LE PROPHETE EST MORT !

by admin

A considérer les choses d’un certain point de vue, il semble que les musulmans ne se soient pas encore remis de la mort de leur Prophète. S’il ne fait pas de doute qu’historiquement ils ont intégré l’idée de sa mort physique, trop de choses dans leur mode de pensée et de fonctionnement démontrent que psychologiquement et intellectuellement ils ne l’ont pas tout à fait surmontée.

Ils la vivent toujours comme l’instant fatidique qui a marqué l’irréparable rupture avec un ordre idyllique où ils eurent l’inégalable avantage de vivre pour ainsi dire dans le proche environnement de Dieu.

Pendant les vingt-trois ans qu’a duré la mission prophétique les musulmans connurent le privilège unique en son genre d’assister à la révélation du Coran verset après verset, de voir des miracles se dérouler sous leurs yeux, de jouir de l’aide directe de Dieu comme à Badr et à Honaïn, de forger une société nouvelle, d’instaurer un nouvel ordre mondial…

Tout leur réussissait divinement, c’était quasiment le paradis, mais voilà qu’avec le décès de la « meilleure créature » ils se sont vus contraints de quitter subitement les Temps primordiaux pour réintégrer les imparfaites réalités du monde profane.

Ce doit être quelque chose d’assurément terrible que de se retrouver brusquement face à soi-même et aux autres, dépourvu de toute assistance, sans modèle ni intercesseur, quand on a vécu si haut dans l’échelle du sacré.

C’est le désenchantement du retour sur terre, le choc d’apprendre que l’on n’est plus sous garantie, l’angoisse de devoir désormais fabriquer de ses propres mains des remèdes humains, riens qu’humains, à des maux et des douleurs aussi multiples qu’imprévus.

On serait tenté de dire que seuls Eve et Adam connurent de telles affres après qu’ils furent chassés du Paradis, mais quand on observe le profond désarroi des musulmans actuels ainsi que leur irrépressible besoin de prise en charge par un « cheikh », de préférence aveugle, on se surprend à se demander s’ils ne sont pas plus à plaindre que ceux qui ont vécu à l’ombre du Prophète et subi comme un châtiment la privation de sa sainte compagnie.

Il faut dire à la décharge des premiers musulmans qu’on ne succède pas à un prophète.

La période d’initiation était à peine terminée que devait s’ouvrir celle de la nécessaire sécularisation : comment faire rentrer l’islam, sans l’aide de l’Envoyé de Dieu, dans les temps humains ? Comment incarner et matérialiser le sacré ? Comment transformer en institutions politiques et sociales les nouvelles valeurs exprimées dans l’impératif catégorique « al-amr bi-l-maâroufwa-n-nahyâni-l-munqari » ?

Quand faut-il se contenter d’imiter, quand peut-on se permettre d’innover et quand doit-on s’abstenir ?

Alors que l’islam poursuivait sa prodigieuse avancée dans le monde temporel, propulsé par une énergie spirituelle comparable à l’énergie nucléaire et qui allait le maintenir à la tête du monde et de la modernité pendant sept siècles, les équilibres et le consensus établis par le Prophète subissaient les premiers coups de boutoir à Médine.

L’effet lointain de ces assauts sera que l’énergie civilisatrice des musulmans ne se renouvellera pas, ce qui ne permettra au monde musulman de se rétablir comme se sont rétablis l’Occident et le Japon après une première éclipse.

Tout comme les objets en provenance du vide interstellaire se désintègrent en rentrant dans l’atmosphère, le passage de l’Absolu au Relatif ne s’effectue jamais sans dommages.

C’est que l’islam n’avait pas été révélé à des hommes neufs, sortis des mains de la Création en même temps que lui, mais en cours de route, à des peuples pris depuis des dizaines de millénaires dans la trame des habitudes, des intérêts et des querelles humaines.

Sous ce rapport ses récipiendaires étaient pour la plupart vieux, usés, marqués. Lui seul était nouveau, encore que dans sa touchante modestie le Prophète annonçait d’emblée n’être venu que pour parachever, améliorer, compléter ce qu’il y avait déjà de bon dans les hommes.

Toute la grandeur, toute la tolérance de l’islam sont là : il ne considère pas que le monde qui existe depuis des milliards d’années avant son propre avènement avait vocation à disparaître sans lui, mais qu’il peut mieux vivre avec lui.

Les relations entre les Compagnons du Prophète étaient des relations de caractères et de tempéraments différents. La sincérité de chacun pouvait être totale, mais il y avait toujours leur humanité pour les opposer et leurs interprétations mutuelles pour les faire diverger. Autant Abou Bakr était doux, autant Omar était impulsif. Uthman est mort sous l’accusation de népotisme, alors que Ali est mort sans amis.

Tous avaient servi avec la même abnégation le Prophète, chacun avait été le « digne successeur du digne prédécesseur », et pourtant les trois derniers eurent une fin tragique, comme des milliers d’autres Ansars et Mouhadjirines qui périrent les uns des mains des autres pour cause de divergence sur ce qu’aurait fait Mohammad s’il n’était pas mort.

Physiquement, la mort du Prophète avait constitué une rupture cosmique : Dieu ne parlerait désormais plus aux hommes et ne leur enverrait plus de message ni de messager.

Métaphysiquement, c’était un « éloignement du Principe » comme dirait le vénérable Abdelwahid-René Guénon, une chute dans le temps profane, une régression du supérieur vers l’inférieur.

En période de fondation, et a fortiori de Révélation, les actes accomplis par un élu de Dieu, en rapport avec lui ou en sa présence, sont nécessairement exemplaires, signifiants et sans précédent.

