« Pourquoi, nous plaignant sans cesse de nos maux, nous occupons-nous toujours à les redoubler ? » Voltaire.
Il faut craindre le jour où il n’y aura plus rien à dire, où aucune épithète ne conviendra pour traduire les formes de scepticismes ou de désespoir ressentis, où personne ne pourra plus rien reprocher à personne, où la force de l’inertie aura eu raison de la dernière énergie.
La dernière intervention du Chef d’Etat devant les cardes du Parti a fait passer une vibration dans le corps de la nation plus attentive à l’expression de l’homme qui proclamait un énergique « Ca suffit ! », qu’aux propos officiels d’un Président prononçant un discours. L’évidente sincérité, les mots directs, le ton résolu, tout cela donnait à son intervention une force dont le magnétisme parvenait aux téléspectateurs. Mais il faut redouter que cette intervention qui n’était pas un discours d’orientation mais une sévère mise au point, un coup de poing sur la table, ne prenne le chemin du Triangle des Bermudes qui a fait par le passé un même et mystérieux sort à maints discours, campagnes et autres appels à un véritable « redressement ».
Par le passé, dans la presses écrite, parlée et filmée, ce genre de message était coulé dans l’inexorable langue de bois dont le style, les détours, les maitres-mots n’évoquent plus rien depuis longtemps, contribuant même parfois à chloroformer les idées neuves et à banaliser les cris du cœur les plus authentiques. C’est comme si, à l’intérieur des mass-médias, nous ne parvenions pas à nous renouveler, à nous adapter à l’exigence de dépassement induite par la nouvelle vision des problèmes et des solutions. De Tamanrasset à Dunkerque (nous pensons à notre émigration), des responsables et des militants qui ont le temps vont s’égosiller à répéter aux forces vivres de la nation (en recèle-t-elle de mortes ?) des propos auxquels elles sont, étaient et seront toujours acquises par avance. C’est cela notre triangle des Bermudes.
Si tout le monde est d’accord, si chacun souscrit à ce qu’a dit le Président, si nous nous tenons tous pour innocents des maux qu’il a dénoncés, où sont les coupables, qui est concerné ? En vérité nous sommes tous en cause, du sommet à la base, les moins impardonnables étant coupables par complicité, passivité ou laxisme. Pour l’heure nous faisons le dos rond dans l’attente que la vague créée par l’intervention du Chef de l’Etat soit passée pour revenir subrepticement à nos vieilles ficelles de vie gratuite et dissolue. Combien de temps cela durera-t-il encore alors que les retournements économiques mondiaux présagent d’un avenir incertain et que les alliances politiques contractées contre notre pays n’excluent pas l’hypothèse d’une guerre imposée ?
La devise du Vème congrès qui n’a jamais été mieux démentie que depuis qu’elle a été adoptée n’est pas une formule incantatoire dont le rabâchage sur tous les modes suffira pour nous délivrer de démons longtemps cachés en nous. Cachés, soit dit en passant, non pas comme on cache une tare, une maladie honteuse, mais à peine dissimulés, comme de tendres lutins dont la présence un peu gênante au début a fini par faire corps avec nous. C’est dire combien il sera dur de substituer à ce qui est devenu en nous des réflexes et des attitudes naturelles une réalité nouvelle, un comportement public et privé, professionnel et moral, digne des grands moments de notre Révolution : « Vers le mal, en troupe l’on s’achemine, la route est douce et tout près il habite, mais devant la vertu c’est peine et sueur que les dieux placèrent ». Ces vers de Platon sur la nature et les penchants de l’homme ne sauraient mieux s’appliquer qu’à la réalité que nous vivons.
