Quoi qu’en eût dit Marx, les distinctions de classes n’ont pas toutes dépéri et il subsiste dans la mentalité de beaucoup cet esprit de caste qu’autrefois on faisait dériver du ‘’droit divin’’ et autres balivernes. D’ailleurs celui-là même qui fait office de libérateur du genre humain était lui aussi sujet à cette disposition à hausser le ton sur certains catégorie de ses congénères ; il s’indignait devant la « stupidité » des paysans, « classe qui représente la barbarie au sein de la civilisation » et les décrivait « gredins », « naïfs », « lourdauds », etc. De toute manière cela est une autre affaire qui ne doit pas nous écarter de notre ligne.
Il a toujours été de tradition qu’un homme bien né, qui a de bonnes façons, de l’éducation et du linge répugne ostentatoirement à se mêler à la sainte canaille – ainsi dénommait-on le peuple – qu’il tient en mépris jusqu’à la racine du cuir. La chose reste du domaine de l’explicable tant qu’il s’agit d’un Anglais tenant de quelque lord de haute cour, d’un Français de lignée roturière mais ayant fait souche de nobles à la faveur de barricades, ou tout encore d’un héritier de Mameluk destitué au terme d’un éphémère gouvernât. En quel cas, il devient plausible de mettre airs et manies sur le compte de mœurs sociables anachroniques qu’aura maintenues un conservatisme maladif.
Les gens qui logent à cette enseigne et qui doivent éprouver de torturantes difficultés à se faire à l’ère de masses ont dès l’origine été pris en charge par un milieu où révérences, cérémonies et redingotes restent d’usage, et dans lequel les habitudes de vie veulent que le rustre qui n’ôte pas son couvre-chef au passage du maire ou du curé paie son « forfait » d’un séjour de deux ou trois mois au cachot. D’où alors leur constante recherche à faire honneur à leur rang et la guerre aux fripons, en l’espèce ceux qui ne se laissent pas manger la laine sur le dos.
Cela étant, et les choses ne semblant pas prêtes à renoncer à ce qu’elles ont toujours été, notre propos serait assurément sans objet s’il n’était qu’un sermon sur la question de la discrimination en sociétés ; que non ! Il se rachète par contre et pour ce qui est de son opportunité par son intention, laquelle concerne une attitude fort désagréable quand elle est dénotée chez certains des nôtres que les vertiges de leur situation jugée élevée rend enclins au pli de parader la touche que jadis les seigneurs du manoir arboraient pour faire face à leurs manants.
C’est précisément là que le bât blesse, et de la plus cruelle manière. A qui donc n’a-t-il pas été donné de constater qu’au plus mauvais moment qui puisse être – le 1er Novembre de chaque année nous rappelle pourtant le prix de la Révolution dans laquelle le peuple a tout investi – et sans qu’il soit question d’une tradition charriée par des habitudes coriaces, des comportement pour le moins irrationnels troublent par leur incongruité les convictions unanimes. S’ils n’étaient que circonstanciels, isolés, rares, ils pourraient à la rigueur passer pour des sautes humeur. Mais ils tendent volontiers à devenir tendance par leur répétition. De l’avis le plus général les hauteurs influent sensiblement sur la psychologie des alpinistes. Qui occupe un poste apprend vite à engueuler le monde par téléphone, à laisser traîner les autres dans les couloirs, à être très souvent absent pour mission ou en conférence, à motoriser les déplacements de Madame, à faire craindre son patronyme, à marauder dans les lieux qu’ignore la populace, à se convertir au népotisme…. Et des tas d’autres choses dont l’acquisition semble étonnement facile.
L’autre jour, dans un coin de rue, un être humain peintre en bâtiment de son état se fait violemment apostropher par un être humain « costardé ». Et s’il avait entaché la voiture stationnée au même endroit quelques étages plus bas ? Le laborieux artisan dérangé dans sa besogne pour une probabilité qui ne s’était pas réalisée lui explique dans le parler commun qu’en vérité elle ne devait pas se trouver là du fait des travaux et des risques. Le « costardé » alertant son vis-à-vis qu’il ne savait sans doute pas à qui il avait à affaire, soutint le contraire, clamant qu’il se fichait pas mal de sa logique, et le menaça des pires malheurs si seulement quelque malencontreuse tache de chaux avait violé le brillant de la belle auto. Impressionné par le toupet et le langage rude, créditant la croyance générale qu’il est parfois risqué de tenir front à un bien mis à l’allure décidée, le peintre en bâtiment jugea de bon conseil de faire retraite dans le duel verbal qui l’opposait à l’autre être humain « costardé » et intraitable de son état. On en resta là car, finalement, il n’y avait pas eu préjudice. Et s’il y avait eu tache ? Mieux vaut ne pas y penser car à en croire celui qui voulait avoir l’air du seigneur des âges obscurs tirant l’oreille à son charretier sur lequel il avait le droit de haute, moyenne et basse justice, le destin du peintre aurait connu un mystérieux tournant.
Ce n’est là qu’une historiette n’ayant rien d’extraordinaire. Lorsque dans les conversations on ouvre le chapitre, chacun trouve à narrer une ou plusieurs dont il aura été la victime, le témoin ou le colporteur. C’est dire que le phénomène se signale fréquemment et fait parler de lui.
Il serait bien sûr inutile de rapporter ici les menus incidents de cette nature qui meublent le quotidien de ceux qui demeurent la masse qui n’a personne pour intervenir quant il fait bourrasque et dont le nom ne signifie nulle gloriole car taillés dans le même drap, et prions avec le comte Batholey (1) « prions à l’intention de ceux qui détiennent quelque malheureuse parcelle d’autorité, prions pour tous ceux à travers lesquels nous devons subir la tyrannie impersonnelle de l’ordre, et faites Seigneur, faites que nous autres citoyens de cette terre nous n’en arrivions pas à confondre l’homme avec la fonction qu’il occupe… »
Ne pouvant que formuler vœux, souhaits et prières, espérons que la Révolution en laquelle le peuple croit et de laquelle il attend beaucoup rognera les ailes à ceux prompts à se prendre pour le nombril du monde et qui, parvenus à quelque cime sous les poussées de l’arrivisme, considèrent autrui comme une pécore inutile et à jamais insignifiante. Fasse aussi que ces vérités parviennent et qu’aucune porte fermée ne les empêche d’arriver à leur adresse.
Sombres idées hautaines du « gaid » indigène décoré de la croix d’honneur, comment avez-vous survécu aux si profondes métamorphoses qui ont enterré l’époque défunte ? Comment vous êtes-vous insinuées dans les fausses manières de la nouvelle caste des ‘’grosses légumes’’ que le peuple regarde d’un œil plus étonné qu’hostile, et plus innocent que vindicatif ? D’où donc sortez-vous, nouveaux châtelains, qui avez si aisément fabriqué une seconde nature faite de ces réflexes de classe que le soleil d’Algérie n’a pas vu pousser.
CF. Gheorgiu : « La 25ème heure »
« El-Moudjahid » du 3 novembre 1972