L’Algérie en projet

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A quelques années du troisième millénaire, à l’heure où de vieilles nations fières et chauvines se résignent àraboter leurs aspérités pour rentrer dans de nouveaux systèmes de vie communautaire, les Algériensdécouvrent avec effroi que non seulement leur embarcation est inopportunément tombée en panne, mais qu’elle s’est inexplicablement mise à se disloquer sous leurs yeux ahuris.

Prévenus de longue date que dans le monde de demain ne survivront que les nations disciplinées, silencieuses, surcompétitives et utiles à l’espèce, ayant de leurs yeux vu un grand empire s’écrouler et des pays de haut niveau brusquement voler en éclats ou tout bonnement disparaitre, assistant chaque soir en direct à l’interminable agonie du continent africain livré a la guerre, la famine et le Sida. Les plus éclairés d’entre les Algériens se demandent avec angoisse si leur tour n’est pas arrivé, s’il n’est pas trop tard pour eux aussi, si leur pays n’est pas irrémédiablement devancé, distancé, déclassé, dépassé…

 Mais le problème est justementlà ! Comment s’y prendre, quoifaire, pour devenir un tel ensemblealors que jamais ils n’ont été autantdivisés, leur Etat aussi déliquescentet leur économie si délabrée ?Regardant autour d’eux, ils conviennent désormais sans grande difficulté :« Effectivement, ce n’est pas celaun Etat fiable, une société soudée,une économie vivante ».Sans complexe ni masochisme, ils reconnaissent : « C’est vrai, l’Algérie définitive n’existe pas encore, elle esttoujours à l’ouvrage ».

Les Algériens se savent déjà dans l’œil du cyclone, ils se sentent pris dans le tourbillon, ils pressentent qu’il leur reste très peu de temps pour se tirer d’affaire ou couler pour de bon, pour édifier rapidement la « niche écologique » où abriter le restant de leur histoire ou être jetés dehors, pour se constituer en ensemble capable de s’autosuffire et de s’autodéfendre ou être, selon une expression en vogue, mangés par Bobby.

Rembobinantle film de leur parcours, ilsconcluent excédés : « Cela fait maintenant trois mille ans que le chantier est ouvert, que des générationsde maind’ouvre se relayent et queles matériaux brûlent au soleil sansque les travaux n’aient abouti àquelque chose de définitif ».

Le temps est venu pour les Algériens de regarder la vérité en face :l’Algérie historique n’est pas derrière eux, comme un acquis, mais devant eux, comme une conquête à faire. Elle n’est pas une réalité inoxydable, mais un éternel projet. Ils s’en doutaient un peu depuis qu’ils ont réalisé que finalement tout était frais, récent, fragile, chez eux, et qu’il n’y avait rien de véritablement solide à quoi s’accrocher quand la tempête balaya furieusement leurs rangs. Désormais, il s’agit d’en prendre acte en vue d’agir, pour nous mettre à la façonner, car il n’est plus possible de renvoyer cette tâche impérative au lendemain, ou de nous en remettre aux générations futures.

Ce n’est pas aimer son peupleque de le laisser se débattre dansune situation à laquelle il ne trouvepas d’explication. Ce n’est pasrendre service à un patient que de lelaisser dans l’ignorance de la naturede son mal. Il faut au contraire l’informer, l’instruire sur les risquesqu’il encourt, l’impliquer dans le combat pour la guérison. Mais ilfaut surtout lui redonner espoir.

Les peuples n’avancent qu’à coups de révélations sensationnelles, de motivations puissantes, d’enthousiasme débordant. Pour bouger, ils ont besoin d’un dessein,d’un défi, d’une métaphysique qui justifie leurs sacrifices, leurs investissementsà long terme. Pour qu’ils pressent le pas, se lancent laconquête de leur destin ou déplacent une montagne, il faut leur insuffler la conscience tragique, leséveiller aux périls qui les cernent,les exalter. C’est ce qui a été fait entre 1954 et 1902, et en quelquesautres rares circonstances de notrehistoire.

Les Algériens doivent combinerleur énergie du désespoir et leurreste de lucidité pour se souleverau-dessus de leurs divisions, se désencanailler et courir rejoindre le convoi des nations pacifiées, organisées, dynamiques. Pourcela, ils ontbesoin dumaximum decoagulants, deliants, d’adhésifs, de ciment, pour seconnecterentre eux, pourimbriquerleurs intérêtsles uns dansles autres,pour se brancher sur le même standard téléphonique, pour arrimerleurs sorts individuels au destin collectif.

Il faut vite mettre à leur disposition une entreprise de réalisation qualifiée et outillée, leurproposer de construire selon une architectonique conforme aux normesinternationales de fabrication dessociétés, les doter de plans d’exécution sûrs et précis. En un mot, illeur faut un projet de société, uncode de la route, un plan de vol,dans un monde qui ne tolère ni leserreurs, ni les errements, ni lesécarts.

