ISLAM ET PENSEE ALLEMANDE

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La nation qui a donné le coup de grâce à l’Empire romain et divisé la chrétienté en protestants et catholiques, la nation qui a entraîné l’humanité dans deux guerres mondiales et qui prévoit de dépenser en une décennie un million de milliards de Marks pour mettre l’ex-RDA à son niveau, cette nation-là a été baptisée « peuple des poètes et des penseurs ».

Un pareil bilan, une telle responsabilité dans les évènements majeurs de l’Histoire, une si constante propension au bellicisme, ne sont normalement pas à attendre d’un peuple dont les premières marques sont l’expression poétique et la spéculation philosophique.

Tel a été pourtant le fatum des Allemands. En pleine guerre franco-prussienne, Fichte apostrophait ses compatriotes dans ses « Discours à la nation allemande » (1807)  leur disant : « Voici quel est votre destin : fonder un empire sur l’esprit et la raison !». A l’époque, cette nation n’existait pas politiquement.

Mais la nation allemande à laquelle pensait Fichten’était ni une race, ni un territoire, ni une langue, mais une « idée métaphysique », une mission.une prédication. Chaque fois que le sort des armes lui a été défavorable, elle a trouvé un Frédéric-Guillaume II (1744-1797) pour lui dire : « Il faut que l’Etat prussien compense par des énergies spirituelles la puissance matérielle qu’il a perdue ».

Les Barbares qu’étaient encore les Germains jusqu’à leur tardive et rétive conversion au christianisme à partir du VIIIe siècle par des moines irlandais allaient, au contact vivifiant et stimulateur de l’âme islamique, découvrir un savoir-vivre et un savoir-faire qui convenaient à leur « weltanschauung » (vision du monde) naturelle, un mode d’être et de croire qui leur rappelait les croyances nordiques de leurs ancêtres en Odin le Dieu des « hommes différenciés qui émergent ». Ils allaient les respecter, les aimer, les intégrer à leur propre esprit, puis mettre en place les conditions de leur transmission à toute l’Europe chrétienne.C’était à la fin du XIIe siècle.

Les Croisades avaient déjà dépossédé les musulmans de la ville de Tolède (1085) et de la Sicile (1091), et c’est une grâce de l’Histoire que ce furent des Germains qui y établirent leur pouvoir car autrement l’évolution du monde en aurait été retardée.

Le premier roi de la Sicile normande, Roger II (1095-1154) gouverne sous le surnom de Mou’tazzBillah. Après lui Guillaume de Sicile (1180-1190), qui lit et écrit l’arabe, s’entoure d’un cabinet composé de musulmans. Mais c’est sous Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250) que des liens solides et des canaux de communication spirituels allaient s’établir entre l’âme islamique et l’âme allemande et résister à toutes les vicissitudes au point que huit siècles plus tard Claude Lévi-Strauss confiera à ses « Tristes tropiques » son sentiment de mélancolie devant « ces deux espèces sociologiquement si remarquables, le musulman germanophile et l’Allemand islamisé ».

L’orientaliste allemande Sigrid Hunke, auteure du célèbre « Le soleil d’Allah brilles sur l’Occident » (1963), décrit dans le détail cette époque et conclut à la fin de son livre : « C’est dans la Sicile des Normands et de Frédéric qu’est né l’Occident moderne dont l’esprit arabe fut l’accoucheur. Dans ce royaume situé entre deux univers, le génie germanique et le génie arabe se rencontrèrent en la personne de Frédéric II. Il réconcilia l’Orient et l’Occident pour peu de temps sur le plan politique, mais pour des siècles dans le domaine culturel ».

S’il est depuis longtemps déjà admis d’un côté comme de l’autre que c’est le dominicain allemand Albert le Grand (1206-1280) et son disciple thomas d’Aquin (1255-1274) qui sont à l’origine de l’éveil intellectuel et scientifique de l’Occident chrétien auquel ils ont insufflé les principes et les thèses élaborés par l’esprit musulman, un grand mérite revient à Frédéric II sans qui la formation de ces grands théologiens n’aurait pas été possible.