Il existe des virus à l’origine de maladies contagieuses massives, tout comme il existe des virus responsables d’épidémies morales aussi dévastatrices (le « virus de l’anarchie » par exemple). Mais l’on ne connaît pas, hélas, de phénomènes jouant en sens inverse, quelque « virus de la vertu » capable d’opérer des redressements moraux et sociaux sur de grandes échelles. C’est dire que pour nous sortir d’affaire il est vain de compter sur d’impuissantes incantations ou de miser sur quelque improbable miracle collectif. « Travail et rigueur » ne vont pas devenir subitement notre marque foncière parce que nous l’avons proclamé dans un congrès. Pour qu’il en soit réellement ainsi il faut de la peine et de la sueur, il faut des exemples et des symboles convaincants, il faut, le cas échéant, savoir porter le remède là où il est nécessaire sans hésitation ni dérobade.
Si les faits d’obstinent à refuser d’entrer dans les schémas préétablis, il ne sied pas de mentir, de se leurrer ou encore de s’obliger à porter ces schémas comme on porte une croix. Toute doctrine humaine est discutable, est perfectible. Si les individus persistent à refuser de se plier aux lois et aux normes de la vie en société, il faut les y contraindre à n’importe quel prix car il y va du salut de la communauté. Si les lois sont excessivement permissives, ou déséquilibrées au détriment des devoirs et intérêts à long terme de la nation, il faut les amender ou les abroger et non faire semblant de les ignorer. L’authentique révolutionnaire sait que « le vrai moyen de témoigner son respect pour le peuple n’est point de l’endormir en lui vantant sa force et sa liberté, c’est de le défendre, c’est de le prémunir contre ses propres défauts car le peuple même en a » (Robespierre).
Et d’abord, il faudrait commencer à s’interroger sur les raisons qui ont fait déserter de nos rangs ces valeurs morales. N’est-il pas pour le moins inopportun qu’au lendemain même où cette devise était proclamée dans le but de cadencer notre vie pendant cinq années certains organismes culturels se lancent dans une politique de « détente » à grands renforts de groupes étrangers importés à un rythme plus ponctuel, semble-t-il, que certains produits de première nécessités ? Il est vrai et indéniable qu’après une marche forcée de plusieurs années marquées par d’abominables chaines et d’insupportables pénuries notre peuple pouvait prétendre à une nécessaire et légitime détente. Mais fallait-il que celle-ci prenne la forme de ce carrousel, de ce hit-parade cosmopolite à prétention culturelle alors que sa vocation première était et pouvait être de provoquer un réveil culturel et de stimuler la créativité ? Travail et rigueur sont loin d’exclure bien-être et mieux-être, mais cette détente et ce bien-être, notre peuple aurait aimé qu’ils soient approfondis dans un cadre de vie sécurisant, dans un marché convenablement maîtrisé, dans des rapports sociaux détendus et policés. Rappelons, pour clore cette remarque, que là où il y a eu développement la révolution industrielle a précédé la civilisation des loisirs. Plus important encore, disons qu’il ne suffit pas de vouloir le bien de son pays, mais qu’il faut surtout savoir ce qu’est le bien de son pays…
Notre pays est passé par une période de « delirium tremens » dont nos représentations mentales sont sorties profondément affectées. Nous en gardons encore des séquelles. Durant cette période, nous nous sommes imaginés devenus la Prusse de la Méditerranée. Nous avons pensé que la prospérité définitive n’était qu’à quelques barils de pétrole, juste à la sortie du 2éme plan quadriennal. Nous avons conçu la notion d’indépendance nationale comme autant d’indépendances qu’il y avait d’individus. Nous avons cru à un modèle de développement sans coup férir… On s’est gonflé la gandoura, on s’est monté le bourrichon à tel point que nous avons basculé dans la mégalomanie. C’est ainsi que nous sommes – inconsciemment ? – corrompus. Entre l’épicurisme de quelques hauts responsables et le freudisme de beaucoup de dirigés un modus-vivendi s’était de lui-même établi selon lequel la richesse nationale était à partager en fonction des modes d’appropriation particuliers à chaque catégorie. C’était presque de la rapine concertée.
