Chassez l’islam, il revient au galop ! Cela s’est tant de fois vu et confirmé que ce devrait devenir un proverbe ou même une loi. Dans le temps et dans l’espace, là où un occupant étranger ou un despotisme local ont tenté d’expulser l’islam de la vie publique ou de le réduire à la fonction de musée, la réaction a été fulgurante.
Quand, il y a près de trois siècles, Montesquieu rédigeait ses magistrales « Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence », il voulut illustrer ses thèses par des exemples pris aux antipodes de son sujet et énonça : « Un roi de Perse peut bien contraindre un fils de tuer son père ou un père de tuer son fils, mais obliger ses sujets de boire du vin, il ne le peut pas. Il y a dans chaque nation un esprit général sur lequel la puissance même est fondée. Quand elle choque cet esprit, elle se choque elle-même et elle s’arrête nécessairement ».
Si le shah d’Iran avait pris en compte les vues justes de l’auteur des « Lettres Persanes », il aurait peut-être fini ses jours dans un autre rôle que celui de Caïn fuyant de devant Jéhovah. Mais tout absorbé qu’il était par la célébration du culte de Darius, il ne sentit pas le sol islamique se dérober sous ses pieds.
Et c’est un autre Français, Claude Lévi-Strauss, qui tirera à sa place la leçon des évènements : « Il y a deux choses au monde qu’on n’arrivera jamais à faire reculer : l’islam et le tabac ». Plus près de nous, l’historien suisse Jacob Burckhardt écrivait à la fin du XIXe siècle à l’adresse des puissances coloniales :
« Celui qui ne cherche pas à exterminer les musulmans ou n’en a pas les moyens fait mieux de les laisser tranquilles ; on arrivera peut-être à s’emparer de leurs contrées vides, arides et incultes, mais on ne saurait jamais obtenir d’eux qu’ils se soumettent à une forme d’Etat non coranique » (« Considérations sur l’Histoire universelle »).
Charles-André Julien témoigne dans « L’Afrique du Nord en marche » qu’il n’y a eu en Algérie, entre 1865 et 1934, que 2500 naturalisations, soit une moyenne de 36 par an. Et ce ne sont pas les quarante morts enregistrés la semaine dernière en Turquie, lors d’une manifestation contre la publication dans la presse d’extraits des « Versets coraniques » de Salman Rushdie, qui raviveront le souvenir ou l’œuvre d’Atatürk.
C’est que nulle part les musulmans n’ont oublié l’ultime recommandation de leur Prophète : « Ne redevenez pas mécréants après ma mort ».
Il semble que le tour des Algériens soit venu d’être confrontés à la grande, l’unique question qui taraude la conscience musulmane aux prises avec la problématique de la modernité : « Que faire de l’islam ? » L’intégrer ou le désintégrer ? L’incorporer dans le béton destiné aux gros-œuvres ou le traiter en corps d’état secondaire comme la peinture ou la décoration ?
En Algérie, chacun sait désormais que l’islam est, après l’oxygène, l’élément le plus nécessaire à la vie. Vissé tout au fond de l’inconscient collectif, lové dans les profondeurs génétiques, inaccessible à toute rivalité, il est inexpugnable, indélogeable, inextricable. Avec le temps, il a épousé les contours caractérologiques du pays et fini par prendre corps avec les défauts et les qualités de ses habitants.
Dans la cosmogonie de l’Algérien moyen la vie ici-bas n’est, en dépit de ses attraits, qu’un examen de passage pour accéder à l’éternité de l’Au-delà. Pour lui, les quatre ou cinq milliards d’années d’âge du système solaire ne sont que perte de temps et paganisme à côté du millénaire et demi, presque, ayant suivi la Révélation.
La seule humanité qui vaille à ses yeux est la communauté du Prophète, et la terre est chapeautée d’un ciel tout proche derrière lequel Dieu scrute les faits et gestes quotidiens de chacun, réservant dans sa mansuétude pardon et miséricorde aux musulmans, et intransigeance et châtiment à tous les autres.
Pour lui, la « solution islamique » qu’on lui avait cachée par « dholm » est un lieu magique où toutes les souffrances et injustices se résorberont d’elles-mêmes.
Naturellement ouvert, tolérant et respectueux des autres convictions, l’Algérien peut même être distrait ou éloigné de l’islam, mais jamais assez pour s’en détacher définitivement.
Mais lorsque des conditions particulières le portent à ébullition, le voilà qui se délie de tout engagement filial ou social, s’évade du monde profane et rejoint les Temps médinois.
Il se sent alors l’âme d’un Compagnon (sahabi) marchant sur les traces du Messager, s’élève à l’acceptation du martyre et devient hermétique aux sollicitations contemporaines.
Un tel homme, qu’on s’en pénètre, n’avancera pas dans l’Histoire sans l’islam. Il préférera encore végéter, reculer ou même disparaître. Il est inscrit dans son code génétique qu’il se développera avec l’islam ou pas du tout.
En réalité ce portrait n’est pas celui, typique et exclusif du musulman en général ou de l’Algérien en particulier, mais celui de toute psychologie encore puissamment déterminée par le mode de pensée et de fonctionnement religieux. Cela ne veut pas dire que lorsque cette psychologie accède au terme de délicates opérations mentales au mode de pensée et de fonctionnement rationnel elle perd ses caractères et ses impulsions originelles.