C’est lui qui a mis à leur disposition l’héritage gréco-latin découvert, traduit et enrichi par les musulmans.Par deux fois l’Eglise avait sévi contre lui en l’excommuniant.

Celui que le pape appelait « l’hérétique » a été salué comme étant le « génie parmi les empereurs allemands » par le plus iconoclaste des philosophes allemands, l’imprécateur Nietzsche qui écrit dans « L’Antéchrist » ces rarissimes lignes empreintes de satisfaction qu’on lui connaisse :

« Quand l’islam méprise le christianisme, il a mille fois raison : l’islam présuppose des hommes… Le christianisme nous a privés de la moisson de la culture antique, plus tard il nous a encore privés de la moisson de la culture islamique. La merveilleuse culture mauresque de l’Espagne au fond plus proche de nous, plus éloquente pour l’esprit et la sensibilité que Rome et la Grèce, on l’a piétinée parce qu’elle devait sa naissance à des instincts d’homme, parce qu’elle disait oui à la vie et le disait avec les raffinements singuliers et précieux de la vie mauresque… Les Croisés, par la suite, ont combattu quelque chose devant quoi il eût été plus séant qu’ils se prosternassent dans la poussière, une culture devant laquelle notre XIXe siècle lui-même ferait bien de se sentir très indigent, très tardif… « Guerre à outrance contre Rome ! Paix, amitié avec l’islam ! » Tel fut le sentiment, telle fut l’action de ce grand esprit libre, le génie parmi les empereurs allemands, Frédéric II… »

L’Eglise finira par avoir raison de l’œcuménisme islamo-germain précoce des Hohenstaufen mais les idées, l’état d’esprit et les connivences psychiques et intellectuelles que Frédéric laissa se développer dans la culture allemande naissante causeront longtemps encore des soucis à Rome.

Ce sera d’abord avec Maître Eckhart (1260-1328), le père de la mystique rhénane qui sera condamné pour hérésie parce qu’il avait dit que Dieu n’était qu’UN, qu’il n’y avait nul mérite à croire, et que la vraie foi était dans le renoncement, y compris aux compensations eschatologiques. La commission inquisitoriale qui le condamnera post-mortem notera avec le plus grand sérieux : « Il a voulu en savoir plus qu’il ne convenait ».

Ce sera ensuite avec un autre Allemand, Martin Luther (1483-1546) qui, par les voies que l’on peut supposer aisément maintenant, va tout simplement aboutir à l’implosion du christianisme et au plus grand schisme que connaîtra la chrétienté, la Réforme.

L’homme faustien était désormais là, sous les traits du libre examen, de l’esprit critique, de l’ « aufklarung »  (philosophie des Lumières) émancipateur.

Une lignée de penseurs (Leibniz, Lessing, Kant, Schopenhauer, Hegel…) va jeter sur le monde un œil neuf, sûr de lui, scrutant le sens des choses et des idées, recherchant dans les religions les piliers fondamentaux propices à une construction de l’esprit conforme à la raison et à la nature.

Animés par une incompressible volonté de devenir, croyant fermement en la puissance de l’homme et en sa perfectibilité, ils vont rechercher la réconciliation de l’homme avec le Ciel.

Ce vitalisme allemand sera souvent pris par leurs voisins pour une dangereuse « volonté de puissance ». La spéculation philosophique islamique n’y aurait vu qu’un élan vers le « tawhid ».

Même la légende du Graal a sa source dans l’époque exemplaire et fondatrice de Frédéric II de Hohenstaufen. Le Graal, c’est le mystère de la Tradition Primordiale dont les Révélations authentiques ne sont que l’expression exotérique, c’est-à-dire historiquement manifestées.

