FAIRE L’ALGERIE

by admin

L’Algérie c’est un vaste pays, un grand peuple, et de considérables ressources naturelles mais, après trois mille ans d’histoire tourmentée, ce n’est encore ni un Etat stable, ni une société homogène, ni une économie développée.

L’Algérie n’a pas possédé l’équivalent d’un « projet de société » prenant en compte tout le territoire, toutes les populations, toutes les richesses économiques et culturelles, agencées à l’intérieur d’une perception globale de l’Etat et saisis par la conscience générale comme des éléments fondateurs d’une identité collective. Dans le passé nous avons été partie prenante à des projets généraux, à des travaux publics d’intérêt commun, étrangers et non issus de notre volonté. Nous avons contribué dans la disparité et l’émiettement à l’œuvre des autres chez nous, dans nos foyers, et quelques fois loin de nos contrées.

Nous avons aidé les Phéniciens à établir des comptoirs sur nos côtes, les Romains des cités sur nos plaines, les Turcs des forts sur nos collines et les Français une colonie sur nos immensités. Nous avons été respectivement leurs Nomades, leurs Barbares, leurs Sujets et leurs Bougnoules. Nous n’avons rien fait pour notre propre compte avec notre amazighité, très peu avec l’islam, et rien de décisif avec l’influence occidentale.

C’est comme si la tâche historique de nous ériger en nation homogène, en société fonctionnelle et en Etat stable avait chaque fois été remise au lendemain par nos devanciers. D’ailleurs, c’est aux déséquilibres structurels crées et laissés en l’état par les multiples générations qui nous ont précédé que nous sommes confrontés aujourd’hui.

Les Algériens actuels n’ont pas une mémoire vivante des grandes choses qu’ils auraient entreprises ensemble au fil des temps. Et si dans notre système de références la Révolution de novembre 1954 occupe le sommet, c’est précisément l’aveu qu’elle constitue la plus importante opération collective jamais accomplie par notre peuple dans son intégralité et d’un bout à l’autre du pays.

Les Algériens n’ont pas de souvenirs institutionnels précis qui leur auraient été de quelque secours dans leur crise actuelle, alors qu’ils sont en quête d’un modèle d’Etat et de société dont s’inspirer. Ils auraient été tout heureux de les dépoussiérer, de les réactiver puis de les adapter à leurs besoins actuels.

Ils ont à l’esprit les rapides allusions à l’Etat numide de Massinissa, aux éphémères dynasties maghrébines, à la Régence d’Alger et à l’Etat itinérant de l’Emir Abdelkader, il y a bien chez tout le monde les vagues réminiscences de « djemâa » dans les campagnes, et quelques autres contes et légendes, mais de souvenirs clairs et nets d’institutions du cru local, durables et imitables, point.

Notre histoire est un feuilleton de soulèvements héroïques et de chevauchées fantastique derrière Hannibal, Jugurtha, la Kahina ou Bouamama, mais elle n’est pas une longue recension de nos réalisations pacifiques.  La liste de nos hommes d’Etat et d’esprit, toutes époques confondues, ne remplirait pas une page de dictionnaire. Notre histoire est par ailleurs ponctuée de trop de blancs, de trop de vides, de trop de silences. Ils correspondent à nos périodes de non-être historique. L’individu algérien contemporain ne porte pas l’impression de continuer l’œuvre de quelqu’un d’antérieur à lui, ou quelque chose qui évoquerait un courant existentiel ininterrompu, prenant sa source au fond des âges.

Voilà pourquoi tout en nous trahit l’homme récent, le citoyen improvisé, l’être sans « curriculum vitae », le « bounadem » imprévisible, l’être asocial, l’électron libre et rebelle. Voilà pourquoi dans les circonstances tragiques que nous vivons nous ne trouvons pas à quoi nous accrocher, à quoi nous référer, à quoi revenir. Notre présent est absurde, le passé nous échappe et l’avenir nous est presque fermé.

C’est que nous avons plus souvent vécu les uns à côté des autres que les uns avec les autres Les affinités, les connivences, les attaches, les solidarités, les adhésions politiques sont plus sûrement familiales, tribales ou régionales, que nationales et rationnelles. Toynbee a pu écrire : « La société est le réseau complet des relations entre les êtres humains. Les composantes de la société ne sont pas, par conséquent, les êtres humains, mais les relations qui existent entre eux. Celles-ci proviennent de la coïncidence de leurs champs d’action individuels. Cette coïncidence permet la jonction de tous ces champs particuliers en un terrain commun que nous appelons société ».

Notre « antériorité » est si courte, si réduite, si étriquée, que nous avons l’air d’être sortis frais émoulus des mains d’une nature retardataire. On dirait que notre inconscient collectif n’a pas stocké suffisamment d’images, de souvenirs, de modèles,  de références, pour nous équiper de réflexes semblables, pour nous doter de caractéristiques comportementales identiques, pour permettre à chacun d’entre nous d’y puiser tout au long de sa vie les attitudes, les réactions et les gestes qui le rapprocheraient d’autrui, qui le rendraient compatible avec les autres, qui lui donneraient les allures en même temps que la réalité d’un citoyen moderne, d’un homme social, d’un être civilisé.

