L’OBLIGATION DES VIVANTS

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« Car l’essentiel d’une politique prévoyante est de voir quels chemins parcourent les Etat et comment ces besoins s’infléchissent, afin que sachant où tend chaque mouvement, on puisse y faire obstacle ou même le prévenir » (Montesquieu).

Novembre a vécu. Ce mois que nous avons voulu cette année une longue et éblouissante Toussaint en l’honneur de ceux qui ont payé de leur vie la rançon de notre libération est passé. Il laisse les vivants songeurs et méditant sur ce qu’il convient de faire pour que l’existence que les martyrs leurs ont léguée comme une épreuve ne soit pas une vaine durée physique dans le temps destructeur. Les morts ont tenu parole et accompli leur obligation envers le pays. Le monde entier en est témoin. Les vivants leur sont redevables de tout et notamment de la fierté qui leur fait lever haut la tête parmi les peuples et du pétrole qui les a déshabitués de la faim et de la misère. Sortis de la chronologie, ce moi et son symbolisme vont-ils aussi sortir de leur psychologie, de leur conscience ? Vont-ils, passée la fête, dire adieu à leurs saints et revenir chacun à leurs fins personnelles, ou au contraire avoir honte et s’employer à faire plus et mieux à l’avenir pour donner du patriotisme de convaincantes expressions pratiques ? Les vivants ont fait du chat de la résistance armé leur hymne national. Cette décision est en un engagement. Chaque chois que cet hymne retentit en paroles ou en musique, il impose à leur esprit le souvenir de la parole donnée, du passé à continuer, de la liberté à mériter. Il leur rappelle qu’ils sont assermentés, que leur devoir perpétuel est de préserver ce pays et son âme, de ne plus permettre que cette terre connaisse l’asservissement et ses hommes le statut d’infrahumains. C’est une lourde responsabilité !

Les Algériens se sont rarement sentis aussi fiers et aussi proches de leur passé que durant ce mois. Ils ont communié dans une atmosphère de renouvellement de l’alliance entre les hommes et les valeurs sacrées, les souvenirs ont affleuré, des noms et des visages illustres ont réapparu… Comme cela fait longtemps que l’on n’avait pas assisté à une telle fièvre patriotique : ces dépouilles prestigieuses inhumées au carré des martyrs, ces frères séparés enfin réconciliés ce peuple dans la rue, ces faces illuminées, ces larme de joie… C’est assurément cela «le « désir de vivre semble » dont on dit qu’il fait les grandes nations !

Novembre cette année a sans conteste renforcé en nous le sentiment d’unité nationale. Il nous a permis d’embrasser d’un seul regard les trente dernières années et de saisir l’étonnant changement intervenu dans notre destinée en si peu de temps. Il en est ainsi des hommes, de tous les hommes : quand une juste cause les soulève ou qu’un idéal s’empare de leur tête, ils savent se métamorphoser en peuple du 1er novembre 1954 : dévoués à l’intérêt commun, généreux, courageux, disciplinés… Les annales ont déjà retenu que notre peuple n’a pas vaincu parce qu’il possédait l’art militaire mais parce que ses forces morales étaient supérieures à celles de l’ennemi. Ce n’est que mieux car les victoires morales ont toujours été plus belles que celles du nombre ou du matériel. Ce sont ces valeurs, portées d’abord par les meilleurs d’entre nous puis diffusées dans le corps de la nation réveillée qui ont constitué le capital, le viatique de la révolution armée… Nous avons aussi appris grâce au recul mais surtout parce que nous en avons pâti par la suite que ces qualités avaient leurs envers : la démobilisation spirituelle, l’étiolement du sens collectif, le retour des reflexes individualistes…