En réalité, l’œuvre de réalisationcommune a commencé dans l’anarchie et sans que le compte à reboursn’ait été donné en octobre 1988. Etsi les questions identitaires et idéologiques se sont imposées en premier, c’est en raison de ce qu’ellestouchent au sous-sol où l’on creuseles fouilles pour élever les fondations et poser les étais et les piliersqui supporteront l’édifice.

Réveillésen sursaut par les tragiques événements,les Algériens se tâtèrent fiévreusement à larecherche desendroitsdouloureux.Auxpremiers mouvements libresqu’ils accomplirent, ils constatèrent l’existence de légershandicaps, certainement dus àun mauvaisusage prolongéde leursorganes.

Toussens en alerte, non habitués à l’autodétermination et à la prise en chargede soi, ils s’empressèrent de déballer le contenu de leurs rancœurs, deleurs frustrations, de leurs revendications, de leur « fhama ». On inscrivit tout et en même temps à l’ordredu jour : islamisme, arabisme amazighisme, modernisme, laïcisme, féminisme, corporatisme… Tout lemonde se mit de la partie : hommes,femmes, partis, armée, associations,syndicats, zaouïas… C’était à quigarder ses immunités et privilèges,accéder à un meilleur statut, occuper quelque crête stratégique ou imposer son point de vue…

En vérité, il n’y aurait riend’anormal à cela s’il n’y avait pasque, de part et d’autre, on ne recherchait pas des solutions globalesmais des solutions particulières,non pas des solutions au profit detous, mais des solutions au détriment d’autrui. Autrement, tout lereste se comprendrait aisément. Nous étions a l’aube du démarrage des travaux d’édification d’une société, nous en étions a l’installationdes limites du chantier, à l’inventaire des moyens, à la mise en présence des différents corps d’Etat.

Nous en sommes encore à apprendre à occuper l’espace publiccommun, à nous connaitre, à mesurer nos désaccords philosophiquesconséquents à notre formation dans des écoles de pensée différente,donc antagonistes, à vouloir renforcer nos rangs et, en nous disputantles centres de commande, à nousentretuer férocement. Tout celan’est que l’ambiance tragique et sanglante d’un atelier de fabrication desociétés.

C’est l’Algérie qui, telles les nations qui ont réussi à se faire avantelle, est en train de se faire dans lesang et les larmes. Un jour, le sentiment affleurera chez tous que noussommes condamnés à nous acceptermutuellement, à remplacer les casusbelli passagers qui nous opposentpar des modus vivendi durables.

Nous nous entraînons à devenir unEtat, nous nous préparons à nousmuer en société, nous négocions lestermes de l’acte associatif qui deviendra demain notre Constitutionoù seront consignées en lettres desang les règles du jeu à appliquer,les sacro-saintes lois à respecter, lesgarde-fous à ne pas heurter, lesdroits et les obligations de chacun dans la collectivité. Or, tout cela sefacture, a un prix et se règle rubissur l’ongle.Pour accéder aux autoroutes del’Histoire où la circulation est sûreet rapide, où les règles de conduitesont strictes et l’éclairage permanent, il y a un péage à acquitter àl’entrée.

Si nous perdons beaucoup detemps, si nous avons tant tardé àaboutir, c’est parce quesommes dirigés par des ignorants,des êtres pour qui ces considérations sont sans signification. Latâche d’édifier une nation n’est jamais revenue sans dommages auxignorantsou aux borgnesqui, parce quefaits rois à unmomentoùtout le mondeétait aveugle,se crurent fondés à le rester àvie sans serendre comptequ’à la faveur du renouvellement des générations, lesaveugles d’hier ont été remplacés par des voyants qui ne comprennentpas que des borgnes puissent lescommander.

Une telle tâche n’a donné sesfruits que lorsqu’elle a été supervisée par des visionnaires, des penseurs, des hommes d’esprit et deshommes d’Etat émérites. Être« l’officier le plus ancien dans le grade leplus élevé », n’avoir pas volé, avoirété absent du pays pendant trenteans, n’avoir qu’une Fiat 128 enguise de véhicule, n’ont nulle partau monde ou dans l’histoire été descritères d’accès aux fonctions dechef d’Etat ou de gouvernementQu’en aurait dit Platon, lui qui, il ya 24 siècles notait avec amertumedans sa « République »: « Les mauxne cesseront pas pour les humainsavant que la race des purs et authentiques philosophes n’arrive aupouvoir, ou que les chefs des cités,par une grâce divine, ne se mettentà philosopher véritablement ».

C’est que les ignorants et lesborgnes ne peuvent pas inspirer dehautes vertus, susciter des vocations, inciter au bien, fouetter les consciences, stimuler les foules. Ilsne peuvent inspirer que de l’encanaillement, du khéchinisme, du nihilisme, du terrorisme. Ils n’ont queleur médiocre personne en forme desac de semoule à offrir en spectacle,ils n’ont que leur égo maladif à donner en exemple, ils n’ont que leprisme déformant de leur vue faussée à suggérer. Ce sont eux qui ontfait de nous des âmes vacantes eterrantes, des êtres hybrides, desatomes réfractaires.