Comment cela aurait-il pu se faire alors que nous ne nous sommes réunis qu’épisodiquement, fortuitement et irrégulièrement autour de nos intérêts communs, d’un projet de vie collectif, d’un dessein général, d’une appréciation de notre place et de notre rôle sur la terre ? C’est comme si notre ADN ne comportait pas d’informations relatives au groupe, de données grégaires, d’hérédité sociale. L’ADN des sociétés c’est leur passé, et le passé est la mémoire informatique sur laquelle est enregistrée l’accumulation de tout ce qui a été accompli ensemble. C’st la somme des expériences collectives, des intérêts communs, des habitudes de travailler et de produire en relation les uns avec les autres, amassés tout au long du parcours historique. C’est le bilan, non pas de ce qui a été subi ou supporté par tous et en même temps, mais de ce qui a été réalisé de con cert, en connaissance de cause, dans la liberté et la conviction.

Ce sont toutes ces choses qui confèrent à une collectivité le savoir-vivre ensemble, le savoir-faire historique, le « know how » collectif qui la distinguent d’une communauté rudimentaire. Ce sont ces influences réciproques, ces contraintes de groupe librement acceptées, ces pratiques sociales séculaires qui finissent par insérer l’individu dans la communauté et le particulier dans le général.

C’est parce que nous avons peu fait ensemble au cours des trois derniers millénaires que nous éprouvons tant de peine aujourd’hui à devenir, à nous définir, à nous trouver des dénominateurs communs, à entretenir de mêmes fantasmes, à développer un même style de vie, à tomber d’accord sur un projet de société, à nous élever au rang de société cohérente, d’Etat définitif, d’économie développée. Un auteur espagnol, José Ortega Y Gasset, a écrit : « En vérité, une nation n’est jamais faite. La nation est toujours en train de se faire ou de se défaire…Ou elle est en train de gagner des adhésions ou d’en perdre, suivant que son Etat représente ou non une entreprise vivante à l’époque dont il s’agit ».

En venat à l’indépendance, en venant au monde sous notre forme politique actuelle, nous n’avions que nos vertus morales ancestrales, nos réflexes asociaux hérités  d’une longue habitude de vivre épars, séparés, indépendants les uns des autres, évoluant côte à côte et non les uns avec les autres, et quelques erreurs fondamentales mais non moins candides sur la société, le développement, la souveraineté, l’ environnement mondial, le Sens du monde… Combien peut être dur le chemin qui ramène des illusions !

Les vertus morales, la solidarité traditionnelle, la « touiza », le volontariat, le « militantisme », ne fondent pas les sociétés, mais seulement les peuples. Ce sont des bouts de vérité, des morceaux d’institutions, des moments d’efficacité à la fortune du pot, de l’empirisme, mais pas des systèmes de vie résistants et durables.

C’est aussi une erreur majeure de penser qu’avoir un territoire en commun, une seule religion, des origines ethniques uniques, une même langue et de fantastiques atouts économiques, suffit pour élever l’édifice complexe qu’est une nation ou « l’Etat capable de survivre aux événements et aux hommes ».

Certes, les peuples issus de mouvements d’exode, de guerres, de bouleversements sociaux et historiques ne parviennent à leurs équilibres que sur une longue durée. Mais ce n’est pas qu’une affaire de temps. Les facteurs évoqués plus haut sont nécessaires mais non suffisants. Il faut l’entrée en jeu d’un courant électrique, d’une « décharge de volonté », d’un principe actif. Il faut un discours, une vision, une conception des choses et du monde qui enveloppent, insèrent et coulent ces facteurs dans une dynamique de transformation, dans un processus de civilisation auquel doivent présider des visionnaires et à tout le moins des hommes de haute compétence, mais jamais des « borgnes au royaume des aveugles ».

S’il est normal d’être « peuple » en temps de guerre, il est impératif de devenir société en temps de paix. En 1962, personne ne convia les Algériens à devenir une société. On les voulait « masses », magma, peuple, afin de mieux les paître dans le silence et la confusion. Pour être une République, une « res-publica », i ; faut d’abord être un « publica », un ensemble, une entité, un tout, et non un tas de gens et de choses. Les Algériens semblent condamnés à épuiser toutes les possibilités d’erreur avant de tomber par élimination, donc par hasard, sur les bonnes solutions.

Il y a trente ans, nous avions des biens vacants.  Aujourd’hui, nous avons des âmes vacantes que le premier halluciné venu plonge dans des extases collectives et des séances publiques de pleurs. On prête à Ben Badis ces mots à notre sujet : « Un peuple que le bendir réunit et que le gourdin disperse ». Ces derniers temps, ce sont les haut-parleurs qui nous rassemblent et les bombes lacrymogènes qui nous dispersent.

Les Algériens supposèrent leurs problèmes économiques, ils s’avérèrent politiques. Mais quand ils entreprirent d’y remédier par le changement de régime, leurs problèmes s’avérèrent identitaires ; culturels, autrement dit biologiques. Comment loger aujourd’hui autant de têtes diverses sous une même « chéchia » ?

L’Algérie n’est pas faite, il nous faut la faire !

                               « El-Watan » du 8 avril 1993

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