Nous avons pu constater en nous-mêmes au lendemain du grand effort que l’instinct de vie communautaire pouvait être brisé et dégénérer en instinct de divisions sous l’action de l’ambition personnelle et de l’intérêt des coteries : nous avons pu voir comment l’unité subjective (unité de pensée), en se rompant, pouvait rompre l’unité objective (unité d’action). La conscience populaire garde en effet les stigmates de la confusion des premières années de l’indépendance et a encore en mémoire les luttes fratricides pour le pouvoir, la course aux bien-vacants, la résurgence de l’ethnisme… Ces phénomènes, bien-sûr, ne nous sont pas particuliers : toute l’histoire humaine depuis six mille ans reproduit à travers la succession de « destin rompus » qu’elle a connus ces contradictions, cette dialectique, ces heurs et malheurs dans la vie des peuples. Il n’est pas nécessaire de remonter pour l’observer à l’Europe de la Réforme, au monde musulman du temps de Moawiya, à la Rome des douze César, à la Grèce des Cyniques ou au déluge sumérien. Que l’on considère simplement le paradoxe actuel des deux Allemagne, des deux Chine, des deux Corée. Que l’on regarde ce qui se passe aujourd’hui au Liban, au Tchad, au sein de la résistance palestinienne : là où il y a rupture de l’unité subjective, ou impossibilité de l’établir, il y a nécessairement rupture de l’unité objective, ou incapacité de la réaliser. Il importe de méditer sur tout cela, de « voir quels chemins parcourent les Etats et comment ces chemins s’infléchissent… »

Dans l’univers biologique où l’homme n’est qu’une variété, il semble que toute espèce vivante, que toute structure de vie ne soit au monde ou ne s’y maintienne que pour assumer un rôle : pour remplir une fonction. Lorsque cette fonction cesse ou qu’elle est déviée, lorsque la structure de vie n’a plus de but ou qu’elle en est détournée, c’est la stagnation, la décrépitude, l’usure… Il en va de même pour les hommes qui ont besoin d’avoir un but, de savoir pourquoi ils sont en vie, de se projeter dans le temps. Ils n’agissent ou ne se mettent en marche que lorsqu’il se réalise entre eux l’unité subjective (de l’esprit) qui seule leur permet de fonctionner collectivement, d’exécuter les mouvements d’ensemble que leur survie ou leur évolution commande. Cette unité subjective c’est le triomphe dans le psychisme de chacun du sens collectif sur le sens individuel, de l’intérêt général sur l’intérêt particulier, de ce qui rassemble sur ce qui différencie. Elle se nourrit d’une sorte d’énergie que selon la préférence on nomme foi, motivation, « drive », idéologie… C’est cette énergie, ce carburant, qui donne le « réflexe de but », le « purpose » dont on parle en biologie. Et s’il arrive que ce réflexe, que le sens collectif se dissolve, c’est que la motivation n’avait été conçue que pour une étape déterminée, l’Indépendance par exemple. Un nouveau but doit vite être trouvé et proposé qui prendra la forme d’un projet de société par exemple, ou c’est la panne de carburant, la démobilisation, la dispersion de l’ensemble.

Il faut seulement prendre garde à ce que ce projet ne consiste pas à vouloir emmailloter son peuple dans des dogmes étrangers à sa nature et contraires à sa vocation. Que de millions de vies humaines ont été sacrifiées sur l’autel de l’erreur par des dirigeants qui, se trompant sur l’art de gouverner ou de conduire des révolutions sociales, ont « polpotisé » leurs peuples à coups de sabre. L’ère des « zaïms », des « guides » et des « petits pères de la nation » n’est malheureusement pas close sur cette terre où l’on voit encore se lever des hommes leurrés se préparant à fourvoyer leurs peuples dans des aventures comme celles qu’ont connues les peuples d’Egypte, de Guinée ou du Chili : « En un temps d’ignorance, on n’a aucun doute même lorsqu’on fait les plus grands maux ; en un temps de lumière, on tremble encore lorsqu’on fait les plus grands biens » (Montesquieu).

Avons-nous un avenir ? De prime abord la question choque, indigne. Ce  n’est pourtant pas une insulte. Des nations autrement plus fortes et sûres d’elles-mêmes que nous, se la posent à voix haute devant des phénomènes ou des défis comme la montée du chômage, le déclassement de leur industrie ou leurs difficultés à opérer les mutations technologiques rendues nécessaires par l’accélération de l’Histoire et l’avènement de convives inattendus au banquet du développement. Ces nations se posaient hier la même question devant le spectacle du rétrécissement de leurs empires avant de réaliser et de se dire, comme pour se consoler : « Quelle importance y a-t-il à ce que l’Europe ait vraiment perdu sa suprématie sur le monde, si le monde entier devient européen ? » (Toynbee).

De l’euphorie des premières années de l’indépendance au second choc pétrolier le chemin a été long qui a permis à l’Algérie d’apprendre beaucoup sur elle-même. Elle a traversé des périodes comme celles du « romantisme révolutionnaire » et du « droit divin de mal gouverner » alors en vogue et même en vigueur dans presque tout le Tiers-Monde, mais elle s’en est sortie sans grands dommages. Aujourd’hui elle a une expérience en propre, elle en a fini avec le noviciat. Novembre a justement été l’occasion d’une revue rétrospective de cette expérience, de ce passé. Mais il peut être aussi celle d’une réflexion sur l’avenir, d’une projection trente années en avant pour essayer d’imaginer ce que nous serons en l’an 2014.

