C’est à une sorte de « rencontre du troisième type » que fait penser le battage poursuivi depuis des mois par la presse mondiale autour du sommet Reagan-Gorbatchev. L’échelle cosmique prise par les enjeux, l’opposition foncière entre les deux systèmes, leur égale capacité à mettre fin au monde font presque oublier que ces deux géants ont l’habitude de se rencontrer (il y a eu Carter-Brejnev, Nixon-Brejnev, Khrouchtchev-Kennedy, Staline-Roosevel), que la question du désarmement est ancienne (la première conférence sur le sujet s’est tenue à Washington à la fin des années vingt) et que ces deux puissances ont plus d’un trait commun tant au plan de la politique internationale, que de la psychologie historique. Mais là n’est pas notre propos.
En tant que pays du Tiers-Monde, en tant que jeune nation socialiste, cet événement nous interpelle sur notre propre situation, sur notre poids réel dans le monde, sur le contenu de nos idées et de nos méthodes. Il nous fournit l’occasion de procéder à quelques rapprochements, toutes propositions gardées, mais aussi de faire justice de préjugés et de confusions assez répandus.
L’auteur de « La démocratie en Amérique » a écrit il y a exactement cent cinquante ans un texte extraordinaire, une véritable prophétie que voici : « Il y a aujourd’hui sur la terre deux grands peuples qui, partis de points différents, semblent s’avancer vers le même but : ce sont les Russes et les Américains. Tous deux ont grandi dans l’obscurité, et tandis que les regards des hommes étaient occupés ailleurs, ils se sont placés tout à coup au premier rang des nations et le monde a appris presque en même temps leur naissance et leur grandeur. Tous les autres peuples paraissent avoir atteint à peu près les limites qu’a tracées la nature et n’avoir plus qu’à conserver, mais eux sont en croissance. Tous les autres sont arrêtés ou n’avancent qu’avec mille efforts, eux seuls marchent d’un pas aisé et rapide dans une carrière dont l’œil ne saurait encore apercevoir la borne… Pour atteindre son but, l’un s’en repose sur l’intérêt personnel et laisse agir, sans les diriger, la force et la raisons des individus. L’autre concentre en quelque sorte dans un homme toute la puissance de la société. L’un a pour principal moyen d’action la liberté, l’autre la servitude. Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses, néanmoins CHACUN D’EUX SEMBLE APPELE PAR UN DESSEIN SECRET A LA PROVIDENCE A TENIR UN JOUR DANS SES MAINS LES DESTINEES DE LA MOITIE DU MONDE… »
La prophétie de Tocqueville ne s’est pas réalisée à Yalta et à Potsdam 110 ans après sa formulation, mais dès 1945 elle apparaissait comme telle au commun des mortels. En ce qui concerne l’URSS il était donc faux de prétendre qu’en 1917 elle était partie de rien. Un siècle avant que ne naisse Marx, deux siècles avant que ne laisse Lénine, la Russie, sous la houlette de Pierre le Grand, avait pris le chemin de sa vocation de puissance planétaire ainsi que le constatera un siècle plus tard Tocqueville.
Pierre le Grand, en effet, est celui qui a arraché au Moyen-âge la Russie pour la mettre sur la voie de son destin. Frappé par l’extrême état de sous-développement de son pays en comparaison des autres nations d’Europe cet homme auquel les Bolcheviks en général et Staline en particulier voueront un véritable culte, entreprit par le juste et l’injuste, par l’exemple personnel et la contrainte physique, de la moderniser et de l’organiser. Dédaignant l’Europe Latine, l’Europe des salons, il se tourna vers l’Europe industrieuse, l’Europe des ateliers et des casernes, pour se mettre à son école. Il se rendit en Hollande où il travailla en qualité d’ouvrier-charpentier sur les chantiers navals ; en Allemagne il vint apprendre la mentalité « fachlichkeit » (l’amour du travail bien fait) ; en Angleterre il s’émerveillera devant la démocratie en assistant à des séances du parlement…
De retour dans sa partie Pierre le Grand s’attelle à instaurer les notions d’Etat, de bien public, d’intérêt de l’Etat. Il soumet les fonctionnaires à la prestation d’un serment de fidélité à l’Etat, indépendamment de celui qui lui était prêté en tant que Tzar ; il crée l’armée permanente, le service militaire obligatoire, l’enseignement public ; il établit un système fiscal qui taxe même le port de la barbe pour faire rentrer l’argent. Pour stimuler les Moujiks il allait parmi eux, lui qui s’enorgueillissait de posséder quatorze métiers, manier la hache et couper le bois qui servira à construire la flotte qui lui permettra de battre pour la première fois son principal ennemi à l’époque, la Suède. Un historien a eu ce mot : « Le premier plan quinquennal remonte à son retour de Hollande » (c’est-à-dire à la fin du XVIIème siècle)
C’est avec cet homme, qui n’a pas hésité à faire exécuter son propre fils parce qu’il s’opposait à la modernisation forcée de la Russie, que l’URSS, deux siècles avant la lettre, s’est éveillée à sa vocation de puissance d’avenir. Lui-même continuait un rêve, celui d’Ivan le Terrible, comme Catherine II ajoutera quelques touches à l’œuvre qu’il laissera. Mais il faut dire que l’autocratie tzariste avait édifié un empire sans unité intérieure, au seul profit de la noblesse boyarde et des classes dirigeantes, et que le peuple russe, d’Ivan le Terrible à Nicolas II, n’a jamais vu sa condition de vie s’améliorer. Même l’abolition en 1861 par Alexandre II du régime du servage n’a pas rendu la terre aux paysans qui ont de tout temps constitué l’écrasante majorité du peuple russe. Pour cela, il fallait attendre la Grande Révolution d’Octobre. Libéré, rendu à lui-même, exalté par les vertus cardinales du socialisme, l’égalité et la justice, le peuple soviétique allait rapidement apporter la preuve de son génie, de son sens sublime du sacrifice, de son ardeur au travail.