Un mystique allemand, Wolfram Von Eschenbach, en expliqua pour la première fois le sens dans un ouvrage paru à la fin du XIIe siècle et intitulé « Parzival » où il reconnaissait tenir la légende d’un maître musulman, Flégétanis. Le verset coranique : « Dis ô gens du Livre, élevez-vous jusqu’à une parole commune entre vous et nous : que nous n’adorons que Dieu » (Al Imran, 64) est souvent cité en justification de la « quête du Graal ». Or le XIIe siècle a été, du côté musulman, le siècle du « tasawouf », du soufisme, de la mystique.

On affirme aussi que l’Ordre teutonique qui vit le jour à la même époque avait calqué son organisation sur la secte du Vieux de la Montagne, Hassan as-Saffah. Les spécialistes de l’ésotérisme et des sociétés secrètes n’ont pas été étonnés de découvrir les étroites mais occultes relations qui existaient entre 1910 et 1930 entre une société secrète, la « Tule-Gesellshaft », dirigée par un Allemand islamisé de nationalité turque, et les principaux dirigeants du IIIe Reich. Et personne à ce jour n’a pu expliquer pourquoi Himmler avait toujours sur son bureau un exemplaire du Coran, un crayon vert et une édition de luxe de « Mein Kampf ».

Si les Allemands étaient sommés de ne donner qu’un seul nom pour les résumer depuis qu’ils sont sur la terre ils s’exclameraient à l’unisson : « Goethe ! ».

Aucune personnalité allemande n’a été autant révérée que lui, personne avant ou après lui n’a vécu d’une vie aussi typiquement allemande que lui. Il est l’homme intégral, « al-insân al-kâmil », celui en qui se rejoignent toutes les époques allemandes.

Il est le père du « Faust » que déjà Maître Eckhart annonçait. Il est l’inspirateur du Zarathoustra de Nietzsche. Spengler, Jung et Toynbee attestent dans leurs œuvres qu’ils lui doivent l’inspiration qui les a propulsés. Il est l’inventeur su « surhomme » (ubermensch), il a mis en scène le Prophète de l’islam et Prométhée, il a consacré la dernière partie de sa vie à méditer sur « din al-fitra », la religion d’Abraham et de la Nature.

Quand on parcourt son « Divan occidental-oriental », ses « Drames de jeunesse » ou « Faust », on sent renaître la période de Frédéric II, dégoulinant de modernité islamique car en ces temps-là l’islam était LA modernité.

Dans son courrier, le sage de Weimar révèle ses penchants philosophiques de plus en plus nets et déclare à Meyer « Il nous faut persister en islam » (29-7-1816) ; à Willemer, « Tôt ou tard nous devrons professer un islam raisonnable » (15-6-1818) ; à Zeller, « C’est dans l’islam que je trouve le mieux exprimées mes propres idées »…

Le « Prologue dans les cieux » qui ouvre « Faust » est d’inspiration islamique.

Goethe qui avait le plus grand mépris pour l’intellectualisme athée n’avait pas trouvé son compte dans le christianisme et cherchait le sens de la vie dans la conception islamique, laquelle n’a rien à voir avec le réel social des musulmans actuels.

Pour lui, « la divinité agit dans le vivant et non dans le mort, elle est dans ce qui devient et qui change, mais non dans ce qui est devenu et figé ». 

Le double devoir de l’homme, à ses yeux, est de réaliser sa vocation ici-bas et de donner à sa vie une signification cosmique.Telle est la profonde conviction commune à l’islam et à la pensée allemande.

Madame de Staël, auteure de « De l’Allemagne », disait de ce peuple rival au XIXe siècle : « Les Allemands sont comme les éclaireurs de l’armée de l’esprit humain ; ils essaient des routes nouvelles, ils tentent des moyens inconnus, comment ne serait-on pas curieux de savoir ce qu’ils disent au retour de leurs excursions dans l’infini ? »

L’Autrichien Léopold Weiss a relaté dans « Le chemin de la Mecque » ce qui l’a conduit à s’islamiser et dit à un moment : « et plus je progressais dans ma connaissance de l’islam, plus se renouvelait la sensation qu’une vérité qui m’avait toujours été connue, sans que j’en sois conscient, se dévoilait graduellement et se confirmait… »

 « La Nation » du 4 août 1993

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