Tout le monde connaît le bilan de clôture laissé à la prospérité par les morts. Quel bilan laisseront les vivants dans trente ans ? Que sera l’Algérie à l’aube du troisième millénaire géorgien, après notre passage ? Pour dresser un bilan prévisionnel les financiers ont une technique : l’extrapolation des données mises à jour par l’étude des comptes de situation et de résultat et de la projection sur une période déterminée des tendances repérées. C’est un peu comme cela aussi qu’on doit procéder à la banque mondiale et au FMI quand il s’agit de se prononcer sur l’octroi d’un prêt à long terme ou le financement d’un déséquilibre structurel d’une balance des paiements. Dans ces organismes, liés désormais dans l’esprit public au sort des peuples, on ne lit pas les « Chartes nationales » des pays solliciteurs, on s’en tient à l’examen de leurs potentialités économiques, aux soldes de leurs comptes extérieurs, à leur capacité d’endettement, à la tendance des taux sur les marchés financiers internationaux. C’est une manière de diagnostiquer l’état d’une nation et de formuler un pronostic sur son avenir. Il est donc possible d’appliquer cette méthode : considérer quelques données majeures et les projeter en tenant compte des perspectives d’évolution générale de l’humanité et de celles de la biosphère.

Mais ce qui nous intéresse est plus important, plus fondamental que l’analyse des chiffres pour aboutir à la confection d’un bilan prévisionnel que les impondérables détruiront à coup sûr. Les plaies d’argent, ou l’endettement extérieur si l’on préfère, ont certes conduit certains pays à lancer des sortes d’appel d’offre internationaux de colonisation ou de protectorat, mais ces plaies n’étaient elles-mêmes que des effets, rarement les causes. Ce qui nous intéresse n’est pas non plus de nous livrer benoîtement à des exercices de futurologie, mais de susciter l’intérêt autour de questions de vie et de mort dans la trame humaine.

Aussi bien l’indépendance comme chacun sait n’est rien d’autre qu’un acte de naissance, une inscription portée sur le registre des arrivées de l’ONU. Elle peut même être vouée à ne rester que cela, une formalité admise et tolérée par l’esprit du temps en matière de coexistence des différents peuples composant l’humanité de ce siècle. L’indépendance économique n’est pas non plus une fin en soi : à y bien regarder elle n’est qu’une condition de maintien en vie physiologique, le minimum vital pour qu’une communauté s’entretienne et se perpétue. L’une et l’autre peuvent fournir assez de motivations pour occuper un peuple pendant un certain temps – le temps de les réaliser précisément – mais le jour doit nécessairement venir où ce peuple s’interroge sur la suite, sur les raisons finales de son existence. C’est ce qui se passe un peu dans certains pays développés qui ont dépassé ces phases. Quand ils ne sombrent pas dans la drogue ou le nihilisme, ils essaient de s’accrocher à quelque chose qui leur donne une raison d’être. En général les défis technologiques ou les perspectives spatiales leur fournissent ces motivations sans lesquelles ils se seraient désintégrés.

En ce qui nous concerne nous sommes encore loin des problèmes existentialistes. Nous somme encore à la phase de la dépendance puisque notre nourriture, nos équipements, notre armement et même nos loisirs nous viennent de l’étranger. Que le monde se fédère ou s’atomise d’ici à l’an 2014, que le centre de gravité des affaires humaines demeure sur terre ou émigre quelque part dans le système solaire, qu’il pleuve, vente ou tempête sur le monde, l’essentiel est de satisfaire à la condition de principe – préserver l’ « amana » – et la voie du progrès et de l’authenticité. Quel que soit X, cette nation ne doit plus être ni avilie, ni maintenue à l’arrière du convoi humain ! C’est l’obligation des vivants. Trente ans après la mort du Prophète, la civilisation de l’islam avait pris pied sur les trois continents qui constituaient le monde d’alors. En trente ans le Japon de l’ère Meiji est devenu la puissance militaire qui allait couler la flotte de la Sainte Russie. En trente ans la Chine s’imposait comme puissance nucléaire…

                             « Algérie-Actualité » du 6 décembre 1984

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