Si les Algériensn’ont pas développé au cours deleur récente évolution des valeurs fonctionnelles communes, c’estparce qu’ils étaient maintenus tête-bêche dans la condition de troupeau, alors qu’ils méritaient d’êtreproposés à celle de personnes capables d’initiative et de succèsdignes de la reconnaissance internationale.La tâched’édifier la nation modernealgérienne doitincomber à lamatière grise, àl’exemplarité, àla haute compétence, à lajeunesse, à lagénérosité, auxcapitaines d’industrie, auxcerveaux enexil.

Mais lagrande affairedemeure de savoir comment synchroniser entre eux les Algériens, comment amener 26 millions departicules à une organisation moléculaire et organique, comment réaliser leur synthèse psychique afin deles rendre semblables du dedanspour qu’ils deviennent semblablesdu dehors, c’est-à-dire compatiblesentre eux, aptes à vivre et à mourirpour de mêmes motifs.Une société ne se fait pas à partir de l’esprit tribal ou régionaliste, àpartir d’exclusions réciproques, àpartir de contradictions, d’antagonismes et d’intolérance. Pour qu’ellesoit, il faut que ces propensions, cesattitudes, ces mentalités, ces affiliations, ces archaïsmes soient dissous,moulus, leurs cendres dispersées etleur souvenir extirpé des mémoires.

La société n’est pas le simple regroupement d’êtres humains sur uneétendue, mais le règne des valeurs,des lois, des institutions. C’est unécosystème où les grandes fonctions (production, distribution, justice, éducation) sont assurées à travers des échanges réguliers debiens, de services et d’idées, et deséquilibres permanents qui rendentla vie et même le bien-être possibles.

La plus haute valeur d’une société est dans son aptitude à apparaîtreacceptable par chaque nouvelle génération. Elle ne doit pas renégocieravec chaque nouvel arrivant lestermes initiaux du contrat. Elle doit être à l’image d’une compagnie d’assurance à qui l’on s’adresse pourêtre habilité à circuler. Les clausessont générales, universelles, impersonnelles, conçues pour convenir auplus grand nombre. On paye, onsigne et on s’en va, confiant, sansmême lire les détails du contratd’adhésion.

Si, dans un pays, le premiervenu peut mettre à terre les institutions ou enfiévrer le corps de la nation au moyen d’un simple haut-parleur, c’est que ce pays n’a pas deréalité. Nous avons bien connu celachez nous, et nous avons vu comment nos soi-disant institutions démocratiques et républicaines données pour « capables de survivre auxévénements et aux hommes » se sonteffondrées au premier vote libre denotre histoire. C’est tout ce dontsont capables les ignorants et lesborgnes : construire en toc, en carton, en contreplaqué. Ce sont desfaussaires, de faux-monnayeurs, destrafiquants, des trabendistes.

La médecine a pu dire que lecorps humain était une « nation biologique ». L’image peut être inverséeet la société comparée au merveilleux organisme humain résultant du fonctionnement simultané etsynchronisé de milliards de cellulestravaillant au même but : son maintien en vie et dans les meilleuresconditions de bien-être le plus longtemps possible. Mais la différenceessentielle entre l’organisme et lasociété est que le premier est équipéà la naissance de moyens immunitaires et de de défense, alors quela seconde doitles élaborer unà un et les acquérir au caspar cas.

Des dysfonctionnements peuventapparaître dansles vraies sociétés, des maladies comme lechômage et lacriminalité se déclarer, des crisespolitiques survenir, mais l’organisme parvient à les résorber, à lesamortir, à les absorber, à les corriger. Dans les non-sociétés commela nôtre, il y a les dysfonctionnements, les maladies, la criminalitéet les crises, mais pas l’organisme.

Les hommes diffèrent par leursprogrammes génétiques mêmes.Mais le génie de la société, de l’éducation, de la loi, est de réussir àgérer ces différences, à les amenerde l’état de conflit potentiel à l’étatde coopération effective. Ce n’estdonc pas au moment où la penséemondiale se détourne du thème du »droit à la différence » pour s’emparer de celui du « droit à l’intégration »(économique, militaire, culturelle, juridique) que nous devons, nousautres Algériens généralement enretard en toute chose, ouvrir devaines querelles sur nos origines oula nature des anges. Nous ne devrions avoir le droit de nous préoccuper de nos différences que lorsque nous aurons définitivementassuré le domaine de nos convergences, de nos ressemblances, denos intérêts communs.

Le proverbe selon lequel « quis’assemble se ressemble » n’exprimepas qu’une morale. Il est algébriquement vrai et, de cette vérité, on devrait déduire que quand on « dissemble » on ne peut quesedisperser. Or, nous avons été justement trop longtemps séparés, désarticulés, dispersés.N’est-il pas temps d’expérimenter leregroupement ?

 « Liberté » du 13 avril 1993

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