Au lendemain de la première guerre mondiale un penseur allemand, Oswald Spengler, publiait un livre qui, malgré son extrême ésotérisme et sa franche inaccessibilité, devait terrifier l’opinion publique à peine rétablie du choc moral et physique qu’avait été pour elle le conflit qui avait soulevé l’Europe contre elle-même, comme autrefois la guerre du Péloponnèse avait dressé les cités grecques les unes contre les autres dans un affrontement généralisé suicidaire.
L’œuvre fut traduite pour la première fois au monde de l’allemand au français entre 1931 et 1933 par un ami du philosophe, l’Algérien Mohand Tazerout, sous le titre de « Le déclin de l’Occident : esquisse d’une morphologie de l’Histoire ».
Dès les premières lignes de son ouvrage Spengler veut signaler le caractère annonciateur et exceptionnel de son travail et prend pour ce faire les mêmes accents qu’a eus Ibn Khaldoun en 1377 à Biskra quand il entama la rédaction de sa « Muqaddima » en écrivant : « A certains moments privilégiés de l’Histoire, les bouleversements sont tels qu’on a l’impression d’assister à une nouvelle création, à une véritable renaissance et à l’émergence d’un nouveau monde. Il en est ainsi à l’heure présente. Aussi le besoin se fait-il sentir que quelqu’un fasse le point de la situation de l’humanité et du monde ».
Dans ses prophéties apocalyptiques, Spengler n’annonçait pas moins que la fin de la civilisation occidentale « au sol métaphysiquement épuisé », tout comme il voyait l’islam allant « au-devant de sa dissolution totale ».
Mais autant notre philosophe de l’Histoire avait conscience de remplacer le « système ptolémaïque » de l’histoire en vigueur jusqu’à lui par une « découverte copernicienne », autant il ne faisait que rejoindre la philosophie de l’histoire traditionnelle, notamment hégélienne, quand il déniait toute possibilité de retour, de « renaissance », aux cultures supérieures qui s’étaient réalisées et achevées en devenant civilisations.
Mais quel sentiment serait celui de Spengler aujourd’hui devant le spectacle d’un Occident plus vigoureux que jamais, emplissant le cosmos de sa puissance, et celui d’un islam en constante progression malgré la charge de six siècles de décadence ?
Quelle serait sa réaction à la vue du Japon, de la Chine et même d’Israël, toutes trois anciennes cultures revenues à l’Histoire sous un déguisement occidental, lui qui croyait fermement à « l’imperméabilité radicale des civilisations les unes aux autres » ?
Venant juste après lui (Spengler est mort en 1936), Bennabi et Toynbee, ne pouvant ignorer les brusques accélérations de l’Histoire dont ils sont témoins, et intégrant les dernières acquisitions scientifiques, remplacent les « causes naturelles » qui vouaient dans l’esprit d’un Lucrèce ou d’un Ibn Khaldoun les civilisations à la mort, par des « causes accidentelles », des sortes de maladies se traduisant par des déficits immunitaires dans le corps des sociétés à la suite desquels les tissus sociaux s’effilochaient comme des pièces de textile dont la trame a subi une lésion.
Pour l’un et l’autre, une civilisation cesse de croître et de se développer dès lors que l’Ethos qui fonde sa subjectivité subit des atteintes, à la suite de quoi les individus cessent de croire aux mêmes choses, d’agir dans le sens de l’intérêt commun, d’avoir confiance en leurs élites morales et politiques… C’est alors l’atomisation, la recherche de l’intérêt privé, la perte de l’esprit public, la léthargie. L’ensemble humain concerné perd alors progressivement sa dynamique sociale, son sens collectif et sa cohésion économique. Il s’affaisse, il rebrousse chemin, il se sous-développe.
Mais, pour tous les deux, une relance est toujours théoriquement et techniquement possible, comme il est également concevable qu’une communauté ne connaisse jamais la civilisation et le développement dût-elle vivre des millions d’années.
René Grousset a exprimé de belle façon l’aventure de la civilisation humaine en écrivant dans son « Bilan de l’Histoire » : « Périodiquement l’humanité, à travers des tâtonnements infinis, se met en marche vers un nouvel idéal. Elle finit par l’atteindre, le réalise en une courte et singulière réussite mais, au lieu de s’y tenir, elle s’en déprend soudain, l’abandonne et repart comme à l’aventure, sans axe et sans guide, jusqu’à ce qu’elle imagine à l’horizon le plan de quelque autre société parfaite qu’elle accourt édifier ».
Fort de son propre diagnostic, Bennabi va s’élancer à la recherche des « conditions de la renaissance » du monde musulman, tandis que Toynbee, plus circonspect, écrira dans « La civilisation à l’épreuve » : « Une fois de plus l’islam fait face à l’Occident ; mais cette fois sa situation est beaucoup plus grave qu’elle ne l’était au moment le plus critique des Croisades car l’Occident moderne ne lui est pas supérieur que par les armes, il le domine aussi par la technique de la vie économique, et par-dessus tout par sa culture spirituelle, la force intérieure qui seule crée et soutient les manifestations extérieures de ce qu’on appelle civilisation ».
