O TEMPORA ! O MORES !

by admin

Je veux vous conter l’histoire de quelques mufleries, des mufleries qui ont eu pour cadre de déroulement un drôle de lieu. Drôle parce qu’on ne s’attend généralement pas à y rencontrer ce genre de choses du fait que c’est là que se préparent les espoirs, l’élite. Le peuple algérien est réputé pour sa foi et son solide attachement à l’islam. Or cette réputation risque d’être remise en cause par les agissements de quelques « braves »  au sein de l’enceinte universitaire.

Dans une salle de cours, une trentaine d’étudiants et d’étudiantes participent au cours que tient un professeur espagnol. Un craquement d’allumette. Son auteur rejette ostentatoirement la première bouffée de la cigarette allumée et dépose le plus naturellement du monde le paquet sur la table. Rien ne se passe, et le cours se poursuit dans les mêmes conditions qu’avant l’incident. Ni remarque désobligeante, ni regard explosif, et pourtant l’insolite ne manque pas : madame est tout ce qu’il y a de décontracté. Il faut dire que pour elle l’émancipation n’est pas un mot inconséquent.

Dans une école (supérieure !), un jeune enseignant fait une entrée très remarquable. Il inaugure son premier cours la cigarette aux lèvres. Des étudiants et des professeurs (même non-algériens), il n’est pas le seul fumeur mais il est le seul à avoir fumé en cours.  Il s’est trouvé quelqu’un qui, incommodé, lui a fait poliment remarquer que ce n’était pas très normal. Il y eut de l’orage et des sermons sur la liberté.

L’appariteur d’un amphithéâtre s’est fait tabasser par un étudiant à la suite d’une altercation engagée lorsque l’employé en question a prié le contrevenant, qui refusa, d’aller fumer ailleurs que dans la salle où il y a toujours eu affiché « défense de fumer ». Ce pauvre père de famille était bien maigre pour son malheur ; c’est tout ce que lui ont laissé les années passées au maquis…

Le ramadhan tire à sa fin. Il n’a souffert nulle part ce qu’il a souffert à l’université. Notre intention n’est pas de mettre à l’index ce haut lieu de culture, mais nous ne saurions taire ce genre de conduite. Sans exiger la parfaite uniformité des croyances, nous tenons à nos droits et notamment à celui d’être respectés.

Que les « pro-graissistes » s’engraissent à volonté en cette période de « famine », nous pourrons à la limite des concessions dire que c’est peut-être leur droit. Mais le faire discrètement (si ce qu’ils font procède de quelque haute conviction pour que ce ne soit pas de la provocation) est le premier et le moindre des devoirs. La demande est-elle vraiment au-dessus de leurs efforts ?

Moi je ne suis pas un monument de piété, je ne suis pas particulièrement susceptible et je ne m’émeus pas pour un rien ; j’ai vécu plusieurs ramadhans et j’ai vu ce qu’il vous a tous été donné de voir : tout le monde n’est pas étouffé par la foi. La contrainte religieuse est clairement condamnée en islam. Chacun est libre de ses actes et nul ne saurait imposer ses vues aux autres. On m’a appris d’autres choses que j’ai, oubliées, mais il m’est quand même resté en mémoire cette phrase à laquelle j’attribue de grandes vertus si elle faite règle de conduite : « Se gêner est l’une des premières choses que l’on doive apprendre ». Elle est toute simple, élémentaire et, je vous le signale intentionnellement, elle est de Diderot, un philosophe matérialiste. Mais, semble-t-il de nos jours, il n’est pas très recommandé d’appeler les gens à la gêne (sens moral) car on rencontrerait certainement celui qui nous taxerait de « refoulé » ou d’ « aliéné ».

Messieurs-dames, vous êtes prévenus d’irrespect et de muflerie caractérisée. Je ne vous reproche donc pas de ne pas faire ce que tous les autres font, mais convenez que ce n’est pas parce qu’on ne croit pas qu’on s’octroie la liberté d’insulter les autres par le maintien insolent que vous affichez ? C’est malséant. Il est mille et un autres moyens de s’affirmer « original », singulier ou non-conformiste. Je peux jurer que vous, madame, vous auriez été comblée si quelque « fanatique » avait eu le culot de se mêler de ce qui ne le regarde pas. Vous, si bien mise, si arrogante, vous auriez trouvé là matière à scandale et aussi l’occasion de lui démontrer son « aliénation à des pratiques issues de l’ignorance ». N’est-ce pas que vous auriez été heureuse de faire rougir et de donner une leçon ? Il faut être bien malheureux de ne pas attirer suffisamment l’attention sur soi pour recourir à ce procédé peu glorieux. L’enseignant, lui, n’aurait jamais trouvé où puiser l’audace de fumer si l’auditoire était chrétien et si celui-ci faisait jeûne. Il aurait « tenu le coup ». Peut-être même qu’il aurait jeûné aussi pour manifester sa compréhension, sait-on jamais…

J’ai honte pour vous, tout en comprenant qu’étant aux facs vous vouliez honorer les lieux. 

On les voit, les quelques compères qui font partie des murs et du décor naturel de l’entrée universitaire. Ils sont toujours là à se dorer au soleil, et celui qui entre ne rate pas le spectacle de cette quinzaine de « penseurs » affalés à même le sol et s’exposant en long, en large et en travers, craignant de tomber dans l’oubli, l’incognito et le menu détail avec la fin de ce mois chéri qui répond à tout ? C’est à se demander si la réforme de l’enseignement supérieur est le seul besoin de l’université : je pense à la réforme morale, à la révolution culturelle. Qui l’introduira ?

                                                                   « El-Moudjahid » du 9 novembre 1971

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