Il plairait à l’amateur d’histoire qui aime rechercher ce qui dans la vie des organismes sociaux se répète ou se ressemble, de savoir que la civilisation romaine et la civilisation islamiqueont curieusement en commun d’avoir connu leur crise primordiale avec l’assassinat de leurs quatrièmes khalifes respectifs, Tarquin le superbe et Ali Ibn Abi Taleb.

A la mort de Romulus qui avait fondé en 753 avant J.C. Rome et dirigé celle-ci durant 37 ans, sa succession fut assurée dans la paix et la concorde par des hommes que le peuple avait élus sur la base de leurs mérites et de leurs vertus. Ce furent, dans l’ordre, Numa Pompilius, TuliusHostilus, Ancus Marius et enfin Tarquin, un Grec converti à la religion romaine.

Sous leur règne le pouvoir avait été uni, fort et juste. Leurs prérogatives étaient spirituelles et temporelles à la fois. Ils consultaient le Sénat, organe représentant les familles regroupées en tribus, et gouvernaient en se référant constamment aux « mores majorum » (usages des anciens) qu’on traduirait aujourd’hui en terre d’islam par « salaf ».

Dans la 38e année de sa magistrature Tarquin fut assassiné et Servius Tullius, un serviteur qu’il avait pris en sympathie et élevé dans sa cour, usa de ruse pour prendre sa suite alors que la communauté ne l’avait ni choisi, ni élu.

Il rendit le pouvoir héréditaire et désigna pour lui succéder, après vingt ans de règne belliqueux, son fils indigne Sextus. Le grand Cicéron informe la postérité qu’« ici commence à se dérouler ce cycle de révolutions dont je veux que vous appreniez à connaître depuis son origine le mouvement naturel et les phases » (Cf. « De la République »).

En l’an 632 de l’ère chrétienne, le Prophète Mohammad, qui avait fondé dix ans plus tôt à Médine l’Etat musulman quitta notre monde. La succession revint naturellement et pacifiquement à Abou Bakr, puis à Omar, puis à Uthman et enfin à Ali.

Quand ce dernier fut assassiné à la suite des évènements que la rébellion de Muawiya Ibn Abi Soufiane, gouverneur de Damas, avait suscitée dans le pays, ce dernier en profita, prit le pouvoir par la force et la ruse, transféra la capitale de Médine à Damas et instaura la monarchie.

Comme Servius Tullius il régna pendant vingt ans et désigna pour lui succéder son fils Yazid que l’on surnommait déjà l’ « ivrogne ».

Le règne des quatre successeurs légitimes musulmans dura au total une quarantaine d’années, et celui des successeurs légitimes romains près de deux siècles.

Les deux nations avaient été auparavant des tribus que les « communiosacrorum » pour la première, et l’islam pour la seconde, avaient transformées en « Républiques des mœurs » dont le souci était de gagner leurs citoyens aux vertus publiques au lieu de leur apprendre à se plier à la force.

Mais les mystères de l’Histoire ont voulu que leur croissance soit illustrée par une longue série de crises et de meurtres à l’intérieur, et de grandioses réalisations à l’extérieur. C’est qu’en des temps civilisés, même les despotes et les tyrans sont portés par l’élan civilisateur. Exaltés par la marche générale de leur empire, fiers des prouesses des uns et des autres dans tel ou tel domaine, ils ont à cœur de se mettre à la tête du mouvement.

De la même façon que Cicéron vit dans le coup d’Etat de Servius la cause première et lointaine de la ruine de l’esprit romain, Malek Bennabi vit dans la bataille de Siffin qui avait opposé Ali à Moawiya en 657 et fait selon Tabari 40.000 morts (chiffre colossal quand on sait qu’à la mort du Prophète le nombre des musulmans s’élevait à 124.000 personnes environ) le point de départ de l’inversion des valeurs islamiques et la rupture du contrat moral historique conclu à l’ombre du Prophète.

Il écrit dans « Vocation de l’Islam » : « Cette séparation contenait en puissance tous les séparatismes futurs, toutes les antithèses politiques au sein de l’Islam… Si l’on ne considère le phénomène qu’au point de vue politique, cette première rupture était une de ces crises, au cours de l’histoire, qui changent le cadre politique d’un pays. Mais vient un moment où il n’y a plus personne pour garder le pouvoir, personne pour s’en emparer et l’adapter à de nouvelles institutions. Le sceptre tombe alors de lui-même et se brise en mille morceaux que recueilleront mille roitelets ».

C’est ce qui allait se vérifier dans la suite des temps, même si l’une et l’autre des deux civilisations allait continuer à être portée par leur vitesse de propulsion initiale.  Elles allaient réaliser tout au long des siècles qu’elles devaient encore durer de grandes choses dans l’ordre militaire, intellectuel, architectural et moral, mais c’est comme si un virus s’était infiltré dans leur système immunitaire et les détruisait à leur insu cellule après cellule jusqu’à ce que le corps tombe inanimé.

Il faut un certain courage pour lire jusqu’au bout les chroniques de Tabari relatives aux dynasties omeyyade et abbasside car le bilan des crimes commis par des musulmans contre d’autres musulmans qui y est donné est absolument révoltant.

D’autres grandes figures de l’islam témoigneront des moments forts de la décadence et de la lente agonie de l’empire musulman. Ibn Taimiya vivra le sac de Damas au début du XIVe siècle par les Tatars, et Ibn Khaldoun celui de Bagdad par Tamerlan.

