LA CHARTE POUR QUOI FAIRE ?

by admin

 « Tout les citoyens sont appelés à redoubler d’efforts et à réunir les meilleurs conditions pour que l’Algérie puisse faire son entrée dans le siècle prochain de pied ferme, avec une volonté tenace, une foi inébranlable et une vitalité renouvelée »  (Projet de Charte Nationale)

Une charte nationale c’est l’esprit général d’une nation, son système physique et métaphysique, sa perception d’un « moi » enraciné dans le passé et projeté dans l’avenir lointain, la quintessence de ses valeurs et de ses aspirations. Toutes ces choses peuvent être contenues dans un écrit consacré appelé « table », « charte », « loi fondamentale » ou autre. Mais elles peuvent aussi, lorsqu’elles sont stables, coulées dans des traditions dynamiques, profondément ancrées dans l’inconscient collectif, n’avoir pas besoin d’être consignée dans un texte mais seulement portées sans hiatus d’une génération à une autre.

Sous le triple signe de la continuité de la marche révolutionnaire, de la fidélité aux idéaux de Novembre et de la nécessaire évolution dans un monde en perpétuel travail, le peuple algérien, encadré par son Parti, s’est engagé dans une opération d’enrichissement conséquente à un diagnostic du présent et à une appréciation du proche avenir. Enrichir sa Charte c’est, pour un peuple, se livrer à certains moments de son histoire à une opération d’hygiène mentale, de liquidation des scories ayant résulté d’un fonctionnement prolongé, de nettoyage de son univers-idées, d’ajustement de son pouvoir à son vouloir. En termes psychologiques l’Algérie avait besoin de cette introspection, de ce bilan moral et matériel, de ce repositionnement par rapport au monde extérieur.

Elle avait le désert, il ne lui manquait qu’un peu plus de quiétude, de « tawakkul », pour succomber à l’envoûtement de la vie facile qui va de soi et finir par ressembler à ces Etats-mirages qui s’évanouiront dans les sables dont ils ont spontanément jailli le jour où les liquides et les fumées sur lesquels ils ont assis leur carrière se seront volatilisés dans l’atmosphère délétère. Prise dans l’ambiance d’un économisme forcené, elle oublia la terre et tourna le dos à un Sud qui la talonnait, pour s’emmailloter dans l’étroite bande bordant le Méditerranée : 90% de sa population était concentrée sur moins de 10% du territoire. On voguait sur une mer calme, sans récifs, le but semblait proche et les passagers à peu près tous sereins. Mais voilà que le vent se lève, que l’océan s’agite, que la mécanique toussote. Pour éviter l’échouement, il faut souquer ferme, tenir solidement la barre, maintenir le cap …

C’est en 1979 que le thème de l’après-pétrole s’en emparé de nos consciences brusquement réveillées. Toute la politique du pays depuis a consisté à donner un contenu à ce thème : fin du monumentalisme industriel, dynamisme de l’agriculture et de l’hydraulique, élargissement de la zone côtière aux hauts-plateaux, désendettement extérieur, idéologie du compter sur soi, développement autocentré de type intensif …

Le réveil avait salutairement précédé le heurt de plein fouet et le mérite des timoniers n’en est que plus grand sachant qu’en 1979 c’était encore l’époque euphorique – en termes de ressources d’exportation – du second choc pétrolier. Faute de s’être ressaisies à temps, des économies comme celle du Brésil, du Mexique, du Nigéria, etc, furent ébranlées et presque mises à terre par le retour de manivelle. Mais en dépit de ce sursaut in extremis nous restons une économie sensible, fragile, qui apprend à marcher sur ses deux jambes à la fois : l’agriculture et l’industrie.

Au plan psychologique il fallait encore répandre dans l’esprit de la nation déshabituée de la faim et de la privation la nouvelle conscience, le sens du réalisme et du compter sur la sueur de son front, et non plus sur les sondes, les foreuses et les torchères pour pourvoir à son ordinaire. D’autant plus qu’en matière de mangeaille notre pays commençait à battre certains records, distinction peu honorable il faut dire. Il  restait à vidanger les cerveaux, à les dépouiller des idées fausses, à les soutirer à l’assoupissement et au ronronnement du quiétisme.

Pour parvenir là où il est le peuple algérien a dû emprunter les chemins les plus escarpés, les plus accidentés, les plus abrupts de l’Histoire. Après cela il ne mérite plus d’être fourvoyé dans un cul-de-sac, dans une impasse ou quelque souricière tendue par la démagogie irresponsable. Il lui faut vaille que vaille rejoindre les chemins praticables, marcher sur les grands boulevards de l’Histoire, au vu et au su de tous les peuples, proches et lointains, cesser de raser les murs, devenir une nation incontestée dans son passé, estimée dans son présent et affirmée face à son avenir. Les millénaristes et ceux qui prêtent aux apparitions de la comète de Halley de maléfiques influences sur les affaires humaines n’auront peut-être pas tort cette fois de craindre pour le monde une dure fin de siècle.