Parmi eux il en est naturellement auxquels serait mêlée quelque part de sacré, mais il en est aussi qui ne ressortissent qu’à l’intelligence et au libre arbitre de l’homme.

Mais comment reconnaître les uns des autres, surtout à longue distance et après les outrages du temps ?

Et même quand, de toute évidence, le but de ces actes n’était que de pallier à une situation ordinaire, d’apporter une solution banale à un problème trivial, de fournir une réponse spontanée à une question fortuite, la conscience religieuse qui va se substituer à la conscience tout court, c’est-à-dire à la raison et au bon sens, va s’en emparer tels quels et les désigner à la postérité comme modèles à reproduire, comme règles immuables, comme normes définitives.

De telle sorte qu’en l’absence de directives précises édictées par le Coran ou de faits prophétiques, l’esprit d’ijtihad doit être dissuadé et l’intelligence musulmane demeurer comme pétrifiée devant l’inédit qui se présente.

C’est pourquoi les musulmans d’hier comme ceux d’aujourd’hui donnent l’impression de ne pas avoir résorbé la crise morale et intellectuelle née de la perte de leur Prophète.

La sacralisation excessive vers laquelle a poussé la théologie dès l’origine et l’échec de l’école rationaliste moatazilite allaient se solder à terme par la chute de la civilisation islamique et sa condamnation à ne plus se relever sous ses formes originelles.

Ce n’est plus le facteur religieux qui était au service de la promotion de la condition humaine, mais l’homme qui devait s’anéantir dans une attitude de prostration improductive aussi bien pour lui qu’aux yeux de Dieu.

Là où il fallait des institutions, il n’y eut que des hommes. L’islam resta l’otage de l’humeur, de la subjectivité et de l’émotion.

Si le Coran incite effectivement à imiter l’exemple du Prophète, il n’oblige pas à ne faire que cela, surtout en cas de défaut de références explicites.

Pour la pérennité de l’islam et la liberté des musulmans, il a prévu un cadre encore plus large, illimité, celui du Bien, de l’Utile, du Beau. Mais les musulmans de tous les temps focalisèrent toute leur admiration sur l’homme (le Prophète) et ignorèrent le cadre suggéré par Dieu.

C’est ainsi que la question de la succession du Prophète, donc de la dévolution et de l’exercice du pouvoir dans la nouvelle société islamique, divisa les musulmans alors que la dépouille de Mohammad n’était pas encore mise en terre.

Du vivant du Prophète le pouvoir ne pouvait être que personnel, sacerdotal, spirituel, symbolique. Il était plus Imamat que Souveraineté, il avait été donné intuitu personae au Prophète.

Les modes d’action de Dieu ne peuvent pas être ceux des hommes, ni une gestion menée directement avec son aide mise en parallèle avec une gestion humaine stricto sensu.

C’est probablement pourquoi le Prophète avait refusé de se prononcer sur sa succession en dépit des pressions exercées sur lui de multiples fois par Abbas et Ali qui le savaient sur le point de mourir. Il s’en était tenu au Coran : « Amrouhoum choura baynahoum ».

Pour avoir eu à l’exercer le Prophète savait que la politique était l’art de gérer le changement et l’imprévu, et non pas une attitude figée à jamais dans des règles pouvant tomber en désuétude.

Les solutions retenues du temps des quatre premiers khalifes n’avaient été en réalité que des compromis qui allaient tenir sous les deux premiers, craquer sous le troisième et s’effondrer sous le quatrième.

De Muawiya au dernier sultan d’Istanbul, les musulmans allaient vivre sous des formes de gouvernement despotiques et monarchiques qui avaient plus à voir avec la bonté ou la cruauté personnelle de leur titulaire qu’avec un modèle que ni leur intelligentsia, ni leurs moujtahidines (rénovateurs) n’avaient conçu, de peur de tomber dans la « bid’âa » et le feu de l’Enfer.

L’inné humain avait très tôt eu raison du frêle acquis islamique et de ce qu’il contenait en puissance.

Le monde musulman en est là.

En panne d’histoire, malade devant les succès accumulés par les « Kouffars » (non-musulmans), incapable de bâtir un système de vie rentable et autosuffisant sans une guidance prophétique ou l’interférence directe de Dieu dans ses affaires journalières, il se cache encore derrière quelques illusions et arguties.

Ce monde musulman, il faut en faire son deuil car plus jamais il ne réapparaîtra dans l’Histoire comme entité unifiée géographiquement et politiquement. C’est à peine si l’expression se justifie encore.

Les musulmans peuvent tout au plus rêver d’une sorte de « Commonwealth islamique » à supposer que chacun des 45 Etats enregistrés à l’Organisation de la conférence islamique (c’est tout ce qui est commun à ce monde musulman) garantisse sa propre survie dans le prochain millénaire.

On peut pousser le rêve jusqu’à la béatitude et imaginer que le monde lui-même devienne dans son intégralité musulman par suite de quelque décret divin.

Mais, en attendant, les musulmans doivent également savoir qu’aucune de leurs institutions typiques (Khalifat, Hisba, djihad contre les non-musulmans, statut de « dhimmi » pour les étrangers…) n’est susceptible de revoir le jour telle qu’elle a existé par le passé.

On impute au Prophète, que le salut et la paix de Dieu soient sur lui, plusieurs hadiths classés « douteux » relatifs à ces temps mystérieux où l’islam, déjà venu « étranger », « reviendrait étranger 

« La Nation » du 21 juillet 1993

You may also like

Leave a Comment