L’historien romain Tacite, quant à lui, sera traumatisé à jamais par le massacre de quatre empereurs en une seule année, et c’est avec un grand abattement qu’il a accompli son travail d’historien. Dès les premières pages de son « Histoires » il écrit : « J’entreprends une œuvre féconde en catastrophes, pleine de batailles affreuses, de discordes et de séditions, où la paix même a ses horreurs. »

Montesquieu qui s’est intéressé aux deux nations dira à propos du règne dictatorial des douze César  (nom sous lequel ont régné les onze empereurs venus à la suite de Jules César et dont neuf périrent par la violence) «  Tous les coups portèrent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie », et, au sujet des luttes pour le pouvoir en pays d’islam : « Leurs chefs se disputèrent le califat, et le feu de leur premier zèle ne produisit plus que des discordes civiles ».

Pour se représenter l’impact que de tels évènements peuvent avoir eu sur les peuples et les civilisations qui les vécurent dans leur chair, il faut s’imaginer par exemple la réaction des Américains si le général Collin Powels qui vient d’être remplacé à la tête de l’état-major des armées américaines avait réagi à cette décision par…. un coup d’Etat militaires, entrainant la dissolution du Sénat, celle du Congres, l’instauration d’une dynastie et l’interdiction de toute élection!

Que serait-il resté des Etats-Unis d’Amérique ou de toute autre nation civilisée placée dans une situation comparable une semaine après de telles violations du droit et de la morale ? C’est pourtant ce qui arriva aux musulmans trente ans après la mort de leur Prophète, et aux Romains deux siècles après celle de Romulus.

Mais si les Romains purent quand même vivre encore jusqu’en 27 Av JC dans un système politique moralement amoindri, ils avaient quand même gardé la possibilité de choisir et d’élire leurs dirigeants, quand les musulmans ne l’eurent pas un seul jour depuis l’an 661. Le despotisme ne laissa pas à l’islam le temps d’édifier son système politique et les ulémas, à quelques rares exceptions près, ne se préoccupèrent pas de doter la charia d’un droit public et constitutionnel.

Le projet de société islamique était toléré en théorie, il était enseigné dans les écoles, il était prêché dans les mosquées, mais en tant que rêve et idéal seulement car il était interdit de réalisation. 

Les Romains garderont jusqu’aux ultimes moments un semblant d’organisation démocratiques, quand les dirigeants musulmans se contenteront de l’usage de la force et de l’achat des consciences des ulémas pour perpétuer un despotisme qui est devenu une culture et un message génétique.

C’est que les institutions, pour être efficaces, doivent concorder avec l’esprit de la nation où l’on envisage leur implantation, elles doivent être l’exact reflet des valeurs en cours dans les sociétés concernées, sans quoi elles ne sont d’aucun effet. Cela est encore plus valable pour les instances de direction.

Jamais la force n’a fondé le droit. Et là où un peuple a dû baisser la tête sous la contrainte, ce fut pour qu’il s’occupe de son sort particulier et devenir hermétique, indifférent à tout le reste. Rousseau a noté dans « Du contrat social » : « Tout ce qui rompt l’unité sociale ne vaut rien. Toutes les institutions qui mettent l’homme en contradiction avec lui-même ne valent rien ».

C’est ainsi que depuis le coup d’Etat omeyyade l’islam est demeuré suspendu entre l’éternel souvenir et l’impossible réalisation.

Contrairement aux Romains qui, en disparaissant en tant que civilisation et en s’agrégeant à une autre, se sont définitivement libérés du problème d’avoir à se réadapter dans un monde non issu de leur génie, les musulmans se sont confrontés à une atroce contradiction : ils n’arrivent pas à s’insérer dans l’évolution historique, et ils ne parviennent pas à définir un mode de vie social, économique et politique compatible avec leurs croyances.

Les citoyens de la plupart des Etats musulmans sont indifférents à leurs régimes politiques car ils ne leur semblent conformes ni à l’original dont ils ont une vue idéalisée, ni aux modèles contemporains auxquels ils reconnaissent une grande efficacité.

L’inné islamique en eux est en grave conflit avec l’acquis moderne autour d’eux.

Un orientaliste peu suspect de zèle, H.G. Gibb, a écrit dans un célèbre ouvrage paru il y a cinquante ans, « Les tendances modernes de l’Islam » : « L’islam est une religion vivante et vitale. Ce n’est pas lui qui est pétrifié, mais ses formulations orthodoxes, sa théologie systématique, son apologétique sociale… »

Le dispositif d’idées avec lesquelles les musulmans de tous les pays abordent le 21è siècle est en grande partie erroné et les expose par conséquent à de nouvelles déconvenues.

L’encanaillement subi du fait de l’acceptation du coup d’Etat « permanent » est pour beaucoup dans la non-réussite des diverses velléités de « Nahda » enregistrées ça et là. Il faut rompre avec cette logique de l’échec.

Les quelques années qui restent d’ici à la fin du siècle constituent la dernière chance de nouer des rapports nouveaux avec la pensée moderne et les institutions mondiales qui se mettent doucement en place, faute de quoi nous rejoindrons les Romains et autres précolombiens au cimetière des civilisations définitivement révolues.

« La Nation » du 25 aout 1993

You may also like

Leave a Comment