En réalité, l’islam ne fait face aujourd’hui dans le monde qu’à lui-même et aux siens. Il n’est plus en lutte contre quiconque mais seulement contre lui-même, dirigeants contre dirigés, modernistes contre traditionnalistes, partisans de lois civiles contre partisans d’une stricte application de la charia… Il n’aspire à subjuguer aucune nation étrangère. Au contraire, c’est lui qui perd des territoires comme en Palestine ou en Bosnie. Il ne cherche point la domination, il sait le monde déjà pris jusqu’aux pôles, jusque dans l’espace et sous les mers.
L’islam ne prétend pas conquérir les terres mais seulement, et en rêve, les cœurs et les âmes. « La plus haute intuition de l’Un » ainsi que l’a qualifié Hegel dans « La raison dans l’Histoire » veut tout au plus se proposer comme spiritualité à un monde en voie d’unification.
Le Prophète de Dieu a laissé cette parole comme un moyen à la disposition de ses adeptes pour négocier un modus vivendi dont la nécessité deviendra bientôt impérieuse : « Vous ne devez considérer les Gens du Livre ni comme dans le vrai, ni comme dans l’erreur. Dites-leur seulement : Nous croyons à ce qui nous a été révélé et vous a été révélé. Notre Dieu et votre Dieu ne font qu’un ».
Conscients des mutations qui prédestinent le monde à rentrer sous peu dans des formes de vie historiques absolument inédites, caractérisées notamment par un commandement international fédéral, unifié ou autre, les musulmans cherchent le moyen de s’adapter aux nouvelles évolutions sans se renier car ils ne peuvent ni abdiquer leurs convictions fondamentales, ni se dissoudre dans des modes de vie initialement conçus pour d’autres qu’eux.
Mais de quelle marge de manœuvre disposent-ils ? Qu’y a-t-il de réellement négociable dans l’islam quand on considère le verset coranique qui pose que «le croyant et la croyante n’ont plus à choisir sur une affaire déjà tranchée par Dieu et par son Envoyé ».
C’est que l’islam est une totalité insécable et son éthique non soluble dans n’importe quelle modernité. Il est aussi indivisible ainsi que l’indique le verset suivant : « Croirez-vous donc à une partie de votre Livre et en rejetterez-vous une autre ? »
Mais le Livre Saint accorde qu’« Il n’y a aucun crime à faire des conventions en sus de ce que la loi prescrit ». Le Prophète, enfin, a tenu à rassurer les musulmans : « Ce qu’il y a de plus doux en votre religion est ce qu’il y a de meilleur ».
Nous disions plus haut, comme pour démentir l’affirmation de Spengler sur le danger de disparition qui guettait de son point de vue l’islam, qu’il était en constante progression.
Il eût fallu peut-être juste ajouter « démographique » car il semble bien que les musulmans aient perdu toutes les batailles qu’ils ont engagées ces dernières décennies : contre Israël, contre le sous-développement, contre l’instabilité politique…
Spirituellement l’islam continue de gagner des parts de marché sur tous les continents. Il est blanc, noir, jaune, il a toutes les formes de la race humaine, il conquiert les plus grands comme les plus humbles, les savants comme les ignorants, mais son problème majeur reste d’ordre fonctionnel.
Depuis que le mouvement achâarite a stoppé l’élan moatazilite entre le Xème et le XIème siècle, la pensée islamique est devenue une scolastique qui n’a à ce jour pas engendré son antithèse sous les traits de quelque Descartes musulman qui libérerait l’esprit critique et rationnel et impulserait une philosophie des Lumières qui éclairerait la marche de l’islam vers les horizons inconnus qui attendent ses hommes dans le prochain millénaire.
En prédisant à l’islam une totale dissolution, Spengler, qui n’était pas du tout hostile à l’islam et dont l’ami le plus proche intellectuellement et humainement était un musulman algérien, avait en fait donné les raisons d’une telle sentence : « L’islam est franchement l’impossibilité d’un moi comme puissance libre en face du divin ».
Qu’est-ce à dire quand on sait que Descartes, l’homme auquel l’Occident doit tout, était un croyant qui se faisait un devoir « d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance ».Dans son « Discours de la méthode » il entendait « prendre la divinité pour base et le bonheur des hommes pour but ».
Qu’est-ce qui se serait opposé à ce qu’une telle attitude apparaisse en terre d’islam ?
Les principales questions qui attendent des musulmans des révisions et des réponses sans équivoque se rapportent à l’organisation de l’Etat et des pouvoirs, aux relations internationales (avec les non-musulmans), à l’intérêt bancaire, à la question de la femme, etc.
A voir la façon dont les Juifs ont organisé leur société dans un Etat théocratique mais non moins démocratique et moderne, on serait enclin à croire que leurs prescriptions religieuses ne sont pas aussi rigoureuses que celles contenues dans l’islam.
Or les mêmes restrictions figurant dans le Coran se retrouvent dans la Thora à l’exemple de ce verset : « Vous n’ajouterez rien à ce que je vous prescris et vous n’en retrancherez rien ; mais vous observerez les commandements de l’Eternel votre Dieu tel que je vous le prescris » (Deutéronome, IV-2).
« La Nation » du 28 juillet 1993