Tout ce qui se sera passé, c’est une heureuse synthèse de « l’esprit général » local et de la « modernité » universelle tel qu’on peut le voir dans le cas du Japon, de la Chine ou des nouveaux dragons parmi lesquels un pays musulman, la Malaisie. C’est ce que voulait signifier José Ortega Y Gasset en écrivant dans « Idées et croyances » : « Les croyances, nous ne les avons pas, nous les sommes ».
De toute évidence le psychisme d’un peuple ne s’improvise pas au gré de la mode, comme on ne peut pas greffer un système mental issu d’une culture sur le corps d’une autre culture sans qu’il y ait rejet.
Le monde a encore sous les yeux les résultats de l’ « idéal communiste » qu’on a voulu imposer à la conscience de la moitié de la planète. Bien que disposant de tout le temps et de tous les moyens, il n’a laissé derrière lui que guerres civiles et ruines fumantes.
Il n’existe pas dans l’histoire humaine de cas d’idées qui se soient autant répandues parmi les hommes que les religions. Depuis toujours, mythes fondateurs et religions ont été le mode de rassemblement des hommes le plus efficace et le plus durable.
Le monde actuel n’est que l’addition des civilisations issues du judaïsme, de l’hindouisme, du bouddhisme, du christianisme, de l’islam, de l’animisme ou de quelque autre fétichisme. Dès l’origine les religions se sont voulues légitimation et spiritualisation du biologique.
Dieu a d’abord conçu la vie selon le processus que décrit la science, ensuite il l’a soumise à un « sens » diversement exprimé par les religions.
Les idées religieuses se sont incrustées si profondément qu’elles ont fini par se déposer au fond de l’âme humaine et du cerveau comme des corps solides au fond de l’océan. Leur présence à une telle profondeur et depuis si longtemps sous forme de significations, d’images primordiales, de grilles d’interprétation, de valeurs, etc, les a en quelque sorte surajoutées à l’information génétique contenue dans l’ADN. Dans l’Histoire elles ressortiront sous l’aspect des multiples archétypes, modèles, paradigmes, « patterns » et physionomies de civilisations, transmissibles par voie héréditaire, qui caractériseront peuples et nations.
On croit parfois que l’Occident doit son développement au rejet de la religion. En vérité, avec la Réforme, la Renaissance, le mouvement des Lumières et l’esprit scientifique et industriel, l’Europe n’a fait que mettre bout à bout ses périodes grecque, latine, chrétienne et moderne, et c’est la synthèse de tout cela qui lui donne l’unité morale et civilisationnelle qu’on lui observe de Paris à Ottawa.
Dans « Fragments historiques », Jacob Burckhardt rapporte ce passage de l’historien et homme d’Etat français Thiers : « Lorsque la vieille Rome tomba vaincue et sanglante aux pieds des Barbares, l’Eglise romaine recueillit le genre humain comme un enfant expirant sur le sein de sa mère égorgée. Elle le mit en sûreté dans ses asiles sacrés et lui apprit le grec et le latin, c’est-à-dire tout ce qu’elle savait jusqu’à ce que l’enfant devînt un homme et s’appelât Bacon, Descartes, Galilée… »
L’historien français ne dit pas que sans l’intercalation de l’islam entre la civilisation de Rome et l’ère moderne ces trois illustres hommes seraient restés de parfaits ignorants, mais cela est sans importance.
Le secret de fabrication de l’Occident, comme celui du Japon d’ailleurs, réside dans leur réussite à convertir le premier les valeurs judéo-chrétiennes et le second les valeurs shintoïstes en normes de vie et d’action rationnelles et industrielles.
Un jour, entre l’époque de Maître Eckhart et celle de Stuart Mill pour le premier, et sous le règne de l’empereur Meiji pour le second, il s’opéra chez eux une fantastique opération de changement de logiciel.
L’« homme faustien » apparut sous les anciens traits de l’Européen culpabilisé et du Japonais humilié. Le passage à la rationalité, à la standardisation, à la confiance en la toute-puissance humaine à générer le bien-être moral et le bien-être matériel, à la pensée critique, au libre arbitre, libérèrent les énergies et déclenchèrent une formidable dynamique sociale.
Si l’Occident a mis cinq siècles pour atteindre le niveau où il est, et le Japon environ un seul, les « nouveaux pays industrialisés (NPI) sont en train de mettre moins de vingt ans. C’est dire que le phénomène « développement » relève moins du facteur temps que de la chimie sociale. Le jour où la bonne formule est trouvée, c’est le décollage !
Il n’y a pas au monde d’exemples de pays qui se soient développés en allant à l’encontre de l’« esprit général » de leur nation pour parler comme Montesquieu.
Mais les musulmans qui ne cessent de rater leur « renaissance » depuis plus d’un siècle doivent comprendre qu’ils sont loin des voies qui y mènent car au lieu de sauter vers l’avant, ils ne cessent de sauter vers l’arrière. Or tant qu’ils n’auront pas accompli leur révolution « prométhéenne », ils ne trouveront pas la formule chimique.
C’est cette double erreur qui sévit aujourd’hui en Algérie, menaçant le pays de guerre civile.
A ceux qui s’interrogent sur l’espace à concéder à l’islam dans les institutions, le droit et l’enseignement d’une république « moderne », des millions de voix répondent avec véhémence : C’est à lui de les contenir et de les inspirer !
Pour l’Algérien moyen le problème est simple : ou l’on admet que l’islam est « bon » et alors il faut en tirer toutes les implications pratiques, ou il est « mauvais » et alors il faut le dire et tout de suite après dire comment faire pour l’extirper de l’âme algérienne.
« La Nation » du 14 juillet 1993