En quinze ans, de 1927 à 1941, l’URSS passait du statut de pays essentiellement agricole à celui de puissance industrielle. C’est l’époque où l’on réalisait le plan quinquennal uniquement en quatre ans, où « l’émulation socialiste » produisait des hommes comme Alexis Stakhanov, un mineur qui était parvenu à extraire en une nuit 102 tonnes de charbon tandis que la norme n’était que de 7, avant de porter quelques mois plus tard ce fantastique record à 227 tonnes ! C’était l’époque où tous les travailleurs faisaient des heures supplémentaires sans rémunération supplémentaire, où le passeport intérieur et le livret de travail décourageaient toute velléité de nomadisme, ou la « discipline du travail » était une loi martiale, où les syndicats ne représentaient pas des groupes ou des corporations, mais l’intérêt social et la religion du rendement, où l’équivalent de notre GSE aurait passé pour une hérésie passible d’internement à vie dans un camp de travail… C’était l’époque où la conquête de la Sibérie était la réplique à la conquête de l’Ouest américain, où l’URSS était le premier producteur mondial le blé, où la synthèse d’Ivan le Terrible et de Marx donnait le spectacle d’une nation sur-motivée n’ayant que des devoirs, et d’abord celui d’être la plus forte en tous domaines.
L’Union Soviétique telle qu’elle apparaît aujourd’hui au monde a, outre cette tradition de la mystique du travail et du sacrifice, d’importants atouts naturels : elle s’étend sur le plus grand territoire du monde (trois fois les Etats-Unis, onze fois l’Algérie), possède les plus grandes réserves prouvées de pétrole, commercialise le tiers de l’or vendu chaque année dans le monde, et figure parmi les premiers exportateurs de gaz, de diamants, d’armes… Pour comprendre le phénomène soviétique, il est essentiel d’avoir à l’esprit les trois dimensions évoquées : un continent eurasiatique ayant les avantages de l’insularité, une tradition du pouvoir centralisé et une volonté de puissance qui ne se sont pas démenties d’Ivan le Terrible à Staline, une idéologie qui a su trouver le chemin de l’âme russe : le socialisme. C’est la combinaison de ces trois facteurs qui a fait de l’URSS la superpuissance économique, scientifique et militaire que nous avons sous les yeux.
Cette superpuissance s’efforce d’ailleurs depuis la fin des années 70 de remédier à des méthodes qui ont fait leur temps : le développement de type extensif (quantité au détriment de la qualité et du coût, importation de techniques, achats d’usines clés en main, création excessive de nouvelles entreprise, planification bureaucratique et déformation généralisée des chiffres et de l’information économique…) a atteint ses limites et révélé sa force d’inertie. Au plan agricole, ce géant qui était exportateur de blé est devenu alimentairement dépendant. Au plan industriel et technologique, il a accumulé des retards importants. Au plan financier, enfin, l’Union Soviétique a discrètement pris le chemin de l’endettement extérieur au cours des années 70 où elle a levé sur les euromarchés plusieurs milliards de dollars. Plus surprenant encore, elle a recouru pour la première fois depuis 1917 en septembre1984 au marché euro-obligataire où elle a émis un emprunt de 50 millions de dollars en Deutsch Bank à sept ans et à taux variable. L’extraordinaire en cela est que, contrairement aux eurocrédits qui sont un appel aux banques commerciales, les euro-émissions sont un appel à l’épargne directe des particuliers.
Les ouvertures prêtées à Gorbatchev ne ressortissent pas à un exercice de charme en direction de l’Occident capitaliste, mais à la conscience de devoir s’adapter aux techniques de pointe, tant dans le domaine de la gestion économique et financière que scientifique et technologique pour garder, voire hisser plus haut, son rang de puissance planétaire. Les propositions avancées par l’URSS en matière de limitation de l’armement stratégique sont inédites, mais il aurait fallu un Woodrow Wilson, l’homme des 14 points, à la place de Reagan pour les recevoir et leur répondre avec le sérieux qui convient. C’est pourquoi le Genèvre-Round ne se terminera sur aucun résultat spectaculaire. Ce non-événement nous aura au moins permis, quant à nous, de méditer quelques instants sur le parcours historique d’une nation qui est aujourd’hui le principal faire-valoir de l’idéal socialiste dans le monde.
« Algérie-Actualité » du 21 novembre 1985