Un haut responsable de l’OUA affirmait il y a quelques mois que d’ici l’an 2000 quatorze pays africains risquaient de disparaître complètement de la carte pour cause … de non viabilité. En quittant le pouvoir, le vénérable Muwalimu (Julius Nyerere) a eu ces mots lourds d’amertume : « Je ne saurai être le président d’un peuple obligé de mendier sa nourriture ». Cette déclaration est un signe des temps jadis prédis dans l’indifférence générale par l’auteur de « L’Afrique Noire est mal partie ». Si le grand agronome français, René Dumont, avait limité dans ce livre son étude à cette partie de l’Afrique, l’analyse était et reste valable pour la plupart des pays de l’hémisphère Sud.

Pour la première fois depuis quarante ans l’Occident connaît la gêne, les fins de mois – en termes de balance des paiements –  difficiles et même la pauvreté. Le pays le plus endetté au monde est aujourd’hui … l’Amérique de Reagan : sa dette totale avoisine les mille milliards de dollars. Des pays comme le Portugal, l’Espagne, la France l’Italie, se « tiermondisent » – dans le sens péjoratif du terme que l’Occident à lui-même donné à ce mot – à vue d’œil, aussi bien dans leur politique intérieure que dans leur économie.

Il est frappant de constater avec quelle rapidité certaines pratiques et certaines idées sont en train de s’acclimater dans le champs des relations internationales : retour en force du protectionnisme, voire du bilatéralisme, résurgence du racisme sous couvert de racialisme, désaffection de plus en plus affichée à l’égard d’organisations internationales comme l’UNESCO et même l’ONU, multiplication des coups de forces économiques (inconvertibilité du dollar en 1971, gel des avoirs iraniens en 1979 et libyens en 1986 détenus par des banques commerciales), mépris des économiquement faibles, intervention dans les affaires intérieures de pays comme la Grenade et le Nicaragua …

C’est que la crainte inspirée par l’épuisement des ressources non renouvelables – on parle même d’épuisement des ressources de la biosphère – a réveillé les vieux démons du chacun  pour soi, de l’instinct de conservation, surtout chez ceux qui ne mènent pas une politique d’existence mais une politique de puissance. Tout indique qu’à la première menace sérieuse l’Arche de Noé n’accueillera à son bord que les plus forts, les plus féroces et que, pour sauver leur peau, ces derniers n’hésiteront pas à jeter en guise de lest des peuples entiers par-dessus bord.

La compétition commerciale tout-sourire, la coopération internationale, la coupe du monde de football, tout cela n’est que l’aspect pacifique d’un affrontement sans merci qui se poursuit sous différents avatars depuis l’apparition du genre humain sur la terre. La notion de « communauté internationale » est un acquis encore trop frais pour résister aux épreuves majeures auxquelles l’humanité peut se trouver confrontée. Elle date d’à peine une cinquantaine d’année. Mais sa fragilité provient surtout de ce qu’elle repose sur une Charte (celle de l’ONU principalement qui a diablement besoin d’être « enrichie » elle aussi). Faute d’étais philosophiques et moraux solides, aucun ensemble, aucune association, aucune communauté nationale ou internationale ne peut survivre au conflit des différences, des intérêts particuliers, des idéaux multiples.

Le nouvel ordre économique mondial n’a pas pu s’établir et il ne s’établira pas avant qu’un nouvel ordre philosophique mondial, trouvant son expression dans une morale et une politique mondiale sur lesquelles tous les peuples soient à peu près d’accord, ait émergé. On en est certes loin mais c’est néanmoins la condition nécessaire à l’instauration d’une véritable communauté internationale.

Les prodromes d’une entente entre Soviétiques et Américains, entre deux volontés de puissance qui ne raisonnent plus en termes planétaires mais cosmiques, et que de ce fait beaucoup d’éléments rapprochent plus qu’ils n’éloignent, peuvent faire craindre que le monde s’oriente non plus vers une bipolarisation, mais vers une indentification des intérêts à long terme de deux nations sur le dos des cent cinquante autres.

Un fait est certain maintenant, il y a du nouveau dans l’air, dans les idées, dans la conscience des hommes à l’orée du troisième millénaire. Qu’on le veuille ou pas, nous sommes concernés en tant que nombre et en tant qu’occupants d’un espace territorial relativement important. Notre retour à l’Histoire aux commandes de notre sort intervient donc en une période particulièrement délicate de l’histoire humaine, celle de la recherche de nouvelles perspectives de vie et de cohabitation, celle d’une compétition généralisée, étendue à tous les domaines, sauvage et implacable.

Nous avons plus que jamais besoin d’idées claires et de méthodes efficaces, d’unité subjective et objective, de hauteur de vue et de volonté de venir à bout des obstacles qui jalonnent la voie menant à l’existence active, positive et digne. C’est à cela que sert une Charte Nationale : raffermir le sol sous nos pieds et nous donner l’élan vers l’avenir. Si son contenu arrive à passer du document imprimé à l’esprit pratique de tout un chacun, tant d’efforts pour l’enrichir n’auront pas été vains.

                        « Algérie-Actualité » du 16 janvier 1986

You may also like

Leave a Comment