Mais, prudence : lorsqu’on évoque la corruption on a souvent tendance à l’assimiler à l’argent et à lorgner du côté des seuls « grands ». Ce serait ignorer ou oublier que la corruption la plus grave est celle de l’esprit, celle qui dilue tout sens de la chose publique, tout esprit civique, toute conscience nationale… Celle-là demeure, subsiste, même lorsque l’argent n’est pas en cause. Et, ensuite, la corruption de monsieur-tout-le-monde n’est pas moins nocive, au contraire, car elle s’insinue partout et en tout, entache la moindre des relations sociales à tous les niveaux, dans tous les domaines. Si quelques-uns de ces « grands », effectivement, ne se sont pas appauvris en conduisant le « grand-œuvre » du développement (la cour des comptes en a révélé quelques cas) beaucoup de « petits » n’ont pas hésité non plus à rafler tout ce qui pouvait leur tomber sous la main à l’occasion : bénéfices indus, salaires immérités, agiotages et traficotages de toutes sortes… Le capital de beaucoup d’entreprise est ainsi passé dans les ventres, et c’est à peine si les meubles n’ont pas été rongés.
Le manichéisme n’est donc pas de mise. La responsabilité incombe aux « grands » tout autant qu’aux « petits ». Les renvoyer dos-à-dos reviendrait à continuer les petits jeux dans lesquels la langue de bois excelle. Le choix du coupable n’est pas non plus à faire entre le système et les hommes, si tant est que l’on puisse séparer le premier des derniers, l’habit du moine.
Le fait est que l’influence des hommes a pesé d’un poids trop lourd sur les affaires de la nation à toutes les échelles. La plus grande faute que l’on ait commise dans ce pays a été de méconnaitre dans la pratique un postulat fondamental dans la vie des nations : les principes sont plus sacrés que la vie d’un homme ou d’un groupe d’hommes. Si la prééminence qui doit en toutes circonstances revenir aux principes, aux valeurs, aux idées, aux lois, est dévolue à la seule personnalité des hommes, rien ne pourra empêcher que tout le système soit grevé de leur marque propre et, partant, de leurs erreurs, voir de leurs vices.
Ce genre de faute, quand il est commis, ne pardonne pas, Quand le postulat est renversé, quand ce sont les principes qui sont sacrifiés aux hommes, même sous la forme la plus vénielle, il ne faut pas s’étonner que l’Etat, les institutions et les lois n’aient de signification ou de valeur que par l’importance conjecturelle et le respect plus ou moins sincère que leur témoignent les hommes qui les incarnent. Le système et les hommes sont alors imbriqués dans une relation où il devient impossible de distinguer le rôle et la place de chacun. Ce sont les édifices bâtis sur de telles confusions qui sont les plus prompts à s’écouler. Ce sont les nations qui confient leurs destinées aux principes et aux lois qui perdurent. Il reste beaucoup à dire sur ce chapitre mais tel n’est pas notre objet aujourd’hui.
Quels sont les lendemains de la dernière intervention du Président ? Ce qu’il a dit est vrai, chacun en est convenu. Mais que faut-il faire pour que cette remise en ordre soit suivie d’effets ? Il faut d’abord abandonner les vieux dadas et la langue de bois. Ce qui implique une initiation progressive au langage de vérité, surtout dans les domaines économique et politique. S’agissant des hommes, nous sommes obligés de reprendre les mêmes et de recommencer, mais que le jeu soit rénové et les responsables choisis, dans la mesure du possible, en tenant compte des nouvelles exigences profilées dans l’intervention du Chef de l’Etat. D’importants changements ont été apportés depuis le 4éme congrès en vue de redresser la barre, mais il faut reconnaître que les nouvelles ouvertures n’ont pas été l’occasion de transformations salutaires, surtout au niveau de la psychologie. On a reconduit les anciens canevas, les vieilles habitudes, les mêmes excuses, comme si l’on voulait par tous les moyens préserver un désordre établi dans lequel il était loisible de trouver facilement son compte… au détriment de la pérennité de la Révolution.
« Algérie-Actualité »» du 4 octobre 1984