EMOTION OU PROCES ?

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L’interview accordée par Bigeard à « Algérie-Actualité » a fait sensation des deux côtés de la Méditerranée. Pourquoi ? En France on s’est ému dans quelques milieux des déclarations de Bigeard parce qu’elles tombaient à un moment où la représentation de la France aux festivités du trentième anniversaire du 1er Novembre avait fourni l’occasion d’une levée de boucliers opportune contre le régime au pouvoir. En lui-même le débat n’avait pas de fondement sérieux puisque par le passé la France avait été représentée en de pareilles circonstances. Mais ses animateurs pressentaient que l’ambiance de remontée du racisme en France depuis quelques années allait lui donner un relief et un écho qu’il n’aurait pas eu dans un autre contexte, surtout aux yeux des rapatriés et des extrémistes de droite.

Ce qui a ému donc ce n’est pas que Bigeard ait accepté d’être interviewé par un journal algérien, encore que l’on ne soit pas habitué à cette inversion des rôles. Nous savons et reconnaissons que dans ce pays la liberté de la presse et le droit à l’information sont des institutions réputées sacrées. Ce n’est pas non plus le contenu des déclarations de Bigeard qui a choqué car celui-ci n’a absolument rien dit qu’il n’ait déjà écrit dans son livre autobiographique « Pour une parcelle de gloire » (Plon, 1975). En fait, il n’y avait pas motif à émotion mais à procès. C’est une règle dans les mœurs politique française que l’opposition ne doit jamais laisser une occasion de noircir davantage l’image du pouvoir en place. En somme, l’affaire Bigeard na été qu’un moyen de prolonger un peu plus un débat-procès.

Du côté algérien, il faut convenir que l’interview d’un protagoniste important de la guerre d’Algérie est en soi un fait sensationnel. D’abord parce que la pratique du journalisme dans notre pays est telle qu’une innovation de cette taille ne peut que surprendre : Bigeard dans un journal algérien ! Qui l’eut cru ? C’est cela qui doit émouvoir : voir sa presse nationale sortir brusquement de l’ornière, s’extirper d’un schéma, d’une camisole de force dont on ne la croyait pas capable de se défaire, réussir un scoop psychologique, une grande première…

Ce n’est pas tant Bigeard qui importe mais le test qu’il a permis de réaliser, l’occasion que son interview a donné de prouver que tous les esprits ne sont pas définitivement sclérosés, que le renouvellement est possible pour rendre notre presse crédible, agréable, différente. C’est une victoire sur l’archaïsme, les tabous mal placés, le complexe d’inhibition.

Mais de notre côté aussi il y a eu procès. On a appris, comme tous les lecteurs, que des intellectuels « engagés » (en quoi ?) ont cru devoir adresser au journal une pétition condamnant sa « forfaiture » (le mot signifie crime), incroyable !!! Cette curieuse démarche nous a rappelé la célèbre pétition des fabricants et marchands de chandelles contre l’industrie naissante de l’éclairage à l’électricité il y a quelque deux siècles. Serait-ce le réflexe d’une corporation menacée de ne plus vendre ses lumières dans les chaumières ? Ou une bulle papale comme celle qui a condamné maitre Eckhart parce qu’il « a voulu savoir plus qu’il ne convenait » ? 

Soyons sérieux. L’existence de Bigeard comme élément de l’histoire de notre guerre de libération ne peut pas être abolie. Comme beaucoup d’autres, cet homme a été notre ennemi, il nous a combattus (de son point de vue loyalement, du nôtre sauvagement). Mais ce n’est pas une raison pour s’interdire de prononcer son nom ou de publier ses déclarations au sujet d’une tranche de notre histoire. Pour lui, et il s’en vante, il a servi son pays et cru en un idéal. Pour nous, il a été un criminel de guerre. Soit, mais que le monde continue de tourner !

Nous savons tous que les Algérien en général et les intellectuels en particulier raffolent de lire ce qui s’édite à leur sujet outre-mer ou ailleurs. Pour confronter, pour connaître, pour juger… Qui n’a pas lu Yves Courrière, Massu, de Gaulle, sans parler des compatriotes qui se sont fait éditer à l’étranger ? Mettez leurs livres – favorables ou non favorables à nos vues-  en librairie et vous les verrez battre tous les records  de vente. A moins que l’on préfère continuer à jouer au Tartuffe de « cachez-moi ce sein que je ne saurai voir ».

Il faut le répéter : Bigeard n’a rien révélé dans ses déclarations à « Algérie-Actualité », rien dit qui n’ait été écrit dans ses mémoires. Si Ceux-ci ne contiennent pas toute la vérité sur Ben M’hidi, par parti-pris ou mauvaise conscience, c’est une autre affaire, une autre histoire qui ne sera éclaircie que si l’on continue, non pas à se taire et à afficher une pudibonderie déplacée, mais à interviewer, à chercher, à confronter les versions. L’heure des Torquemada est passée. Il faut sortir de l’ombre, affronter la lumière du jour ; il faut rompre avec cette habitude de s’ériger en conscience du peuple, de s’improviser en tribunal… Que cent fleurs s’épanouissent ! Une pétition c’est facile, c’est court, ca ne vole pas haut. Le champ est libre, allons-y chacun de sa plume car « il y a autant d’intérêt à écrire l’Histoire qu’à la faire ».

                                               « Algérie-Actualité » du 22 novembre 1984

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